Matinée : PLATON ET PLOTIN

Il est tout naturel de penser que, pour bien apprécier la valeur des écoles qui se prétendent issues de Platon, en particulier celle que Ton est convenu d’appeler néoplatonisme, platonisme Alexandrin, la première condition à remplir serait de connaître à fond le platonisme grec, celui de Platon. En attendant que la critique philosophique, mise en si bon chemin par les travaux des savants écrivains dont nous parcourons les ouvrages, instruite par les erreurs même qui ont pu se glisser dans leurs recherches, ait réussi à nous donner une explication complète et satisfaisante de la théorie des idées, il est intéressant d’examiner sur quels titres repose cette filiation intellectuelle qui a joué un si grand rôle dans les âges suivants» C’est toujours aux Alexandrins que Ton a demandé le sens de la doctrine platonicienne, comme à ceux qui avaient qualité pour recueillir directement l’héritage du maître. On ne peut dire que Platon s’en soit toujours mieux trouvé. Tant qu’il ne s agit que d’attester les aspirations platoniciennes des Alexandrins, cet amour de l’intelligible qu’ils ont puisé aux sources académiques, nous y souscrivons bien volontiers. Mais il ne suffit point, pour être platonicien, de l’ardent désir, de la ferme intention.de l’être. D’un autre côté, Platon est un de ces hommes qui achèvent toujours la tâche que leur génie a entrevue, pour ainsi dire, tout d’une pièce, et qui la transmettent à la postérité marquée d’un sceau ineffaçable. Ils ne renaissent pas dans leurs successeurs; on ne recommence pas leur œuvre. Trop heureuses les générations suivantes, si elles n’altèrent pas le dépôt sacré de la pensée qui leur a été confié. Aussi, quand il est question de ce processus historique en vertu duquel on fait de l’Ecole d’Alexandrie comme une seconde hypostase du platonisme, nous restons sur la réserve et nous cherchons des preuves.

Plotin a trouvé de nos jours de dignes interprètes qui ont donné plus de clarté à son style sans lui rien enlever de son éclat, et à son audacieuse pensée tout le relief qu’elle réclame. Ici, la tâche de la critique était plus facile. Plotin a eu la bonne fortune, qui a manqué à Platon, de rencontrer un disciple dévoué, plein de respect et d’affection pour la personne de son maître, d’admiration pour sa pensée, heureux de mettre en ordre ces enseignements qui s’étaient produits au hasard de la discussion et de l’inspiration. Aristote, qui n’avait rien à envier pourtant, n’a pas su être pour Platon ce que Porphyre fut pour Plotin; il n’a pas témoigné à l’auteur de la plus belle doctrine que la Grèce eût connue jusqu’à lui, le respect mêlé de déférence et de sympathie que Platon lui-même professa si bien pour la mémoire de Parménide, d’un homme qui ne le valait pas et dont il n’avait pas reçu les leçons. Nous ne contestons pas, comme on le fait trop souvent, l’importance des objections d’Aristote. Mais à quoi bon y insister avec tant d’âpreté ? Reproduites deux fois sans aucune raison plausible, elles font tache dans un des plus beaux ouvrages du Stagyrite. Platon les connaissait d’ailleurs; il les avait recueillies peut-être de la bouche même de son jeune disciple; il avait souri sans doute à ce génie naissant qui devait lui paraître si bien préparé pour compléter le sien, et il avait donné un exemple de modestie en même temps qu’un précieux encouragement à leur auteur, en les reproduisant en tête d’un de ses plus importants dialogues. Il n’avait rien laissé à faire sous ce rapport à son successeur, car il avait exposé les difficultés avec une largeur et une force que l’on ne retrouve pas dans la Métaphysique. Quant à Plotin, la fortune lui a été fidèle jusqu’au bout. Les Ennéades, traduites et commentées avec autant de science que de conscience, analysées avec une remarquable précision par les divers historiens de l’Ecole d’Alexandrie, n’offrent plus d’autre difficulté au lecteur que celle de se laisser emporter dans les hauteurs vertigineuses où se complaît la pensée de Plotin, et la tentative inspire plus d’un scrupule, plus d’une hésitation, plus d’un étonnement.

Les historiens de Plotin commencent assez volontiers par exposer sa méthode, ce qui est conforme aux règles de la logique. Mais nous aurions aimé que pour une fois au moins on fît taire la logique. Plotin méritait, ce semble, une exception. Chez lui, ce. n’est point la doctrine qui est le produit de la méthode; c’est plutôt la méthode, si méthode il y a, qui est le fruit de la doctrine. « Plotin, dit M. Fouillée, ne trouvant rien de plus beau dans l’homme que lame, dans l’âme que l’intelligence, dans l’intelligence que l’unité en possession de soi et jouissant de soi, transporte dans la région transcendante la même hiérarchie. » Il serait plus juste de dire : Plotin, dans ses spéculations philosophiques, dans son éclectisme par trop compréhensif, ayant placé au-dessus de tout l’Un absolu; au second degré, l’Intelligence; au troisième, l’Ame, a réglé tout dans la pensée de façon que l’esprit humain puisse parcourir les divers degrés de ce monde transcendant. Tout en effet dans Plotin, tout sans exception, dérive de la théorie des hypostases, et cette théorie elle-même résulte non d’une méthode quelconque, mais d’une certaine interprétation, fausse d’ailleurs, d’un dialogue de Platon. Voilà une proposition qui pourrait paraître neuve aujourd’hui, quelque peu paradoxale même. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle est empruntée trait pour trait à Plotin lui-même.

