CHAPITRE V LA RÉACTION DU ROMANTISME
Le chapitre précédent décrivait l’influence sur le XVIIIe siècle d’un système de conceptions scientifiques, étroit et efficient, héritage de l’époque qui l’avait précédé. Ce système était le produit d’une mentalité qui avait trouvé la théologie augustinienne extrêmement à son goût. Le calvinisme protestant et le jansénisme catholique montraient l’homme comme étant impuissant à coopérer avec la grâce irrésistible : le système contemporain de science représentait l’homme comme étant impuissant à coopérer avec le mécanisme irrésistible de la nature. Le mécanisme de Dieu et le mécanisme de la matière étaient des rejetons monstrueux de la métaphysique étroite et d’un intellect logique et clair. Le XVIIe siècle eut aussi du génie, il débarrassa le monde des pensées embrouillées qui l’encombraient. Avec une efficacité impitoyable le XVIIIe siècle continua le travail de déblaiement. Le système scientifique a duré plus longtemps que le système théologique. L’humanité perdit bientôt l’intérêt porté à la grâce irrésistible, mais ne tarda pas à apprécier la technique compétente qui était due à la science. Pendant le premier quart du XVIIIe siècle, George Berkeley lança sa critique philosophique contre la base entière du système. Il ne réussit pas à détourner le courant dominant de la pensée. Dans le chapitre précédent j’ai développé un système parallèle d’argumentation, tendant vers un système de pensée basant la nature sur la conception de l’organisme, et non sur la conception de la matière. Dans le présent chapitre, je me propose tout d’abord de montrer de quelle façon la pensée concrète et civilisée des hommes a considéré cette opposition du mécanisme et de l’organisme. C’est dans la littérature que le point de vue concret de l’humanité trouve son expression. Par conséquent, c’est vers la littérature que nous devons nous tourner, et plus particulièrement vers ses formes les plus concrètes, notamment la poésie et le drame, si nous désirons découvrir les pensées intimes d’une génération.
Nous trouverons rapidement que les peuples occidentaux présentent à une échelle colossale une singularité que l’opinion courante considère comme caractérisant plus spécialement les Chinois. On s’étonne souvent qu’un Chinois puisse appartenir à. deux religions à la fois, se montrant disciple de Confucius dans certaines occasions, et bouddhiste dans d’autres. Je ne sais pas si c’est vrai en ce qui concerne la Chine, et je ne sais pas, non plus, si ces deux attitudes sont réellement incompatibles. Mais il est hors de doute qu’un fait analogue se présente nettement en ce qui concerne l’Occident, et, de plus, les deux attitudes impliquées ici sont, elles, réellement incompatibles. Un réalisme scientifique, basé sur le mécanisme s’allie à une croyance inébranlable en un monde d’êtres humains et d’animaux supérieurs composé d’organismes doués du pouvoir d’auto-détermination. Cette contradiction radicale à la base de la pensée moderne est responsable de beaucoup de ce qui est indécis et vacillant dans notre civilisation. Ce serait aller trop loin que de dire que cela trouble la pensée. Cela l’affaiblit, à cause de la contradiction toujours présente à l’arrière-plan. Après tout, les hommes du Moyen-âge visaient une perfection dont nous avons presque oublié l’existence. Ils avaient pour idéal l’acquisition d’une harmonie dans le savoir.Nous nous contentons d’ordonner superficiellement les choses en partant de divers points de vue arbitraires.
Par exemple, l’esprit d’entreprise résultant de l’énergie individualiste des peuples européens présuppose des actions physiques dirigées en vue de réaliser certaines causes finales. Mais la science qui est mise en jeu dans leur développement est basée sur une philosophie qui affirme que la causalité physique est souveraine; et elle disjoint la cause physique du résultat final. D’habitude l’on ne s’arrête pas longtemps sur la contradiction absolue impliquée ici. C’est un fait, de quelque façon qu’on puisse le dissimuler par des phrases. Bien entendu, nous rencontrons au XVIIIe siècle le fameux argument de Paley, que le mécanisme présuppose un Dieu qui est l’auteur de la nature. Mais, même avant que Paley eût formulé cet argument définitivement, Hume répliquait que le Dieu ainsi trouvé devra être le Dieu de l’espèce propre à faire ce. mécanisme. En d’autres termes, que le mécanisme peut, au plus, postuler un mécanicien, et non seulement un, mais son mécanicien. Le seul moyen de mitiger le caractère du mécanisme est de découvrir qu’il n’est pas un mécanisme.
Quand nous abandonnons la théologie apologétique pour arriver à la littérature ordinaire, nous trouvons, comme nous pouvions nous y attendre, que le point de vue scientifique y est, en général, tout simplement ignoré. A considérer la masse de la littérature, on aurait pu ne jamais avoir entendu parler de la science. Jusqu’à ces derniers temps, presque tous les écrivains ont été imprégnés de la littérature classique et de la renaissance. La majeure partie d’entre eux ne s’intéressaient ni à la philosophie, ni à la science et leurs esprits étaient entraînés à les ignorer volontairement.
Il y a des exceptions à cette affirmation générale; et même si nous nous limitons à la littérature anglaise, elles concernent quelques-uns des plus grands noms; l’influence indirecte de la science a aussi été considérable. On obtient un aperçu de cette contradiction troublante qui règne dans l’esprit moderne lorsque l’on examine quelques-uns de ces grands et graves poèmes appartenant à la littérature anglaise et dont la portée générale leur donne un caractère didactique. Les poèmes à consulter sont le Paradis perdu de Milton, l’Essai au sujet de l’Homme de Pope, Excursions de Wordsworth et In Memoriam de Tennyson. Milton, quoique écrivant après la Restauration, exprime les conceptions théologiques de la première partie de son siècle qui n’avait pas encore été touché par l’influence du matérialisme scientifique. Le poème de Pope traduit l’effet produit sur la pensée populaire par les soixante années intermédiaires qui comprennent la première période du triomphe assuré du mouvement scientifique. Wordsworth, de tout son être, exprime une réaction consciente contre la mentalité du XVIIIe siècle. Cette mentalité ne signifie rien d’autre que l’acceptation des idées scientifiques à leur pleine valeur nominale. Wordsworth n’était animé par aucun antagonisme intellectuel. Ce qui le stimulait était une répulsion morale. Il sentait qu’on avait laissé de côté quelque chose, et que ce qu’on avait omis comprenait tout ce qui était le plus important. Tennyson est le porte-parole des tentatives faites par le mouvement romantique en déclin pendant le deuxième quart du xixe siècle, pour se réconcilier avec la science. Vers ce moment ces deux éléments de la pensée moderne avaient manifesté leur divergence fondamentale par leur interprétation contradictoire du cours de la nature et de la vie de l’homme. Tennyson se présente, dans son poème, comme un exemple parfait de la confusion d’idées que j’ai signalée plus haut. Il existe des visions opposées du monde, et les deux attirent son assentiment par des appels à l’intuition finale auxquels il ne semble pas qu’on puisse échapper. Tennyson va au cœur même de la difficulté. C’est le problème du mécanisme qui l’épouvante.
