Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché.
Baudelaire, Le Voyage.La formule que je citais à la fin du chapitre précédent : « Tout homme, en qualité d’homme, est sujet à tous les malheurs de l’humanité », loin de résoudre la difficulté, ne fait que l’accroître, car enfin pourquoi, dans un ordre de choses voulu par la Providence, l’homme doit-il souffrir « en qualité d’homme » ? C’était la question que posait aussi le Poème sur le désastre de Lisbonne : « Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ? » ; mais il va de soi que Maistre ne peut accepter la réponse que propose Voltaire, qu’il dénonce au contraire « cet étrange sophisme de l’impiété et de l’ignorance » qui veut faire croire que le mal entre dans les desseins de la « sage » providence, autrement dit que le mal est nécessaire. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il nie l’existence du mal, qu’il adopte cet optimisme dont un Lamartine se fera l’héritier quand il montrera « l’esprit du Seigneur » emportant « le sage »
« au point de l’infini d’où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin,
Et complétant les temps qui ne sont pas encore,
Du désordre apparent voit l’harmonie éclore :
Regarde, lui dit-il, et le sage éperdu
Vit l’horizon divin sous ses pieds étendu.
Par l’admiration son âme anéantie
Se fondit, par le tout il comprit la partie,
La fin justifia la voie et le moyen;
Ce qu’il appelait mal fut le souverain bien…
…Et le sage comprit que le mal n’était pas
Et dans l’œuvre de Dieu ne se voit que d’en bas. »
(La Chute d’un Ange, VIIIe vision).Ce n’est pas non plus que Maistre puisse admettre ce manichéisme dont on voit « le sage » de Lamartine hésiter d’abord à se contenter :
« Le sage en sa pensée a dit un jour : Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
Si l’homme dut tomber, qui donc prévit sa chute ?
S’il dut être vaincu, qui donc permit la lutte ?
Est-il donc, ô douleur! deux axes dans les cieux ?
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux? »
Maistre connaît assez l’histoire des dogmes pour savoir que le manichéisme est hérétique, et que le christianisme ne peut pas poser un principe du mal coexistant au principe du bien.
Le problème, pour lui, se pose en fait toujours en fonction de la liberté et de la responsabilité des hommes et de Dieu. Or, si l’optimisme de Lamartine ne résout rien parce qu’il élude le problème, le système voltairien est plus pernicieux, parce qu’il nie implicitement la liberté, mais qu’il fait néanmoins confiance à la nature humaine et à la « providence » : tout n’est pas bien, non, puisqu’il y a, par exemple, des innocents qui meurent et que rien ne peut justifier la mort des innocents ; mais « de ce que les moyeux des roues de votre carrosse auront pris feu, s’ensuit-il que votre carrosse n’ait pas été fait expressément pour vous porter d’un lieu dans un autre ? » (Dictionnaire philosophique, art. Fin, causes finales). Et il arrive de même aux hommes de mal agir, mais « l’homme n’est pas né méchant ; il le devient, comme il devient malade… Pourquoi plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté ? C’est que ceux qui sont à leur tête, étant pris de la maladie, la communiquent au reste des hommes » ; au surplus, une arithmétique élémentaire établit que « s’il y a un milliard d’hommes sur la terre, cela donne environ cinq cents millions de femmes qui cousent, qui filent, qui nourrissent leurs petits, qui tiennent la maison ou la cabane propre, et qui médisent un peu de leur voisine : je ne vois pas quel grand mal ces pauvres innocentes font sur la terre » ; et ainsi de suite, car un calcul non moins rigoureux met hors de cause les uns après les autres les enfants, les paysans et les ouvriers, qui n’ont pas le temps de songer à être méchants, les « gens oisifs et de bonne compagnie », les magistrats, les prêtres, « visiblement intéressés à mener une vie pure, au moins en apparence », et Voltaire pourra conclure : « Vous avez donc tout au plus sur la terre, dans les temps les plus orageux, un homme sur mille qu’on peut appeler méchant ; encore ne l’est-il pas toujours » (Dictionnaire philosophique, art. Méchant). Des arguments aussi péremptoires pouvaient peut-être permettre à Voltaire d’escamoter le problème du mal, mais devaient aussi exciter la verve indignée de Joseph de Maistre.