On pourrait déjà le conjecturer d’après la vie et le caractère de l’Alexandrin tels qu’ils nous sont présentés par Porphyre. Cet homme qui rougissait d’avoir un corps, une famille, une patrie; qui faisait tout pour s’affranchir de la condition terrestre, « pour échapper aux vagues amères de cette vie cruelle; » cet homme qui eut des visions et que les dieux eux-mêmes prenaient soin de remettre dans le droit chemin, quand il s’en écartait, n’était vraiment pas de ceux qui parviennent humblement, péniblement à la science par la logique. C’est l’oracle d’Apollon lui-même qui l’a dit, et il faut en croire son autorité sacrée : l’intuition a donné à Plotin ce que l’étude assidue de la philosophie ne procure pas toujours à ses plus fervents adeptes.

Quand le philosophe lui-même n’aurait pas affirmé par deux fois au moins 1, et dans les termes les plus précis, que sa théorie de l’âme est établie sur le modèle de la théorie de l’être, on s’en convaincrait aisément en étudiant sa psychologie. Quel est, en dehors de la réputation, de la vogue, si l’on veut bien permettre ce mot, qui s’attache toujours aux brillantes utopies, quel est le vrai mérite de l’Ecole d’Alexandrie, le service le plus incontesté qu’elle ait rendu à la philosophie ? C’est le progrès signalé qu’elle a fait faire à la science de l’âme bien observée, à la psychologie. Les Alexandrins sont de subtils analystes; ils voient juste, quand l’esprit de système ne les aveugle pas. Sur la présence de l’âme au corps, sur les sens et leurs organes, sur la raison et le raisonnement, sur la mémoire, sur l’imagination, en particulier l’imagination intelligible qu’Aristote avait simplement nommée au passage, Plotin expose des vues le plus souvent originales, toujours présentées sous une forme neuve, plus saisissante ou plus complète. Avec cela, comment expliquer les étranges erreurs auxquelles donnent lieu dans la même doctrine la conscience, l’intelligence et l’amour? Comment admettre que Plotin ait pu en venir à méconnaître les conditions fondamentales de la personnalité humaine, s’il n’y était sollicité par les exigences d’un système préconçu? Mais il fallait amener l’âme, dépouillée de toute forme, privée de tout souvenir, de tout sentiment d’elle-même, jusqu’au ravissement, jusqu’à l’identification, jusqu’à l’extase. Qu’il nous soit permis d’insister un peu sur cette question. Aussi bien il s’agit de la partie la plus élevée de la doctrine néoplatonicienne. Ce sont les rameaux exotiques greffés par Plotin au sommet du vieil arbre dialectique et qui ont fini par attirer à eux toute la sève.

Quand on a recueilli à travers cent textes dispersés les nombreuses facultés dont parle Plotin; quand ensuite on essaye de les coordonner en un tout systématique, sous trois chefs correspondant aux trois principes reconnus dans l’homme, à savoir le corps, l’animal et l’âme proprement dite; quand enfin, passant d’une triade à une autre triade, on a subdivisé les facultés de ce dernier ordre suivant qu’elles appartiennent à l’âme en rapport avec le sensible, ou à l’âme en elle-même, ou à l’âme en rapport avec le divin, grande est la surprise de ne point voir attribuée à l’âme elle-même la faculté qui nous donne le moi, la conscience, et de ne trouver même pour elle aucune place nulle part. Le traducteur des Ennéades a cru devoir combler cette lacune dans ses notes, en rattachant la conscience à la seconde série des facultés. Mais de quel droit, puisque Plotin lui-même déclare que la conscience appartient à l’âme tout entière? D’autres ont pensé que la conscience trouvait mieux sa place dans l’intelligence 2, dans cette faculté supérieure par laquelle nous sommes en commerce avec l’intelligible, et ils appuient leur sentiment d’un texte sur lequel on a pu se méprendre, il est vrai, mais qui, ramené à son sens exact, est loin de résoudre ou même d’atténuer la difficulté. Plotin dit qu’en elle-même l’intelligence voit, et qu’en se tournant vers l’intelligence suprême elle voit qu’elle voit, katora oti katora. Au premier abord, il y a là une contradiction flagrante, car Plotin a pris soin de distinguer ce qui est nôtre de ce qui est proprement nous. Or, ce qui est simplement nôtre sans être nous, ce n’est pas seulement la connaissance sensible, mais aussi et plus encore la connaissance intelligible. Il y a même cette différence très marquée : tandis que la sensation relève de nous, qu’elle est à notre service et que par conséquent nous sentons toujours, l’intelligence nous domine, elle est séparée; nous ne pensons que par intervalles. L’une de ces facultés remplit à l’égard de l’âme l’office de messager; l’autre est un roi qui daigne se laisser contempler, quand nous élevons vers lui un regard purifié.