Les étoiles, murmure-t-elle, courent aveuglément.
Ce vers expose nettement tout le problème philosophique contenu dans le poème. Chaque molécule court aveuglément. Le corps humain est un assemblage de molécules. Par conséquent, le corps humain court aveuglément, il ne peut donc pas y avoir de responsabilité individuelle pour les agissements du corps. Une fois que vous admettez que la molécule est définitivement déterminée comme étant ce qu’elle est, indépendamment de toute détermination par la raison d’être de l’organisme total du corps, et que vous admettez, en outre, que la course aveugle est réglée par les lois mécaniques générales, vous ne pouvez pas échapper à cette conclusion. Mais les expériences mentales sont dérivées des agissements du corps, y compris, bien entendu, l’ensemble de ses actes internes. Par conséquent, la seule fonction de l’esprit est de laisser au moins quelques-unes de ses expériences s’établir et se régler pour lui, et d’y ajouter telles autres auxquelles il peut avoir accès indépendamment des mouvements externes ou internes du corps.
Il se présente alors deux théories possibles concernant l’esprit. Vous pouvez soit nier, soit admettre qu’il puisse acquérir de lui-même quelque expérience autre que celles que lui procure le corps.
Si vous refusez d’admettre les expériences additionnelles, alors toute responsabilité morale individuelle est éliminée. Si vous les admettez, alors un être humain peut être tenu responsable de l’état de son esprit sans l’être aucunement des agissements de son corps. L’affaiblissement de la pensée dans le monde moderne apparaît clairement d’après la façon dont cette conclusion brutale est évitée dans le poème de Tennyson. Quelque chose reste à l’ar-rière-plan, « un squelette dans le placard. » Il touche à presque tous les problèmes scientifiques et religieux, mais évite soigneusement de faire plus qu’une allusion discrète à celui-ci.
Ce même problème était en pleine discussion au moment de la création du poème. John Stuart Mill soutenait sa doctrine de déterminisme. Selon cette doctrine les volitions sont déterminées par des motifs, et les motifs sont exprimables en termes de conditions antécédentes, y compris les états d’esprit aussi bien que les états du corps.
Il est évident que cette doctrine ne permet pas d’échapper au dilemme posé par une conception mécaniste à outrance. Car si la volition agit sur l’état du corps, alors les molécules du corps ne courent pas aveuglément. Si la volition n’agit pas sur l’état du corps, l’esprit reste encore dans sa position incommode.
La doctrine de Mill est généralement admise, particulièrement par les savants, comme permettant en quelque sorte d’admettre la doctrine extrême du mécanisme matérialiste, tout en mitigeant ses conséquences incroyables. Elle n’en fait rien. Les molécules du corps courent aveuglément ou elles ne le font pas. Si elles courent aveuglément, les états mentaux ne sont pas à considérer dans la discussion des agissements corporels.
J’ai exposé les arguments d’une façon concise, car, à vrai dire, la conclusion est très simple. La discussion prolongée n’est qu’une source de confusion. La question de l’état métaphysique des molécules n’intervient pas. L’affirmation qu’elles ne sont pas que des formules n’affecte pas le raisonnement. Car on présume que les formules signifient quelque chose. Si elles ne signifient rien, la doctrine mécaniste est également dénuée de toute signification, et la question tombe d’elle-même. Mais si les formules signifient quelque chose, l’argumentation s’applique exactement à ce qu’elles représentent. Le moyen traditionnel d’éluder la difficulté — sans parler de la manière simple qui consiste à l’ignorer complètement — est de recourir à quelque forme de ce qui est désigné actuellement par le terme de « vitalisme ». Cette doctrine est réellement un compromis. Elle laisse libre cours au mécanisme dans tout ce qui concerne la nature inanimée, et considère que le mécanisme est partiellement mitigé chez les êtres vivants. La frontière qui sépare la matière vivante de la morte est trop vague et problématique pour supporter le poids d’une pareille hypothèse arbitraire, qui implique un dualisme essentiel quelque part.
La doctrine que je tiens pour vraie est que toute la conception du matérialisme s’applique seulement aux entités très abstraites, produits du discernement logique. Les entités concrètes et permanentes sont des organismes, de sorte que plan général de la totalité influence les caractères particuliers des divers organismes subordonnés qui entrent en sa composition. Dans le cas d’un animal, les états mentaux entrent dans le système de l’organisme total et par là modifient les systèmes des organismes subordonnés successifs jusqu’aux plus petits organismes tels que les électrons. Ainsi un électron à l’intérieur d’un corps vivant diffère d’un électron à l’extérieur à cause de l’existence du système total du corps. L’électron court aveuglément soit à l’intérieur soit à l’extérieur du corps, mais il court à l’intérieur du corps, en conformité avec son caractère à l’intérieur du corps; c’est-à-dire, en conformité avec le système général du corps, et ce système comprend l’état mental. Mais le principe de modification est parfaitement général dans toute la nature, et ne présente pas de propriétés particulières aux corps vivants. Dans les conférences suivantes il sera expliqué que cette doctrine entraîne l’abandon du matérialisme scientifique traditionnel, et la substitution d’une doctrine alternative de l’organisme.