Entre autres confusions qu’il reproche aux philosophes d’entretenir soigneusement, il y a celle-ci d’abord, que jamais on ne fait la différence entre le mal passif, que l’homme subit, — la maladie, la misère, la douleur —, et le mal actif, que l’homme commet, et qu’il faut bien appeler de son nom, encore que la philosophie du XVme siècle l’ignore : le péché. Cette distinction reconnue, Maistre n’a plus qu’à rejoindre la grande tradition chrétienne et à répéter après saint Thomas : « Dieu est l’auteur du mal qui punit, non pas du mal qui souille » (Ier Entretien) : l’homme a commis et commet le péché, la Providence lui en inflige le juste châtiment. Dès lors, non seulement le « mal » s’explique, mais surtout l’homme et Dieu retrouvent dans l’économie du monde la possibilité d’agir volontairement et librement. On ne dispose pas, il est vrai, d’une grille qui, appliquée à n’importe quel être ou à n’importe quel événement, permettrait de déchiffrer les intentions de la Providence ; du moins connaît-on la cause même de cette ignorance : « L’homme étant dans un état de dégradation aussi visible que déplorable, je n’en sais pas assez pour décider quel être et quel phénomène sont dus uniquement à cet état » (IVe Entretien).
Le motif de cette dégradation, il faut le chercher, bien entendu, dans le péché originel, que l’homme a pu commettre parce que Dieu l’avait voulu libre. Abusant de sa liberté, il a introduit le péché, le « mal moral », attirant ainsi sur lui, en châtiment, le « mal physique », qu’il subit mais dont il est en fin de compte l’auteur ; et cette dernière constatation corrige donc la formule trop elliptique de saint Thomas : « Dieu est l’auteur du mal qui punit, c’est-à-dire du mal physique ou de la douleur, comme un souverain est l’auteur des supplices qui sont infligés sous ses lois. Dans un sens reculé et indirect, c’est bien lui qui pend ou qui roue, puisque toute autorité et toute exécution légale part de lui ; mais, dans le sens direct et immédiat, c’est le voleur, c’est le faussaire, c’est l’assassin, etc., qui sont les véritables auteurs de ce mal qui les punit ; ce sont eux qui bâtissent les prisons, qui élèvent les gibets et les échafauds. En tout cela, le souverain agit, comme la Junon d’Homère, « de son plein gré mais fort à contre-cœur ». Il en est de même de Dieu (en excluant toujours toute comparaison rigoureuse qui serait insolente). Non seulement il ne saurait être, dans aucun sens, l’auteur du mal moral, ou du péché ; mais l’on ne comprend pas même qu’il puisse être originairement l’auteur du mal physique, qui n’existerait pas si la créature intelligente ne l’avait rendu nécessaire en abusant de sa liberté ». Et le Comte ajoutera : « Le mal physique n’a pu entrer dans l’univers que par la faute des créatures libres ; il ne peut y être que comme remède ou expiation, et par conséquent il ne peut avoir Dieu pour auteur direct » .(Ier Entretien).
Faire de l’homme le fauteur du mal, qu’il aurait introduit dans la création en abusant de la liberté qu’il aurait reçue, ce n’est peut-être pas une idée très originale (Maistre se soucie bien d’être original !) : c’est celle même que soutenait aussi Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard ! Curieuse rencontre, évidemment, si l’on n’envisage que le partisan fanatique de l’autorité et de la tradition, et d’autre part le protestant individualiste. La rencontre pourtant n’est pas fortuite, puisqu’elle est due à leur commune passion pour la responsabilité morale dans un monde qui, autour d’eux, la nie ou la refuse au nom du déterminisme. « Le principe de toute action, dit le vicaire, est dans la volonté d’un être libre. Ce n’est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité », et cette affirmation catégorique devient son « troisième article de foi ». Et l’analogie se poursuit : « Si l’homme est actif et libre, déclare Jean-Jacques, il agit de lui-même ; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné de la Providence et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l’homme en abusant de la liberté qu’elle lui donne ; mais elle ne l’empêche pas de le faire… Elle l’a fait libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix… Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre vient de toi » (Emile, IV). Seulement, l’analogie ne peut être poussée très loin, car si la passion est la même, le système d’idées qu’elle meut est très différent chez l’un et chez l’autre. Deux divergences, en particulier, me semblent fondamentales, et propres à éclairer mieux la pensée de Maistre : d’abord, pour Jean-Jacques, ce n’est pas l’espèce humaine qui serait irrémédiablement dégradée en châtiment du péché originel, c’est simplement « l’homme de l’homme » qui se laisse corrompre : « Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien », dit encore le vicaire. Elevé à l’abri de l’ouvrage de l’homme, Emile ne sera nullement contaminé par la dégradation générale ; et c’est dire qu’il n’y a pas de péché originel dont la tare se transmette obligatoirement à l’humaine nature.