Comment expliquer cette anomalie : une faculté qui n’est que nôtre, qui n’est point nous et qui cependant porte en elle la plus haute expression de la conscience? La difficulté se complique, si l’on fait réflexion que l’âme représente ‘dans les idées de Plotin l’un et multiple, et que ce double caractère l’unité et de multiplicité convient à merveille pour expliquer le rôle de la conscience dans l’âme. Le principe péripatéticien de l’identité du sujet et de l’objet ne peut être transporté de l’ordre métaphysique dans la psychologie sans une restriction importante. Sans doute c’est l’âme qui connaît, c’est l’âme qui est connue. Mais la réalité de l’objet n’est pas moindre que celle du sujet. Or, s’il est vrai de dire que le sujet est absolument simple, invariable; si c’est toujours le même œil ouvert sur les mille incidents qui occupent successivement la scène de l’âme, il est juste de reconnaître aussi que l’objet se présente dans la riche variété de ses pouvoirs, de ses opérations et des phénomènes qui en sont le résultat. Ce qui domine, tantôt c’est la passion violente, impétueuse autant qu’aveugle, véritable tempête qui soulève l’âme et qui va bouleverser jusqu’aux traits du visage; tantôt c’est la calme raison, froide, austère, loi majestueuse et souveraine; tantôt c’est la volonté libre et responsable qui tranche brusquement un long débat entre la passion et le devoir. Plaisirs et peines, joies et douleurs, appétits sensuels et saintes amours du beau, du vrai, du bien; vagues notions et jugements spontanés, blocs intellectuels brisés en cent fragments par l’analyse et l’instant d’après recomposés par la synthèse ; affirmations fécondes ou périlleuses erreurs, raisonnements laborieux ; capricieux souvenir qui se dérobe, quand nous le cherchons, et se présente de lui-même, quand nous ne le cherchons plus, importun compagnon qui ramène la douleur au milieu de nos plaisirs et le rire insultant au milieu de nos larmes; douces rêveries et grimaçantes fictions; lâches faiblesses ou courageuses entreprises : tels sont, avec bien d’autres encore, les éléments divers qui roulent pêle-mêle dans le torrent de la vie spirituelle. Que Ton ne dise pas, avec l’espoir de masquer les différences, qu’il règne entre nos facultés l’accord le plus étroit; qu’elles se supposent, s’appellent et se complètent mutuellement; qu’elles ne sont au fond que les expressions, les manifestations diverses d’une même activité. Sans doute ces puissances ne sont pas différentes à la manière des parties d’un tout, des membres du corps par exemple. Mais il est bien évident qu’il n’y a rapport qu’entre des choses distinctes, et tous les efforts que l’on peut faire pour marquer la liaison des facultés, confirment en même temps leur distinction. Il est aussi impossible de réduire le nombre des facultés essentielles que de les isoler les unes des autres; chacune d’elles a son caractère propre et implique en même temps l’unité de l’essence. C’est la nature particulière de l’âme, ce qui fait qu’elle n’a point d’analogue parmi les objets de la pensée et qu’on se trompe toujours quand on veut raisonner d’elle d’après un terme de comparaison pris en dehors d’elle. L’âme, image de Dieu, est une comme lui dans sa substance; mais, comme toute image, elle est inférieure au modèle ; comme tout être contingent, elle est multiple dans les états qu’elle subit, dans les actes qu’elle produit; elle l’est dans un certain nombre de pouvoirs absolument irréductible.

Plotin a bien saisi ce double caractère de l’âme. Seulement, emporté par la théorie, il a placé l’unité dans l’intelligence et la multiplicité dans l’âme. Il y a en réalité dans les Ennéades deux consciences, comme il y a deux mémoires, deux imaginations; comme il y a deux âmes. L’une de ces âmes, semblable à celle dont parle Platon dans le Tïmee, est une plante du ciel qui demeure attachée au sol sacré ; l’autre plonge par ses racines jusque dans les entrailles de la matière. C’est que l’âme subit la loi qui domine toutes les parties du système néoplatonicien. N’étant pas la dernière limite du possible, il faut qu’elle projette au-dessous d’elle une image d’elle-même inférieure à elle-même. Il faut en même temps qu’elle fasse retour au principe supérieur. « Toute âme, dit Plotin, a une partie inférieure tournée vers le corps et une partie supérieure tournée vers l’intelligence divine. » C’est en oubliant cette imparfaite image, réfléchie par le corps comme dans un miroir grossier, que l’âme se retrouve elle-même, « Toute âme vertueuse est oublieuse. » Lisez toute âme contemplative.

Il ne faut pas que les mots nous fassent illusion. Le nom de réminiscence, conservé par un pieux respect, n’empêche pas que Plotin ne se soit montré parfaitement infidèle à Platon. Pour l’auteur du Phèdre, l’âme est tombée ici-bas; elle a perdu ses ailes. Il s’est produit dans cette chute un oubli momentané des merveilles que la voyageuse contemplait jadis à la suite du cortège des dieux. Enfermée dans la prison du corps, elle s’accoutumerait aisément aux ténèbres.. Il faut que l’expérience la réveille de son engourdissement, que la dialectique la ramène par degrés à la contemplation du monde intelligible. Encore n’y fera-t-elle que de rares et bien courtes excursions. Chez Plotin, autre est le mythe, autre surtout le dogme philosophique qu’il enveloppe. Certaines âmes, entraînées un jour par la beauté de l’univers, par un désir assez inexplicable, par l’effet d’une détermination qui n’est ni volontaire ni forcée, sont descendues dans des corps; mais elles n’y ont pas pénétré tout entières. Si Plotin fait résider l’intelligence dans la tête, ce n’est qu’à regret, pour se plier aux exigences du langage ordinaire. S’il osait, il la placerait plutôt comme une auréole au-dessus de nos têtes, comme un rayon de lumière dont la source demeure toujours dans le ciel immobile, dans l’intelligence universelle. « C’est un dieu qui est venu d’en haut habiter en nous. Vivre dans le monde supérieur, c’est pour lui redevenir ce qu’il était originairement. » C’est en se séparant du corps, en abandonnant les divers lieux où elle s’était en quelque sorte répandue, que l’âme se retire en elle-même. C’est en se contemplant dans la pure lumière de l’intelligible qu’elle connaît son essence. La vraie conscience dans Plotin n’est donc point le sens intérieur ni la raison discursive qui témoigne de l’appétit concupiscible, comme il est dit dans la IVe Ennéade. D’ailleurs, la raison discursive ne voit qu’à la lueur de l’intelligence. Non, la vraie conscience n’est pas celle qui atteste à l’âme sa condition présente, mais bien celle où elle se reconnaît telle qu’elle a été, telle qu’elle doit être. « Selon Plotin, dit M. Vacherot, autre chose est l’individualité, autre chose l’essence de l’homme, à tel point que l’essence est en raison inverse dé l’individualité. » C’est exprimer sous une formule excellente une.distinction d’où il résulte ou que l’essence de Thomme n’est point d’être une personne ou du moins que l’âme ne jouit que d’une personnalité sans conscience, c’est-à-dire absolument illusoire. Toujours logique quand il s’agit de déduire les conséquences de ses erreurs, Plotin n’hésite pas à déclarer que l’activité de l’homme n’est nullement en raison directe de la conscience et de la réflexion. Les actes les plus énergiques, de même que la vie parfaite, n’ont point de retentissement dans la conscience. Mais est-ce bien conséquence qu’il faut dire ici? N’est-ce point plutôt un principe qui trouve sa raison dans un autre principe plus général encore? Selon Plotin, la vraie fin de l’âme, ce n’est point l’activité proprement dite; ce n’est point la vertu pratique; c’est la vertu spéculative, la contemplation.