Je ne discuterai pas le déterminisme de Mill, qui sort du cadre de ces conférences. La discussion précédente a été exposée pour établir que l’on pourra faire appel soit au déterminisme, soit à la volonté libre, sans être embarrassé par les difficultés soulevées par le mécanisme matérialiste ou par le compromis vitaliste. Je désignerai la doctrine de ces conférences par le terme de théorie du mécanisme organique. Avec cette théorie, les molécules peuvent courir aveuglément en conformité avec les lois générales mais ces molécules diffèrent dans leur caractère intrinsèque suivant les systèmes organiques généraux des situations dans lesquelles elles se trouvent.
La contradiction entre le mécanisme matérialiste de la science et les intuitions morales, qui sont présupposées dans les questions concrètes de la vie, n’a pris son importance que graduellement, au fur et à mesure que les siècles se succédaient. Les tonalités différentes des époques successives, auxquelles appartiennent les poèmes déjà mentionnés, se reflètent curieusement dans leur exorde :
Milton termine son introduction par la prière :
Qu’à la faveur de ce grand argument
Je puisse affirmer l’éternelle Providence
Et justifier les voies de Dieu aux hommes.
D’après ce que disent beaucoup d’écrivains modernes parlant de Milton, nous pourrions imaginer que le Paradis perdu et le Paradis retrouvé ont été écrits simplement comme une série d’essais en vers blancs. Ce n’était certainement pas l’opinion que Milton avait de ses œuvres. « Justifier les voies de Dieu aux hommes » était de beaucoup son plus grand but. Il répète la même idée dans Samson A gonistes.
Justes sont les voies de Dieu
Et justifiables aux yeux des hommes.
Nous notons la grande fermeté de sa confiance, que ne trouble pas l’avalanche scientifique imminente. La date réelle de la publication du Paradis perdu se place immédiatement au delà de l’époque dont il représente les idées. C’est le chant du cygne d’un monde de certitude non troublée en train de disparaître.
Une comparaison entre l’Essai au sujet de l’Homme de Pope et le Paradis perdu fait ressortir le changement de ton de la pensée anglaise dans l’intervalle de cinquante à soixante ans qui sépare l’époque de Milton de celle de Pope. Milton s’adresse à Dieu dans son poème, celui de Pope est dédié à lord Bolingbroke :
Réveille-toi, mon St Jean !
Laisse les choses plus mesquines
Aux basses ambitions et à l’orgueil des rois.
Puisque la vie ne nous laisse qu’à peine le temps
Nécessaire pour regarder autour de nous et mourir ensuite
Etendons-nous librement sur cette scène de l’Homme :
Un grand dédale ! Mais non dépourvu de plan.
Comparez la brillante assurance de Pope :
Un grand dédale ! Mais non dépourvu de plan. Avec :
Justes sont les voies du Seigneur
Et justifiables aux yeux des hommes.
Mais le point important à noter est que Pope, pas plus que Milton, n’était inquiété par la grande perplexité qui hante le monde moderne. Milton s’est étendu sur les voies de Dieu dans ses rapports avec l’homme. Deux générations plus tard, nous trouvons Pope animé d’une égale confiance envers les méthodes éclairées dë la science moderne comme pouvant fournir un plan, une carte du « grand dédale ».
Puis vient un autre poème anglais sur le même sujet : Excursions, de Wordsworth. Une préface en prose nous annonce que c’est un fragment d’une œuvre plus vaste eh préparation, décrite comme « Un poème philosophique contenant des vues sur l’homme, la nature et la société».
Le premier vers du poème est très caractéristique :
C’était l’été, et le soleil était monté haut.
Ainsi commença la réaction romantique, n’invoquant ni Dieu, ni lord Bolingbroke, mais la nature. Nous sommes ici témoins d’une réaction consciente contre tout le ton du XVIIIe siècle. Ce dernier avait envisagé la nature avec les yeux du savant préoccupé d’analyse abstraite, tandis que Wordsworth oppose aux abstractions scientifiques toute son expérience concrète.
Une génération de réveil religieux et de progrès scientifique se place entre les Excursions et le In Memoriam de Tennyson. Les poètes précédents avaient vaincu les doutes en les ignorant volontairement. Tennyson ne pouvait plus s’engager dans cette voie. Par conséquent son poème commence ainsi :
Fils Puissant de Dieu, Amour immortel
Que nous, qui n’avons pas vu ta face
Saisissons par la foi, et la foi seule,
Croyant là où nous ne pouvons pas prouver.
L’accent de perplexité frappe immédiatement. Le XIXe siècle a été un siècle de perplexité dans un sens qui ne s’applique vraiment à aucun siècle précédent de la période moderne. Avant ce siècle, il y eut des camps opposés, furieusement divisés sur des .questions qu’ils estimaient fondamentales. Mais, à part quelques isolés, chacun des camps était convaincu. L’importance du poème de Tennyson réside dans le fait qu’il exprime exactement le caractère de son époque. Chaque individu était en désaccord avec lui-même. Pendant les époques précédentes, les penseurs profonds étaient en même temps des penseurs aux idées nettes : Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz. Ils savaient exactement ce qu’ils pensaient et l’exprimaient. Au XIXe siècle quelques-uns des penseurs les plus profonds parmi les théologiens et philosophes étaient des penseurs aux idées confuses. Ils étaient attirés par des doctrines contradictoires et leurs efforts pour les concilier avaient pour conséquence une confusion inévitable.
Matthew Arnold, plus encore que Tennyson, fut le poète qui exprima le mieux cette confusion de la pensée individuelle qui caractérisa si nettement ce siècle. Comparez avec le In Memoriam les derniers vers du Dover Beach d’Arnold :
Et nous sommes ici comme en une sombre plaine
Balayée par de confuses alarmes de luttes et de déroutes
Où des armées ignorantes se heurtent dans la nuit.
Le cardinal Newman, dans son Apologia pro Vita Sua, indique comme une originalité de la part de Pusey, le grand ecclésiastique anglican, le fait qu’il n’était hanté par aucune perplexité intellectuelle. Sous ce rapport Pusey rappelle Milton, Pope, Wordsworth, par opposition avec Tennyson, Clough, Matthew Arnold et Newman lui-même.