D’autre part, le mal que l’homme peut commettre, ajoute Rousseau, « retombe sur lui sans rien changer au système du monde » ; si la Providence laisse l’homme abuser de sa liberté, c’est « soit que de la part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature », mais de toute façon, elle reste absolument indifférente : « L’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre général ». Et cette impassibilité signifie bien que l’homme n’est rien, mais elle suppose également que l’ordre universel obéit à des lois constantes et immuables ; c’est tout au plus si, au déterminisme purement mécanique, le sentiment substitue une espèce de fatalisme, l’accomplissement d’une volonté établie depuis toujours : le gouvernement éternel de la Providence, qui ignore le temps de l’homme et l’événement, qui n’a pas à les connaître.
En dépit, donc, des tenants de la philosophie expérimentale, qui s’amusent à réduire le péché originel à « une histoire de pomme », à une histoire absurde et dérisoire, Maistre, lui, affirmera « qu’il n’y a rien de si attesté, rien de si universellement cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel » (IIe Entretien). Aussi évoquera-t-il, plus longuement même que la tradition chrétienne, que les épîtres de saint Paul, que les Pères et que les Conciles, la pensée païenne, Hippocrate, Timée de Locres, Pythagore, Aristote, Cicéron, Ovide — qu’on s’étonne un peu de trouver en telle compagnie —, et bien entendu Platon. C’est qu’il lui importe moins de prouver la vérité d’un dogme — qu’on resterait libre de refuser — que l’évidence d’une constatation : l’homme est déchu. Fort de ces appuis étrangers, le Comte va faire alors un tableau très pascalien de la condition humaine : « Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous les êtres sont dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières qui relèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute… Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas, il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui et qui est plus fort que lui… » (IIe Entretien). Tableau très pascalien, ai-je dit ; mais, par-delà Pascal, ne rejoint-il pas plutôt toute la tradition idéaliste, qui s’est toujours persuadée que notre monde est une image corrompue d’un Autre Monde ; que si, comme dit Platon, « tout ce qui est né doit périr, tout ce qui a été créé. est corruptible », cet Autre Monde est celui des choses en soi, éternelles et incorruptibles; et qu’enfin, durant « l’épreuve » qu’est notre passage sur terre, la connaissance de l’autre monde doit nous échapper presque totalement ? « Vous n’éprouverez nulle peine, j’espère, dit encore le Comte, à concevoir qu’une intelligence originellement dégradée soit et demeure incapable (à moins d’une régénération substantielle) de cette contemplation ineffable que nos vieux maîtres appelèrent fort à propos vision béatifique, puisqu’elle produit et que même elle est le bonheur éternel ; tout comme vous concevrez qu’un œil matériel, substantiellement vicié, peut être incapable, dans cet état, de supporter la lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir du SOLEIL est, si je ne me trompe, l’unique suite du péché originel que nous soyons tenus de regarder comme naturelle et indépendante de toute transgression actuelle » (IIe Entretien).