Le plus élevé sans contredit des témoignages que nous devons à la conscience, c’est que Pâme trouve en elle des idées qu’elle n’a pas faites, des vérités qu’elle n’y a pas mises. On les nomme depuis Platon ies intelligibles ou les idées. Pour Plotin, le rapport de l’intelligence avec les intelligibles est chose facile à expliquer. Elle est de même origine et de même nature qu’eux; elle les porte en elle; mieux que cela, elle est les intelligibles eux-mêmes; elle les pense en se pensant.

Il faut bien reconnaître d’abord qu’il y a là un fait mystérieux, digne de captiver l’attention du philosophe, capable également de devenir le tourment de sa pensée ou de l’éblouir. On a bientôt fait de dire que c’est dans notre raison en effet que nous apercevons les vérités éternelles, mais qu’en même temps tous les hommes aperçoivent les mêmes vérités de la même manière ; que dès lors la raison doit être dite à la fois personnelle et impersonnelle.

Sans doute, et cette association de deux caractères si différents dans une même faculté suffit pour marquer la place qui convient à l’âme dans l’échelle des êtres. Mais le fait d’observation que l’on prétend résumer ainsi en deux mots, il est au moins aussi difficile de l’expliquer que de le méconnaître. Il est vrai que le premier choc de l’expérience trouve ces idées déjà présentes à l’âme, toutes prêtes à pénétrer sans effort dans le domaine de l’application; que l’enfant, incapable de connaître ou d’apprendre le moindre rapport entre les choses, se sert avec assurance, sans hésitation comme sans réflexion, d’un principe qui lui montre un objet, une substance pourvue de qualités là où le sens ne lui atteste qu’une couleur et une forme ; que nous restons à cet égard des enfants pendant toute notre vie, plaçant partout et toujours sous le phénomène la substance, la cause et la loi, bien qu’il nous soit impossible de les atteindre en elles-mêmes. Nous ne pouvons concevoir l’âme un seul instant privée de ces idées. Que serait-elle en effet dans cet instant? Une simple puissance. Or comment réduire à l’état de puissance un être qui nous apparaît, quand nous l’observons, essentiellement actif par nature? Ces idées brillent dans nos âmes comme le reflet d’une intelligence, d’une vérité supérieure. Ainsi s’explique la noble émulation qui a poussé les plus beaux génies de tous les âges, en particulier ceux de notre xviic siècle, à épuiser les ressources de la pensée et du langage pour exprimer sous les formes les plus brillantes ce merveilleux privilège de l’âme. Plotin, qui semble avoir pris à tâche d’expliquer l’inexplicable, ne devait pas manquer de prêter sa voix à ce concert. On ne peut à certains égards lui refuser la palme. La raison est le soleil des âmes, et de même que nous voyons, à la lumière de l’astre qui brille dans le ciel, toutes les merveilles de ce grand corps vivant qui se nomme l’univers, sans cependant nous élever jamais ni par le regard ni par la pensée vers la source d’où émane la lumière ; de même c’est à la clarté de la raison que nous prononçons nos jugements, que nous construisons nos raisonnements, sans que jamais notre pensée s’arrête sur ce soleil intellectuel qui illumine notre âme. Voilà qui exprime à merveille la permanence de la raison, son intervention directe, immédiate dans les opérations de l’intelligence. Mais toute comparaison cloche par quelque endroit. Moins préoccupé de son système, Plotin eût rencontré d’autres considérations bien faites pour tempérer son zèle. Comme le soleil, en éclairant les corps, nous les montre sous leurs divers aspects sans cependant nous faire pénétrer jusque dans les mille secrets de leur essence, la raison aussi est la condition de la connaissance, mais non la connaissance elle-même. Elle ne soulage en rien l’âme de ses labeurs. Tout au contraire, envisagée par un autre côté, elle peut être dite un aiguillon qui stimule sans cesse nos esprits, un inexorable génie qui les pousse sans trêve vers un but auquel ils ne sauraient parvenir.