En ce qui concerne la littérature anglaise, nous trouvons, comme on pouvait le prévoir, les critiques les plus intéressantes des idées scientifiques parmi les chefs de la réaction romantique qui accompagna l’époque de la Révolution française et lui succéda. Dans la littérature anglaise, les penseurs les plus profonds de cette école sont Coleridge, Wordsworth et Shelley. Keats offre un exemple de littérature non influencée par la science. Nous pouvons passer sous silence la tentative faite par Coleridge pour formuler une philosophie explicite. Elle a eu une influence sur sa propre génération, mais le but de cet ouvrage est de ne faire état que des éléments intellectuels du passé qui demeurent pour toujours. Même en se fixant ces limites, il faut se borner à des exemples judicieusement choisis. Pour notre but, Goleridge n’est important qu’en raison de l’influence qu’il a exercée sur Wordsworth. Ainsi, il ne reste que Wordsworth et Shelley.
Wordsworth a été passionnément absorbé par la nature. On a dit de Spinoza qu’il était ivre de Dieu. Il est aussi vrai d’affirmer que Wordsworth était ivre de la nature. Mais il était un homme pondéré, érudit, ayant un vif intérêt pour la philosophie, et pourvu d’un bon sens frisant le prosaïsme. En outre, c’était un génie. Son antipathie envers la science affaiblit son argumentation. Nous nous rappelons tous son mépris pour le pauvre homme qu’il accuse, un peu à la hâte, d’exercer sa curiosité et de bota-niser sur la tombe de sa mère. On pourrait citer des passages et des passages de ses oeuvres exprimant cette aversion. Sous ce rapport, sa pensée caractéristique se résume dans sa phrase : « Nous assassinons afin de disséquer. »
Dans ce dernier passage, il révèle la base intellectuelle de sa critique de la science. Il reproche à la science de s’absorber dans les abstractions. Son thème constamment répété est que les faits importants de la nature échappent à la méthode scientifique. Il serait, par conséquent, important de demander quels étaient les objets ou phénomènes de la nature que Wordsworth considérait comme ne pouvant trouver leur explication scientifique. Je pose cette question dans l’intérêt de la science elle-même; car un des buts principaux de cet ouvrage est de protester contre l’idée que les abstractions de la science ne sont susceptibles d’être ni réformées ni modifiées. Or, il serait tout à fait inexact de dire que Wordsworth laisse la matière inorganique à la merci de la science, et s’appuie uniquement sur la croyance qu’il existe dans l’organisme vivant un élément que la science ne peut analyser. Sans doute, il reconnaît, ce que personne ne conteste, que, sous quelque rapport, les choses vivantes diffèrent des choses inanimées. Mais ce n’est pas son idée principale. C’est la présence méditative des collines qui le hante. Son thème est la nature in solido, c’est-à-dire qu’il s’étend sur la présence mystérieuse des choses qui nous entourent, présence innombrable qui s’impose sur tout élément séparé pris individuellement. Il saisit toujours l’ensemble de la nature comme étant impliqué dans la tonalité du cas particulier. C’est pourquoi il rit avec les narcisses et trouve dans les primevères « des pensées trop profondes pour les pleurs ».
Le plus important poème de Wordsworth est, de beaucoup, le premier livre du Prélude. Il est imprégné de ce sens des obsédantes présences de la nature. Une série de passages magnifiques, trop longs à citer, exprime cette idée. Naturellement Wordsworth est un poète écrivant un poème et il ne s’intéresse pas à d’arides exposés philosophiques. Mais il serait très difficile d’exprimer plus clairement un sentiment de la nature comprise comme un ensemble d’unités entrelacées, chacune d’entre elles baignant au sein d’autres présences modales.
O vous, Présences de la Nature dans les Cieux
Et sur la terre ! Vous, visions des collines!
Et âmes des lieux déserts ! puis-je penser
Que c’était un espoir vulgaire que le vôtre quand vous employiez
Un tel ministère, quand pendant bien des années,
Vous me hantiez ainsi, dans mes jeux d’enfant,
Dans les grottes et dans les arbres, dans les bois et les collines»
Imprimant à toutes les formes les caractères
Du danger et du désir; et qu’ainsi vous avez fait
Travailler comme une mer
La surface de la terre universelle,
Avec triomphe et avec joie, avec espoir et avec crainte ?
En citant ainsi Wordsworth, je veux montrer que nous oublions combien artificiel et paradoxal est l’aspect de la nature tel quel impose à nos pensées la science moderne. Wordsworth, à l’apogée de son génie, exprime les faits concrets de notre appréhension, faits qui sont déformés par l’analyse scientifique. N’est-il pas possible que les concepts scientifiques universellement acceptés ne soient valides que dans des limites très étroites, peut-être trop restreintes pour la science elle-même.
L’attitude de Shelley vis-à-vis de la science était à l’opposé de celle de Wordsworth. Il l’aimait, et ne se lassa jamais d’exprimer en poésie les pensées qu’elle suggère. Elle symbolise pour lui la joie, la paix et la lumière. Le rôle qu’ont joué les collines pour la jeunesse de Wordsworth était tenu, pour Shelley, par un laboratoire de chimie. Il est malheureux que les critiques littéraires de Shelley aient, sous ce rapport, si peu de la propre mentalité de Shelley. Ils ont tendance à considérer comme une singularité fortuite de la nature de Shelley ce qui était, en réalité, une partie de la structure fondamentale de son esprit, pénétrant toute sa poésie. Si Shelley était né cent ans plus tard, le xxe siècle aurait vu un Newton parmi les chimistes.
Pour estimer la valeur de l’œuvre de Shelley, il est important de se rendre compte de cette absorption de son esprit par des idées scientifiques. Toutes ses poésies lyriques en font foi. Je choisirai un seul poème, le quatrième acte de son Prométhée déchaîné. La Terre et la Lune conversent entre elles dans le langage de la science précise. Les expériences physiques guident ses images. Par exemple, l’exclamation de la Terre :
L’exultation vaporeuse à ne pas se laisser renfermer !
est la transcription poétique de la « force expansive des gaz » dont parlent les livres scientifiques. Ou encore, prenez la strophe de la Terre :
Je tourne sous ma pyramide de nuit,
Qui pointe vers les cieux, rêvant de délices,
Murmurant de joie victorieuse dans mon rêve enchanté;
Comme un adolescent assoupi dans les rêves d’amour et soupirant légèrement endormi sous l’ombre de sa beauté
Qui tient la garde de lumière et de chaleur autour de son repos.