Les passages que je viens de citer exposent ce que le Comte lui-même appelle sa foi ; or j’y constate d’abord ceci surtout de caractéristique, qu’il y décrit un état irrémédiable dans lequel la Grâce n’apparaît pas. Effectivement, elle n’apparaît nulle part dans le système de Joseph de Maistre, qui en somme ignore à peu près la mission du Christ et la rédemption par la croix : singulière « foi catholique » ! En sorte que ce SOLEIL qu’il écrit en capitales n’est strictement pas autre chose que ces Idées dont « la vision bienheureuse » est évoquée souvent par Platon, dans le Phèdre en particulier, « mystères que nous célébrions dans l’intégrité de notre vraie nature et exempts de tous les maux qui nous attendaient dans le cours ultérieur du temps ». Et c’est dire que, pécheurs ou non, méchants ou non, la Réalité nous échappe, et la Justice, et la Beauté, et, en un mot, l’Absolu.
La transmission du péché originel n’offre aucune difficulté à Maistre, qui affirme simplement que « tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu’un être semblable à lui », que donc « si un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l’état primitif de cet être, mais bien à l’état où il a été ravalé par une cause quelconque » (IIe Entretien). Cependant, la « profession de foi » que je citais parlait d’une « transgression actuelle » ; et c’est qu’en effet « le péché originel, qui explique tout et sans lequel on n’explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d’une manière secondaire », aggravant la misère humaine, avilissant de plus en plus les races et les peuples selon la gravité de leurs fautes.
Le IIe Entretien presque tout entier développe en effet cette idée, qu’on pourra juger paradoxale et qui l’était en tout cas au XVIIIe et au XIXe siècles puisqu’elle prend l’exact contre-pied du mythe du Progrès : l’humanité déchue s’éloigne de plus en plus d’un état primitif bienheureux. Et il faut bien se garder de confondre cet état primitif avec « ce dernier degré d’abrutissement que Rousseau et ses pareils appellent l’état de nature ». A en croire Joseph de Maistre, l’image du bon sauvage n’est en effet qu’une légende, pieuse ou mensongère selon qu’elle est due à « l’immense charité du sacerdoce catholique qui a mis, en nous parlant de ces hommes, ses désirs à la place des réalités, qui atténuait le mal, exagérait le bien et promettait tout ce qu’il désirait », — ou au contraire à « la philosophie de notre siècle, qui s’est servie des sauvages pour étayer ses vaines et coupables déclamations contre l’ordre social ». En fait, dit le Comte, « on ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire l’anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque sur la forme extérieure de son corps » ; et il fait du sauvage un portrait épouvantable qui montre que « les vices naturels de l’humanité sont encore viciés dans le sauvage », et qui se termine par cet avertissement : « Voulons-nous trembler sur nous-mêmes et d’une manière très salutaire ? Songeons qu’avec notre intelligence, notre morale, nos sciences et nos arts, nous sommes précisément à l’homme primitif ce que le sauvage est à nous ».
Pour étayer sa thèse, Maistre constate que les traditions de « la sage antiquité » sont unanimes : les premiers hommes « furent des êtres merveilleux, et des êtres d’un ordre supérieur daignaient les favoriser des plus précieuses communications ». C’est évidemment aux légendes relatives à l’Age d’or qu’il pense, mais il laisse clairement entendre que si la Grèce et Rome les prenaient pour des légendes — et nous après elles —, c’est qu’elles ne savaient plus, qu’elles n’étaient plus dignes de savoir que ces récits transmettaient le souvenir d’une très-ancienne réalité : non seulement « les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre, et supérieure à la nôtre ». Et cette science, on apprendra un peu plus tard à en connaître l’esprit : science d’intuition par opposition à nos sciences de conclusions ; on apprendra également qu’elle se transmet — mais dégénérée, et de plus en plus dégénérée — par initiation, et qu’elle s’est perpétuée en Asie plus longtemps qu’ailleurs… Inutile de faire longuement remarquer que nous sommes ici plus proches des spéculations chères à la « tradition » que du dogme catholique. Gérard de Nerval, par exemple, si curieux de caïnisme, pourrait presque souscrire à une phrase comme celle-ci : « Les châtiments sont toujours proportionnés aux crimes, et les crimes toujours proportionnés aux connaissances du coupable, de manière que le déluge suppose des crimes inouïs, et que ces crimes supposent des connaissances infiniment au-dessus de celles que nous connaissons ». Seulement, Nerval admettrait peut-être le mot crime, il refuserait sans doute le mot coupable. Or c’est ce mot-là, ce sentiment ou plutôt cette conviction qui donnent, ici aussi, à la pensée de Maistre son accent particulier.