L’idée de loi ne me donne pas les lois; l’idée de cause ne me donne pas les causes. Ces vérités indispensables, qui semblent avoir tant d’affinité avec l’âme, se séparent de nous cependant par tous leurs caractères. Leur nécessité les soustrait à toute dépendance du côté de l’esprit qui les conçoit; leur universalité, à toute dépendance du côté du temps et de l’espace. Leur évidence fait qu’elles ne doivent rien au travail de l’intelligence. La vérité a d’autant plus d’autorité à nos yeux qu’elle s’est imposée d’elle-même à nos moyens de connaître. Parmi nos sciences, celles qui nous paraissent les plus dignes de ce nom, reposent sur des fondements que nous n’avons point établis. Les données de l’expérience ne prennent quelque valeur pour nous que quand elles ont été ramenées autant que faire se peut à des types supérieurs à l’expérience. Loin de se confondre avec l’objet sublime de sa pensée, l’âme qui contemple les idées, mesure toute la distance qui l’en sépare. Elle poursuit l’idéal de la vérité, l’idéal de la beauté sans espoir de l’atteindre jamais. Elle découvre le parfait dans le sentiment qu’elle a de sa propre imperfection. Elle voit l’idée du bien revêtue d’un caractère sacré d’obligation qui en fait sa loi, et, par l’effet d’une merveilleuse relation qui assure à la fois et la grandeur de l’idée et celle de l’âme, cette loi suprême qui s’impose sans contrainte devient la garantie de notre liberté. Ainsi l’observation bien consultée nous offre autant de rapports de différence entre l’âme et les intelligibles que de rapports de ressemblance, autant de raisons de les séparer que de raisops de les unir. L’accord de l’expérience et de l’intuition dans l’âme humaine, ce n’est rien moins que la relation du fini et de l’infini. Il faut le décrire du mieux que l’on peut, mais renoncer à le définir.

Si démêler le lien mystérieux qui rattache les intelligibles à l’âme est chose si embarrassante, qu’est-ce quand on entreprend d’aller plus loin encore? Le but suprême de la contemplation, c’est la transfiguration de l’âme par la beauté. La théorie du beau dans Plotin doit beaucoup à celle de Platon. Le beau, splendeur de l’idée, qui va se dégageant, se purifiant, à mesure que l’on s’élève des choses sensibles aux sentiments, des sentiments aux vertus et des vertus à la science, suit la gradation que l’on remarque dans le Banquet. Mais ce qui est de Plotin tout seul, ce sont les brûlantes expressions, les descriptions enthousiastes par lesquelles il s’efforce de peindre à l’imagination ce que la raison ne peut plus concevoir; c’est cette âme qui, parvenue à contempler la beauté elle-même, se trouve tout à coup inondée de sa lumière, pénétrée en quelque sorte de sa substance et devient la beauté même dont elle ne se distingue plus; puis, c’est ce flot de l’intelligence qui se gonfle, comme le sein puissant de la mer, et qui élève l’âme au-dessus des horizons terrestres jusqu’au seuil de ce séjour mystérieux où elle va échapper à nos regards et aux siens. On ne trouvera rien dans Platon qui dépasse la contemplation des intelligibles par l’âme. Nulle part il n’a séparé non plus les deux idées du beau et du bien. Il est vrai que l’auteur des Ennéades ne procède lui-même à cette distinction qu’avec des précautions infinies. Mais Plotin, qui applique toutes les ressources de son génie, — et elles ne sont pas de médiocre valeur, — à créer des différences qui n’en sont pas, des épanouissements de l’être qui constituent à peine des degrés dans l’être, ne réussit pas à dissimuler cette dernière distinction. Le beau est le lieu des idées, et le bien est leur principe; c’est lui qui fait la beauté du beau. C’est dans l’intelligence que réside la beauté, tandis que le bien est encore au-dessus. On parvient au beau par la contemplation; on s’élève au bien par l’amour. Le langage inspiré que l’auteur du Banquet fait tenir à l’étrangère de Mantinée, loin d’excuser cette méprise, eût appris à un esprit moins prévenu que Platon prend indifféremment comme objet de ses hommages le beau et le bien.