Cette strophe ne pouvait être écrite que par quelqu’un ayant devant les yeux de son esprit une figure géométrique précise, figure que j’ai souvent eue à montrer au cours de mes classes de mathématiques. Comme preuve, notez spécialement le dernier vers qui donne une image poétique de la lumière entourant la pyramide de nuit. Cette idée ne serait jamais venue à une’personne qui n’aurait pas songé à la figure en question. Mais le poème entier, et d’autres également, sont pénétrés de traits de ce genre.
Cependant, le poète, qui aime à ce point la science et se laisse si fortement absorber par ses idées, ne peut pas du tout s’assimiler la doctrine des qualités secondaires qui est pourtant fondamentale en la matière. Pour Shelley la nature conserve sa beauté et ses couleurs. La nature de Shelley est en son essence une nature d’organismes, fonctionnant en parfaite concordance avec notre expérience perceptive. Nous sommes tellement habitués à ignorer ce qu’implique la doctrine scientifique orthodoxe, qu’il est difficile de montrer l’évidence de la critique à laquelle elle s’expose de ce fait. Si quelqu’un avait pu étudier sérieusement la question, Shelley eût été le premier à le faire.
De plus, Shelley est absolument d’accord avec Wordsworth, en ce qui concerne l’universalité de la présence dans la nature. Voici la première strophe de son poème intitulé Mont-Blanc :
L’univers éternel des Choses
Coule à travers Esprit, et roule ses vagues rapides,
Tantôt obscur, tantôt brillant, tantôt reflétant la mélancolie,
Maintenant resplendissant, où, jaillissant de fontaines mystérieuses,
La source de la pensée humaine apporte son tribut
D’eaux vives, avec un bruit dont la moitié seule est sa propre voix,
Pareil à celui que prend un faible ruisseau
Dans les forêts sauvages, dans la solitude des montagnes,
Où les cascades rebondissent tout autour et toujours,
Où les forêts et les vents se combattent, où un large torrent
Délire et s’élance incessamment sur les rochers.
Shelley, dans ces vers, se réfère explicitement à quelque forme d’idéalisme, kantien ou berkeleyien ou platonicien. Mais de quelque manière que vous le considériez, ici il figure en témoin expressif de l’unification préhensive comme constituant le fond même de la nature.
Berkeley, Wordsworth, Shelley représentent le refus intuitif d’accepter sérieusement le matérialisme abstrait de la science.
Il y a, entre les conceptions de la nature manifestées par Wordsworth et par Shelley, une différence intéressante qui fait ressortir justement les questions que nous devons considérer. Shelley se représente la nature comme étant changeante, fondante, se métamorphosant comme sous la baguette d’une fée. Les feuilles s’envolent devant le vent d’ouest :
Comme les spectres fuyant un enchanteur.
Dans son poème Le Nuage (The Cloud) ce sont les métamorphoses de l’eau qui stimulent son imagination. Le sujet du poème est le changement infini, éternel, trompeur des choses :
Je change, mais je ne puis mourir.
Ceci est un des aspects de la nature : sa mutabilité énigmatique, un changement qui ne pourrait être exprimé par le mouvement seul, mais un changement du caractère intérieur. C’est sur cela qu’insiste Shelley, sur le changement de ce qui ne peut mourir. Wordsworth était né parmi les collines; des collines, le plus souvent, dénudées d’arbres, accusant ainsi le minimum de changement sous l’influence des saisons. Il était hanté par les énormes permanences de la nature. Pour lui, le changement est un incident qui traverse rapidement la scène, se détachant sur un fond immuable.
Rompant le silence des mers,
Parmi les plus lointaines Hébrides.
Tout système d’analyse de la nature doit faire face à ces deux faits : le changement et la permanence. Il faut y ajouter un troisième, que j’appellerai éternalité. La montagne est un objet doué de permanence. Mais quand, après des siècles, elle disparaît, usée par le temps, elle n’existe plus. Sa réplique paraît à nouveau, mais, néanmoins, c’est une nouvelle montagne et non la même. Une couleur est éternelle. Elle hante le temps comme un revenant. Elle vient et elle s’en va. Mais là où elle paraît, c’est la même couleur. Elle ne survit, ni ne vit. Elle apparaît quand on en a besoin. La montagne a, avec l’espace et le temps, des rapports différents de ceux que manifeste la couleur. Dans ma conférence précédente, j’ai considéré principalement les rapports entre l’espace-temps et des choses qui, selon ma compréhension de ce terme, sont éternelles. Il était nécessaire de faire cela avant de pouvoir passer à la considération des choses permanentes. Nous devons donc nous rappeler la base de notre méthode d’analyse. Je soutiens que la philosophie est la critique des abstractions. Sa fonction est double, premièrement, de les mettre en harmonie, en leur assignant leur exacte position relative en tant qu’abstractions, et deuxièmement de les compléter par une comparaison directe avec des intuitions plus concrètes de l’univers, provoquant ainsi la formation de systèmes d’idées plus complets. C’est sous ce rapport que le . témoignage des grands poètes est d’une telle importance. Leur survie est la preuve qu’ils expriment des intuitions profondes de l’humanité pénétrant ce qui est universel dans les faits concrets. La philosophie n’est pas une science particulière pourvue d’un petit système d’abstractions qu’elle élabore en le perfectionnant et en l’améliorant. C’est une étude générale des sciences, ayant pour but spécial de les mettre en harmonie, de les compléter. Elle utilise pour cette tâche, non seulement le témoignage des sciences prises séparément, mais aussi son propre appel à l’expérience concrète. Elle confronte les sciences avec des faits concrets.
La littérature du XIXe siècle et, en particulier, la littérature poétique anglaise de cette époque, apporte le témoignage de la discordance entre les intuitions esthétiques de l’humanité et le mécanisme de la science. Shelley nous montre d’une façon saisissante le caractère instable des objets éternels sensibles, soumis au changement qui imprègne les organismes sous-jacents.