Le mal, donc, n’était pas nécessaire, mais l’homme l’a introduit par le péché originel, et le réintroduit constamment en commettant des « péchés originels secondaires ». L’homme, par conséquent, est coupable ; et, plus précisément encore, l’état d’homme est coupable, la vie est coupable. C’est cette culpabilité permanente et en somme indépendante de nos actes mêmes, que Maistre désigne du nom de réité, et c’est cette réité qui rend le châtiment nécessaire, qui justifie l’axiome que j’ai cité déjà : « Tout homme, en qualité d’homme, est sujet à tous les malheurs de l’humanité ». Je relève d’ailleurs ici une contradiction — mais qui se résoudra par la suite — sinon dans les vues de Maistre, du moins dans le résumé que j’en ai fait, dans l’intention que je leur ai donnée ; car si cette intention est bien de rendre l’homme responsable de son destin, cette interprétation du mal semble inadmissible puisque l’innocence des actes ou même des pensées ne dispense pas de la réité que l’on contracte avec la vie.
D’autre part, je l’ai dit, Maistre ne songe pas seulement à rendre efficace l’action de l’homme, mais tout aussi bien celle de Dieu. Et c’est ici qu’il faut faire intervenir ces trop fameux passages sur le bourreau et sur la guerre, qui ont valu à Maistre tant d’hostilité — et tant d’incompréhension. Tout un romantisme sentimental s’est indigné contre « l’apologie » du bourreau et de la guerre ; mais jamais Maistre ne s’est fait l’apologiste ni de l’un ni de l’autre. Le bourreau ? la guerre ? ou, dans les Considérations sur la France, la Révolution française ? Il s’agit simplement de montrer que le châtiment a quelque chose de surnaturel, ou tout au moins d’incompréhensible à la raison humaine, et que ce surnaturel prouve l’intervention de Dieu (étant toujours admis que cette intervention est non seulement légitimée, mais nécessitée par nos fautes) : « Qu’est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur, sont-ils faits comme les nôtres ?
Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ? Pour moi, je n’en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement ; il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier, un FIAT de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde… Il y a donc dans le cercle temporel une loi divine et visible pour la punition du crime » (Ier Entretien).
La même démonstration (elle est seulement, dans les Soirées, beaucoup plus longue) vaut pour la guerre, si ce n’est que, paradoxalement, le soldat est comblé de gloire et s’arroge même des privilèges qu’on ne lui conteste plus, quand le bourreau, lui, est universellement honni. Car qui, quel peuple et quel gouvernement, qui ne sait que la guerre est une folie ? C’est une loi de nature, dit-on ; mais pourquoi les sociétés humaines, qui partout s’efforcent d’améliorer l’état de nature, sur ce point-là presque seul y restent-elles fidèlement soumises ? Pourquoi vont-elles, et de tout temps, jusqu’à honorer celui qui verse le sang humain ? Pourquoi, sinon, déclare le Sénateur, en vertu « d’une loi occulte et terrible qui a besoin de sang humain » (VIIe Entretien). Et il poursuit la description, avec une éloquence passionnée et dramatique : « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à la mort de la mort. Mais l’anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l’homme : l’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres… N’attendez pas qu’elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l’abréger. On croit voir ces grands coupables, éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l’acceptent pour y trouver l’expiation ». Et la conclusion, longuement développée, peut donc répéter sans cesse : la guerre est divine. « La guerre est divine en elle-même puisque c’est une loi du monde… La guerre est divine par ses conséquences d’ordre surnaturel… La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne… La guerre est divine par la manière dont elle se déclare… La guerre est divine dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine… ». La guerre est divine en ce sens que c’est Dieu qui la suscite, —. et non pas l’Eternel des armées, le Dieu vengeur et « jaloux », mais celui que Voltaire appelait « rémunérateur » ; elle reste cependant tout humaine en tant que mal physique nécessairement provoqué par le mal moral commis par les hommes, par la réité qui appelle l’expiation.