Pourquoi Plotin ne s’en tient-il pas là? Il avait de quoi satisfaire le mysticisme le plus exigeant. Pourquoi donc, sinon par cette seule raison qu’il faut que tous les degrés de l’être soient atteints par l’âme? Au-dessus de l’intelligence suprême, qui est une, il y a l’Un lui-même, Celui que l’on ne devrait appeler d’aucun nom, car le nom est la forme d’une forme, et il n’a lui-même aucune forme. C’est l’Ineffable, le Premier, celui qui donne à l’amant les amours et les grâces à l’objet aimé; c’est le Bien. Même en présence de la beauté, l’âme demeurait glacée et comme engourdie. Mais, aussitôt qu’elle a senti la douce chaleur mal, tout bien même, pour le recevoir seule à seul. «Plus d’intervalle, plus de dualité; tous deux ne font qu’un; impossible de distinguer l’âme d’avec Dieu, tant qu’elle jouit de sa présence… Tout périrait autour d’elle qu’elle le verrait avec plaisir, parce qu’elle resterait seule avec lui… C’est quand le nectar l’enivre et lui ôte la raison que l’âme est transportée d’amour et s’épanouit dans une félicité qui comble ses vœux… A proprement parler, elle n’est plus âme, parce que Dieu ne vit pas, mais est au-dessus de la vie ; elle n’est pas non plus intelligence, parce que Dieu est au-dessus de l’intelligence, car il doit y avoir assimilation complète entre l’âme et Dieu. » Elle s’arrête au Bien, parce qu’il n’y a plus rien au-dessus de Lui, car sans cela….. Pour nous, quittons au plus tôt ces sommets embrasés, et demandons compte au mysticisme des mystères qu’il nous impose. Par delà la conscience, qui donc nous tiendra lieu de conscience? Qui nous dira s’ils sont naturels, rares peut-être à cause de la pesanteur ou de la frivolité de nos âmes, mais accessibles à tous cependant, ces élans d’amour, ces ravissements, ces transports, cette extase que nous décrit Plotin dans un langage qui tient du délire? A quels dangers ne nous expose pas une doctrine qui affranchit l’amour du gouvernement de la raison pour le placer au rang de faculté maîtresse! Pendant que le fils de la chaste Uranie emporte l’âme sur ses ailes divines et la tient abîmée dans des profondeurs inconnues, qui donc contiendra le fils de Pénia, l’insatiable démon laissé seul à la garde du corps? On a vu d’autres mystiques pousser jusqu’au bout la logique du système et faire de l’homme spirituel une sorte d’être insensible, inerte, inactif, incapable de s’alarmer de rien, pas même des actions les plus basses ni des pensées les plus impures. Cette ivresse mystique, qui rend l’âme indifférente à tout ce qui n’est pas l’objet suprême de son amour, l’enlève à la vie active, aux devoirs modestes, mais si glorieux qui se partagent les instants de notre vie. La conscience qui n’a pas accès dans le sanctuaire, peut nous renseigner au moins sur le divin compagnon qui se fait l’introducteur de l’âme. Si l’amour échappe à nos regards en se perdant sur ces hauteurs ambitieuses, il doit cependant, sous peine de changer de caractère et de nature et de devenir une faculté nouvelle, inconnue, conserver les traits essentiels qui le distinguent parmi nous. Or, ici-bas, point d’amour sans objet aimé. Que cet objet doive beaucoup à notre imagination; que le cœur épris se plaise à embellir son idole, à la combler de ses présents; qu’il lui donne de lui-même tout ce qu’elle peut recevoir et par surcroît prenne plaisir à souffrir, à s’immoler pour elle, rien de plus incontestable. Mais c’est la preuve qu’il distingue toujours entre lui et elle. S’il se fait petit, s’il s’abaisse, c’est pour la contempler de plus loin; s’il s’humilie, c’est pour la mieux adorer, heureux quand il a mis entre elle et lui la plus grande distance et qu’il a plus souffert pour lui rendre hommage. Ceux-là n’ont jamais connu Vénus Uranie, la noble fille du ciel, qui n’ont pas rêvé, au printemps de la vie, de se consumer en silence, de s’immoler pour assurer le bonheur de l’être aimé. Quant à ceux qui n’ont adoré que Vénus Pandème, ils n’ont rien à offrir qui puisse être comparé à la sainte union de l’âme avec le bien. Le cœur aimant élève le plus haut qu’il peut son idole, bien loin de songer comme l’intelligence de Plotin à s’égaler à elle. Tandis que l’âme des Ennéades se fait dieu, l’amant terrestre se fait esclave et bénit sa chaîne. Il déposerait une couronne aux pieds de la plus humble beauté. Mais la différence est peut-être dans l’objet plutôt que dans le sentiment lui-même? Nous parlons de l’amour profane; pour Plotin, il s’agit d’un amour auguste et sacré. Cependant, si nous consultons les âmes qui ont le plus aimé Dieu, il semble que leur témoignage confirme le nôtre plutôt que celui, du philosophe alexandrin. La théologie mystique étudie la contemplation dans tous ses secrets, et ils sont en nombre infini. Voici le dixième degré de la contemplation séraphique, une des formes de la contemplation active. Il a pour titre amor mènerons, et c’est sainte Thérèse qui le décrit. On ne saurait offrir plus de garanties. Nous voyons que cette blessure de l’âme est causée par l’absence momentanée du bien-aimé. Tantôt il s’introduit mystérieusement dans une âme, tantôt il se retire et l’abandonne à la solitude. L’âme ainsi délaissée ne sait pas ce qu’elle a; elle sait seulement qu’elle voudrait posséder son Dieu; qu’elle se prendrait elle-même en haine pour recouvrer cet amour du maître ; qu’elle perdrait volontiers la vie pour lui. Ainsi, même à ce degré le plus élevé de l’exaltation amoureuse, l’âme du mystique chrétien ne se confond pas avec Dieu. Son bien-aimé s’approche ou s’éloigne, l’accablant également sous le poids de son bonheur et sous le poids de sa disgrâce. De cette blessure s’échappent des flots d’amour fraternel. L’âme languissante éprouve le besoin de faire du bien à ses frères, parce qu’ils sont les créatures de Dieu, semblable en cela à l’amante terrestre qui se console de l’absence du bien-aimé en s’ocupant de ce qui est à lui, en chérissant ceux qu’il aime. Un autre effet de la contemplation, c’est l’humilité, qui devient plus profonde à mesure que le contemplatif avance dans la perfection. Or, l’humilité, suivant une définition de la même sainte Thérèse, est une vertu qui contient l’âme, qui