Wordsworth est le poète de la nature considérée comme étant un champ de permanences durables, porteuses d’un message d’une importance formidable. C’est là que sont, pour lui, les objets éternels.
La lumière qui jamais ne fut sur mer ou sur terre.
Shelley et Wordsworth apportent tous deux un témoignage énergique affirmant que la nature ne peut être séparée de ses valeurs esthétiques, et que ces valeurs proviennent, en quelque sorte, de la présence cumulative de l’entier en ses diverses parties. Ainsi, nous tirons des poètes la doctrine que la philosophie de la nature doit compter avec, au moins, ces cinq notions : changement, valeur, objets éternels, permanence, organisme, interfusion.
Nous voyons que le mouvement littéraire romantique, au début du xixe siècle, tout autant que le mouvement philosophique idéaliste de Berkeley cent ans plus tôt, refusait de se laisser enfermer dans les conceptions matérialistes de la théorie scientifique orthodoxe. Nous savons aussi que lorsque, dans ce volume, nous arriverons au XXe siècle, nous observerons dans la science elle-même un mouvement en vue de réorganiser ses conceptions, son propre développement intrinsèque rendant cette mesure nécessaire.
Il est, néanmoins, impossible d’aller plus loin tant que nous n’aurons pas déterminé si cette refonte des idées devra être entreprise sur une base subjectiviste ou objec-tiviste. Par base subjectiviste, je comprends la croyance que la nature conçue d’après notre expérience immédiate est le résultat des singularités perceptives du sujet subissant cette expérience. En d’autres termes, je veux dire que. d’après cette théorie, ce qui est perçu n’est pas une vision partielle d’un complexe de choses généralement indépendantes de cet acte de cognition; mais qu’il n’y a là que l’expression des singularités individuelles de l’acte cognitif. Par conséquent, ce qui est commun à une multitude d’actes cognitifs est le raisonnement qui s’y rapporte. Aussi, quoiqu’il existe un monde commun de pensée associé avec nos perceptions par les sens, il n’existe pas de monde commun offert à la pensée. Ce à quoi nous pensons est un monde commun de conceptions s’appliquant indifféremment à nos expériences individuelles, qui nous sont strictement personnelles. Un pareil monde de conceptions trouvera finalement sa complète expression dans les équations des mathématiques appliquées. C’est là le subjectivisme poussé à l’extrême. Il existe, bien entendu, l’école intermédiaire de ceux qui croient que notre expérience perceptive nous parle d’un monde commun objectif mais que les choses perçues sont simplement le résultat de l’action de ce monde sur nous, et non pas, en elles-mêmes, des éléments du monde commun lui-même.
Il y a d’autre part la position objectiviste. Cette croyance est que les éléments réellement perçus par nos sens sont en eux-mêmes les éléments d’un monde commun, et que ce monde est un complexe des choses, comprenant entre autres nos actes de cognition, mais les dépassant. Selon ce point de vue, les choses éprouvées doivent être distinguées de notre connaissance de ces choses. Si l’on admet qu’il y a une dépendance entre elles, les choses préparent le chemin pour la cognition, plutôt que le contraire. Mais l’essentiel est que les choses réelles perçues entrent dans un monde commun dépassant la connaissance, quoique la contenant aussi. Les subjectivistes modérés auraient affirmé que les choses perçues n’entrent dans le monde commun qu’indirectement, en raison de leur dépendance du sujet qui les conçoit. L’objectiviste trouve que les choses perçues et le sujet les concevant entrent sur un pied d’égalité dans la composition du monde commun. Dans cet ouvrage, je donne un aperçu de ce que je considère comme les principes essentiels d’une philosophie objectiviste adaptée aux besoins de la science et à l’expérience concrète de l’humanité. Sans faire la critique détaillée des difficultés soulevées par le subjectivisme sous toutes ses formes, mes raisons principales pour me défier de lui sont au nombre de trois. L’une provient de l’interrogation directe de notre expérience perceptive. D’après cette interrogation, il apparaît que nous nous trouvons à l’intérieur d’un monde de couleurs, de sons, et d’autres objets sensibles se rapportant dans l’espace et dans le temps aux objets permanents tels que pierres, arbres et corps humains. Nous paraissons être, nous-mêmes, des éléments de ce monde, de la même façon que le sont les autres choses que nous percevons. Mais les subjectivistes, même modérés, font dépendre ce monde ainsi décrit, de nous, et cela d’une façon qui contredit nettement notre naïve expérience. Pour moi, le critérium doit être l’expérience naïve et c’est pour cela que j’attache tant d’importance au témoignage de la poésie. Je considère que par notre expérience sensorielle, notre connaissance est extérieure et dépasse notre personnalité, tandis que les subjectivistes affirment que cette expérience ne nous renseigne que sur notre propre personnalité. Le subjectiviste, même modéré, place notre personnalité entre le monde que nous connaissons et le monde commun qu’il admet. Le monde que nous connaissons est pour lui l’effort intérieur de notre personnalité sous l’action du monde commun qui se trouve derrière.
Ma seconde raison pour me défier du subjectivisme est basée sur le contenu particulier de l’expérience. Notre savoir historique nous parle d’époques du passé auxquelles, apparemment, il n’existait pas d’êtres vivants sur la terre. Il nous parle aussi d’innombrables systèmes d’astres, dont l’histoire détaillée reste au delà de notre portée. Considérez seulement la lune et la terre. Que se passe-t-il à l’intérieur de la terre, et sur la face invisible de la lune? Nos perceptions nous entraînent à supposer qu’il se passe quelque chose dans les étoiles, à l’intérieur de la terre, et sur la face invisible de la lune. Ils nous disent aussi qu’à des époques déjà éloignées il se passait quelque chose. Mais ces choses qui ont dû se passer sont, soit inconnues en détail, soit reconstituées par le raisonnement.
D’après ce contenu de notre expérience personnelle, il est difficile de croire que le monde expérimental est un attribut de notre propre personnalité. Ma troisième raison est basée sur l’instinct d’action. De même que la perception par les sens paraît nous donner la connaissance de ce qui se trouve au delà de l’invidualité, de même l’action semble se rapporter à un instinct de se dépasser soi-même. L’activité passe au-delà de la personnalité dans le monde connu qui nous dépasse. C’est là qu’apparaît l’importance des fins. Car l’activité qui s’extériorise dans le monde voilé des subjectivistes modérés n’est pas imposée au dehors. C’est une activité dirigée vers des buts déterminés dans le monde connu, mais c’est aussi une activité qui dépasse le « moi » et qui s’exerce à l’intérieur du monde connu. Il en résulte, donc, que le monde, tel qu’on le connaît, dépasse le sujet qui en a la connaissance.
Le point de vue subjectiviste a rencontré une certaine popularité parmi ceux qui ont entrepris de donner une interprétation philosophique des récentes théories de la relativité dans les sciences physiques. La façon dont le monde des sens dépend de la perception individuelle paraît offrir un moyen facile d’exprimer les notions impliquées. Certes, à l’exception de ceux à qui il suffit de se considérer eux-mêmes comme formant l’univers entier, solitaires parmi le néant, tout homme éprouve le besoin de revenir à quelque position objectiviste. Je ne vois pas comment un monde commun de pensée peut être établi en l’absence d’un monde commun des sens. Je ne vais pas m’étendre sur ce sujet; mais en l’absence d’une transcendance de la pensée, ou d’une transcendance des sens, il est difficile d’imaginer comment le subjectiviste peut se dépouiller de sa solitude. Le modéré ne paraît pas non plus recevoir aucune aide de son monde inconnu qui occupje l’arrière-plan.
La différence qui existe entre le réalisme et l’idéalisme ne coïncide pas avec celle qui sépare l’objectivisme du subjectivisme. Le réaliste comme l’idéaliste peut partir d’un point de vue objectiviste. Ils peuvent tous deux tomber d’accord pour dire que le monde révélé par la perception sensorielle est un monde commun, dépassant l’individu réceptif. Mais, quand il arrivera à l’analyse de ce qu’implique la réalité du monde, l’idéaliste objectif trouvera que la mentalité cognitive en est en quelque sorte inséparable. C’est ce dernier point que niera le réaliste. Par conséquent, ces deux groupes d’objectivistes ne se séparent qu’une fois en présence de l’ultime problème de la métaphysique. Il y a beaucoup de choses qu’ils acceptent tous les deux. C’est pourquoi j’ai dit dans le chapitre précédent que j’adoptais une position de réalisme provisoire.
Danslepassé, la position des objectivistes se trouvait être faussée par la prétendue nécessité d’accepter le matérialisme scientifique classique avec sa doctrine de la localisation simple. Ceci a entraîné nécessairement la doctrine des qualités primaires et secondaires. Ainsi les qualités secondaires, telles que les objets sensibles, sont traitées d’après les principes subjectivistes. C’est une position ambiguë qui prête facilement aux critiques subjectivistes.
S’il nous fallait inclure les qualités secondaires dans le monde commun, une révision très rigoureuse de nos conceptions fondamentales serait nécessaire. C’est un fait tout à fait évident de l’expérience, que notre appréhension du monde extérieur dépend absolument des phénomènes internes du corps humain. En soumettant le corps à un traitement approprié, on peut faire percevoir ou ne pas percevoir, à l’homme presque tout ce qu’on veut. Certaines personnes parlent comme si les corps, cerveaux et nerfs constituaient les seules choses réelles dans un monde entièrement imaginaire. En d’autres termes, ils traitent les corps suivant les principes objectivistes, et le reste du monde selon les principes subjectivistes. Cela n’est pas acceptable, particulièrement quand nous rappelons que la preuve invoquée est en l’occurrence la perception par l’expérimentateur du corps d’une autre personne.
Mais nous devons admettre que le corps est l’organisme dont l’état règle notre connaissance du monde. L’unité du champ de perception doit donc être une unité d’expérience corporelle. En connaissant l’expérience corporelle, nous devons être instruits sur les aspects de la totalité du monde spatio-temporel tel qu’il se reflète dans la vie corporelle.
Telle est la solution du problème que j’ai donnée dans le précédent chapitre. Je ne veux pas me répéter ici, sauf pour vous rappeler que ma théorie comprend l’abandon total de la notion qui attribue à la localisation simple la première place parmi les moyens de considérer les objets dans l’espace-temps. Dans un certain sens, tout est partout, en tous temps. Car toute localisation implique un de ses aspects en tout autre lieu. Ainsi chaque point de vue spatio-temporel reflète le monde.
Si vous essayez de représenter cette doctrine en termes correspondant à nos vues conventionnelles sur l’espace-temps, qui présupposent la localisation simple, c’est un grand paradoxe. Mais, si vous y pensez d’après les termes de notre expérience naïve, c’est une simple transcription de faits évidents. Vous trouvant dans un certain endroit, vous percevez des choses. Votre perception s’effectue là où vous êtes et dépend entièrement du fonctionnement de votre corps. Mais ce fonctionnement du corps en un endroit révèle à votre connaissance un aspect des choses vous environnant à distance, qui se fond en une notion générale qu’il existe des choses au delà. Si cette connaissance donne la connaissance d’un monde transcendant, cela doit être parce que le moment qui est la vie corporelle unit en lui-même des aspects de l’univers.
C’est là une doctrine extrêmement conforme à la vivante expression de l’expérience personnelle, que nous retrouvons dans la poésie de la nature d’écrivains imaginatifs tels que Wordsworth et Shelley. Les présences constantes et immédiates constituent une obsession pour Wordsworth. La théorie a pour effet d’enlever à la mentalité cognitive son rôle de substratum nécessaire de l’unité d’expérience. Cette unité est maintenant concentrée dans l’unité d’un moment. Et, accompagnant cette unité, il peut y avoir, ou ne pas y avoir, de cognition.