la réprime, qui l’empêche de s’élever outre mesure et la force plutôt à se tenir aux derniers degrés, comme le comporte la sujétion de l’âme par rapport à Dieu. Il ne faut pas se laisser abuser pas les mots de mort, d’anéantissement, de transformation mystique, expressions rencontrées par des âmes, émues, enthousiastes, incapables de trouver dans la langue ordinaire des termes qui rendent exactement les états par où elles ont passé. Elles ont sans doute éprouvé dans toutes leurs puissances Faction.extraordinaire de Dieu; mais elles sentent aussi que leur consentement est intact de même que leur intelligence et leur faculté d’aimer. Au reste, voici les deux caractères qui distinguent le dernier degré de la contemplation passive, appelé dans la langue mystique mariage spirituel : le premier est l’union avec le Christ crucifié; le second, l’amour de la souffrance, pati cum desiderio patiendi. « Tenez les yeux fixés sur le Crucifié, s’écrie la mystique par excellence, et tout le reste vous paraîtra peu de chose. La majesté du Seigneur nous témoigne son amour par des faits surprenants, au milieu des tortures. Comment voudriez-vous lui plaire avec des paroles toutes seules? Savez-vous ce que c’est que vivre vraiment de la vie spirituelle? C’est devenir les esclaves du Seigneur, marqués des stigmates de la croix, en sorte qu’il puisse vous vendre pour le rachat du monde, comme il a été vendu lui-même. » 3 La théologie mystique reconnaît un état de contemplation dans lequel l’âme fervente reçoit directement de Dieu, en récompense de sa fidélité et de sa tendresse, une surabondance d’amour et de lumières, don gratuit de l’Esprit-Saint lui-même, esprit d’amour et de vérité. Il se produit alors en elle des actes pleins de suavité et de calme. Comparés avec les autres manifestations de l’activité humaine, ils sont avec elles dans le même rapport qu’un doux secret murmuré à voix basse avec les éclats d’une voix puissante. Quand l’âme se laisse ainsi aller à l’influence céleste, il lui suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre, ou, mieux encore, elle n’a qu’à prêter l’oreille, « simplici solum intuitu, imo simplici solum quasi auditu. » Dans ces instants d’intime et mystérieuse communication, les mouvements de l’âme lui viennent de Dieu plus que de sa propre impulsion. Aussi n’aime-t-elle pas seulement à la manière de quelqu’un qui a la volonté d’aimer; elle prend sa course, elle déploie ses ailes et, dans l’ardeur de son élan, pénètre jusque-là où jamais n’arriverait la faculté de connaître qui suffoque pour ainsi dire, qui est haletante, incapable de penser avec réflexion et ne paraît plus elle-même qu’aimer. Il semble au premier abord que nous nous rapprochions très près de Plotin. Cependant les mystiques les plus convaincus, ceux qui vont jusqu’à prétendre que, dans cet état, ce ne sont plus les puissances de l’âme qui agissent, mais Dieu seul, reconnaissent qu’il y a encore intelligence et volonté ou du moins consentement. Ils professent donc une doctrine deux fois différente de celle de l’Alexandrin; car, d’un côté, ce n’est plus l’unification de l’âme avec Dieu ; c’est plutôt la substitution de Dieu à l’âme, substitution consentie, appelée par l’âme elle-même ; de l’autre, Dieu se sert des facultés de l’homme, sans exiger de sa part un effort bien senti, une participation délibérée ; il les inspire, il les met en mouvement, il les dirige. Mais ce sont toujours elles. A ne considérer que le côté philosophique de la question, il reste au fond un point vrai que nous ne contesterions pas à Plotin, s’il ne l’avait obscurci par les nuages dont s’enveloppe la doctrine : c’est que l’amour donne parfois des ailes à la pensée et l’emporte à des hauteurs qui demeureraient inaccessibles pour l’intelligence toute seule. Grâce à lui, l’âme a des éclairs d’inspiration, des révélations inattendues; elle entrevoit ce qu’elle ne peut atteindre ; elle soupçonne ce qu’elle ne peut toucher. Le mysticisme chrétien et le mysticisme philosophique diffèrent par tous leurs caractères essentiels. Celui-ci a pour origine une confiance absolue dans les puissances de l’âme qui à toutes les facultés les plus brillantes ajoute celle de s’égaler à son objet et de se confondre avec lui. L’autre au contraire part de l’impuissance radicale de nos facultés, quand il s’agit de pénétrer jusqu’à Dieu. Il éteint les fausses lueurs qui empêchent la divine lumière de briller dans l’âme ; il fait la paix dans cette âme et la prépare à recevoir Dieu, quand il lui conviendra de la visiter. Plotin, qui se plaît aux images, compare l’âme sur le point d’entrer en communication directe avec le bien, à un étranger admis à visiter un palais somptueux. Le visiteur, pendant l’attente, s’arrête aux détails, aux ornements, aux lambris. Mais, aperçoit-il le maître lui-même, il ne voit plus rien que lui. Pour opposer image à image, disons que l’âme du contemplatif chrétien est ce palais même dégagé de tout ornement profane. Ce n’est qu’un vaisseau d’une parfaite ordonnance. Le silence y règne, non le silence glacé des tombeaux, mais le silence de l’attente, un silence qui parle de foi, d’espérance, de charité, de sacrifice accompli pour le salut du monde. Seules ces vertus, qui rattachent la terre au ciel, ne pâlissent pas ; elles brillent au contraire de tous leurs feux, quand la lumière céleste vient à inonder le temple que Dieu s’est choisi. C’est que l’objet de l’amour n’est pas un dieu mort comme celui de Plotin; il est le Créateur, le Réparateur. Chez le philosophe, toutes les facultés sont exaltées, toutes, excepté la conscience, qui n’est plus que la compagne négligée d’une faculté impersonnelle et qui finit par disparaître au plus haut degré de l’expansion spirituelle. Seule la conscience du contemplatif chrétien veille encore dans la nuit des sens 4, de l’entendement, de la mémoire et de la volonté. C’est la lampe du sanctuaire. Le chrétien mystique peut bien cesser d’être un corps; il ne cesse jamais d’être une âme comme le mystique des Ennéades. Enfin, différence plus digne de remarque encore que toutes les autres, pour Plotin l’extase est un état régulier de l’âme, la fin légitime