Nous nous retrouvons maintenant en face de la grande question que posait notre examen des preuves fournies par Tintuition poétique de Wordsworth et de Shelley. La question unique s’est transformée en un groupe de questions. Que sont les choses permanentes, opposées aux objets éternels, tels que la couleur et la forme ? Gomment sont-elles possibles ? Quelle est leur situation et leur signification dans l’univers ? Ceci revient à demander : où se place la stabilité permanente de l’ordre de la nature ? Il existe une réponse sommaire qui rapporte la nature à quelque plus grande réalité cachée derrière elle. Cette réalité se rencontre dans l’histoire de la pensée sous une multitude de noms : l’Absolu, Brahma, l’Ordre du Ciel, Dieu. La description de la vérité métaphysique finale n’entre pas dans le cadre de cette étude. Je considère que toute conclusion sommaire passant directement de notre conviction de l’existence d’un pareil ordre de la nature, à une facile hypothèse qu’il existe une ultime réalité à laquelle il faut en appeler de quelque façon inexpliquée, pour lever l’indétermination, constitue une abdication de la rationalité refusant d’affirmer ses droits. Nous avons à chercher si la nature, en soi, ne fournit pas sa propre explication. Je veux dire par là que le simple exposé de ce que sont les choses peut contenir des éléments expliquant pourquoi elles sont. On peut s’attendre à ce que de pareils éléments conduisent à des profondeurs au-delà de tout ce que nous pouvons saisir avec une claire compréhension. Dans un sens, toute explication doit aboutir à un arbitraire ultime. Ce que je demande c’est que l’arbitraire ultime atteint en partant du cas particulier révèle les mêmes principes généraux de la réalité, que nous discernons indistinctement comme s’étendant jusqu’aux régions situées au-delà de notre pouvoir explicite de discernement. La nature se présente comme illustrant une philosophie de l’évolution des organismes, sujette à des conditions déterminées. Des exemples de ces conditions nous sont fournis par les dimensions de l’espace, les lois de la nature, les entités permanentes déterminées, telles que les atomes et les électrons. M ais la nature même de ces entités, la nature même de leur spatialité et de leur temporalité, devraient montrer l’arbitraire de ces conditions considérées comme le résultat d’une plus large évolution au delà de la nature elle-même, et au sein de laquelle la nature n’est qu’un mode limité.
Un fait omniprésent, inhérent au caractère même de tout ce qui est réel, est la transition des choses, le passage de l’une à l’autre. Ce passage n’est pas une simple procession linéaire des entités distinctes. De quelque façon que nous fixions une entité déterminée, il existe toujours une détermination plus étroite de quelque chose qui est présupposée dans notre premier choix. Il existe également une détermination plus large dans laquelle notre premier choix s’efface par transition au-delà de lui même. L’aspect général de la nature est celui du développement évolutionnaire. Ces unités que j’appelle moments sont des émergences de quelque chose dans la réalité. Comment allons-nous caractériser ce « quelque chose » qui émerge ainsi ? Le nom de « moment » donné à une pareille unité attire l’attention vers la nature transitoire inhérente, combinée avec l’unité réelle. Mais ce mot abstrait ne peut suffire pour caractériser ce qu’est en lui-même le fait de la réalité d’un moment en lui-même. Une courte réflexion nous montre qu’aucune idée n’est suffisante en elle-même. Car toute idée qui trouve sa signification dans chaque moment doit représenter quelque chose qui contribue à la réalisation qu’elle contient. Ainsi aucun mot ne peut être adéquat. Mais, réciproquement, rien ne doit être oublié. Nous rappelant la représentation poétique de notre expérience, nous voyons tout de suite qu’en parlant d’un moment comme représentant la réalité la plus concrète, il ne faut pas omettre l’élément de « valeur », le fait que quelque chose possède une valeur, est une fin en soi, existe pour soi-même. La « valeur » est le mot que j’emploie pour exprimer la réalité intrinsèque d’un moment. La valeur est un élément dont est imprégnée la nature telle que la voit le poète. Nous n’avons qu’à transférer à la texture de la réalisation en elle-même la valeur que nous sommes toujours prêts à admettre en parlant de la vie humaine. C’est là le secret de l’adoration que Wordsworth porte à la nature. La réalisation est donc, en elle-même, l’acquisition de la valeur. Mais il n’existe rien qui ressemble à la valeur pure et simple. La valeur est le résultat d’une limitation; l’entité bien déterminée est le mode choisi qui préside à la formation de l’acquisition; sans cette réduction au fait individuel, il n’existe pas d’acquisition. La simple fusion de tout ce qui existe aboutirait à la nullité de l’indéfinition. Le salut de la réalité réside dans ses entités opiniâtres, irréductibles, composées de faits, et qui se bornent à ne pas être autre chose qu’elles-mêmes. Ni la science, ni l’art, ni l’action créative ne peuvent s’arracher aux faits opiniâtres, irréductibles, limités. La durée des choses trouve sa signification dans la conservation de ce qui s’impose comme une acquisition définie pour soi-même. Ce qui dure est limité, obstructif, intolérant, imposant à son entourage ses différents aspects propres. Mais il ne se suffit pas à lui-même. Les aspects de toutes choses font partie de sa propre nature. Il n’est lui-même qu’en tant que rassemblant dans ses propres limites le plus grand tout dans lequel il se trouve lui-même. Réciproquement, il n’est lui-même qu’en tant qu’il prête ses aspects à ce même milieu, au sein duquel il se trouve. Le problème de l’évolution réside dans le développement des harmonies permanentes des formes permanentes de valeur, qui se fondent l’une dans l’autre pour donner naissance à des acquisitions plus élevées qui les dépassent. L’acquisition esthétique fait corps avec la texture de la réalisation. La permanence d’une entité représente l’acquisition d’un succès esthétique limité, quoique, si nous regardons au delà de lui ses effets extérieurs, elle puisse représenter une faillite esthétique. Même dans ses propres limites, elle peut représenter un conflit entre un succès plus bas et une faillite plus haute. Le conflit est le présage de la rupture.
La discussion plus approfondie de la aature des objets permanents et des conditions qu’ils nécessitent trouvera sa place lorsqu’il s’agira d’examiner la doctrine d’évolution qui a prédominé pendant la seconde moitié du xixe siècle. Le fait que je me suis efforcé de rendre clair au cours du présent chapitre est que la poésie de la nature de la renaissance romantique a été une protestation en faveur de la conception organique de la nature, ainsi que contre l’exclusion de la valeur de l’essence des faits matériels. Sous cet aspect, le mouvement romantique peut être envisagé comme une renaissance de la protestation lancée par Berkeley cent ans plus tôt. La réaction romantique a été une protestation en faveur de la valeur.