vers laquelle doit tendre l’exercice de ses facultés, le couronnement naturel de ses efforts. Pour le chrétien, c’est une situation tout accidentelle, une grâce extraordinaire. Sainte Thérèse protestait avec force contre la prétention de ceux qui espéraient obtenir cette faveur exceptionnelle par leurs propres ressources, par le simple effet d’une préparation réglée et persévérante. L’âme qui veut s’élever avant que Dieu l’élève, disait-elle, manque d’humilité; elle se rend égale aux anges. Aussi refusait-elle d’entretenir ses religieuses de la contemplation, malgré leurs pressantes instances, leur recommandant de s’en tenir à l’oraison mentale, à la simple méditation, qui est accessible à tout le monde, même à ceux qui ne possèdent pas encore les vertus 5. Le principe qui domine toute la théologie mystique est le suivant : nul n’est dispensé des œuvres de charité. Or, la charité comprend l’amour de Dieu et l’amour du prochain. On s’ingénie à chercher l’influence mystérieuse que Plotin aurait reçue de l’Orient. C’est une question qu’il ne faut pas pousser trop loin, si l’on ne veut amoindrir l’originalité propre et vraiment puissante du chef de l’école d’Alexandrie. De même que les métaux de nature et de qualité différentes jetés dans la fournaise par la main du fondeur s’unissent et se mélangent sous l’action d’un feu ardent, pour donner naissance à un métal nouveau, très brillant peut-être, mais d’une valeur incertaine, de même Plotin jette au creuset de sa brûlante imagination les trésors de toute sorte que lui a légués la sagesse antique, l’or avec l’étain, l’argent avec le cuivre. Tout cela se fond, s’allie. Le métal qui en sort est plus éclatant que précieux peut-être, mais à coup sûr c’est une substance toute nouvelle. Il nous reste à chercher comment le philosophe-artiste a composé le moule dans lequel il a coulé la statue. Plotin s’explique à ce sujet avec une sincérité sans égale au premier livre de la Ve Ennéade. Pourquoi n’a-t-on pas voulu l’en croire sur parole? Après avoir exposé avec force allusions mythologiques la génération de l’intelligence par l’unité et de l’âme par l’intelligence, il fait hommage à Platon de cette hiérarchie à trois degrés dans l’être. Il cite d’abord à l’appui de cette affirmation la deuxième des lettres attribuées à Platon. La critique contemporaine en a fait justice, et le jugement demeure sans appel. La lettre est apocryphe. Plotin donne textuellement un extrait de cette pièce controuvée, mais bien faite pour plaire à une imagination comme la sienne. Il interprète ensuite à sa fantaisie divers passages du Timée où Platon aurait établi que Dieu est le père de la cause; que la cause ou intelligence est le démiurge qui compose l’âme dans le cratère. « La cause étant l’intelligence, Platon nomme père le bien absolu, le principe supérieur à l’intelligence et à l’essence. » Nous ne ferons quant à présent qu’une réponse, mais elle est péremptoire; il n’existe pas dans le Timée d’autre Dieu que le démiurge, et le bien y est présenté simplement comme l’idée que doit réaliser le divin organisateur du cosmos. Voilà ce qu’il est aisé de vérifier. Les textes du Timée nous sont présentés aujourd’hui dans une savante édition ; ils ont été traduits, puis commentés dans des notes où l’intégrité de la critique ne le cède en rien à la fermeté des décisions. On n’y trouvera rien de semblable à ce que Plotin allègue à l’appui de son système. Au reste, il est sage de n’accepter ses citations que sous bénéfice d’inventaire; non qu’il songe à tromper personne, mais il se trompe lui-même; il croit sincèrement platoniser, quand il ne fait que plotiniser. Le Timée, qui touche à tant de choses, à la musique et à l’astronomie non moins qu’à la psychologie et à la métaphysique ; le Timée, où le génie platonicien brille par éclairs dans une cosmogonie touffue et ténébreuse, prêtait plus que tout autre dialogue à la libre traduction de l’Alexandrin. On peut voir au livre VII de la IIIe Ennéade avec quelle hardiesse Plotin encadre dans l’exposé de sa doctrine des passages auxquels l’auteur du Timée ne pouvait attacher le sens qu’on leur attribue. Platon dit-il que a l’éternité est immuable au sein de l’unité », Plotin prétend que par là il ne se contente pas de ramener l’éternité à l’unité, son essence, mais que du même coup il rapporte la vie de l’être à l’Un même. Or, on ne trouvera pas un mot dans tout le Timée de la distinction de l’être et de l’un qui tient une si grande place dans d’autres dialogues. Platon, voulant faire connaître le motif qui a poussé le démiurge à produire l’univers, dit ces simples mots : « Il était bon. » Cet imparfait inquiète Plotin, qui prend soin de nous dire que rien dans le principe supérieur à l’univers n’a commencé d’être à une époque donnée. On en convient sans difficulté. Mais il prend la liberté d’ajouter que l’univers non plus n’a point commencé d’être dans le temps et que, si son auteur est avant lui, c’est seulement en tant que cause de son existence. On ne citerait pas un mot, un seul du Timée qui confirme une telle opinion. L’univers, le cosmos, suivant Platon, a commencé d’être. Au livre III de la IVe Ennéade, c’est le Phèdre que nous voyons paraphrasé avec une indépendance sans égale. Il est donc bien difficile d’accueillir sur des témoignages produits si légèrement une théorie aussi considérable que celle des hypostases. Mais Plotin va beaucoup plus loin. Il prétend que cette doctrine a été professée de tout temps ; qu’il n’est lui, Plotin, que l’interprète des premiers sages, et il entreprend de montrer, sur la foi du témoignage de Platon lui-même, que les anciens professaient les mêmes dogmes que lui. Le premier en date est Parménide, qui dit déjà de fort belles choses dans ses vers, mais qui parle avec beaucoup plus d’exactitude dans le dialogue de Platon qui porte son nom. Là, il distingue trois principes : au premier rang, l’un absolu : au second, l’un multiple; au troisième, l’un et multiple. Nous voici enfin parvenus à la source des sources, et c’est Plotin lui-même qui nous la révèle. M. J. Simon l’avait dit hardiment : « Platon est con-séquent dans le Parménide; il ne l’est pas dans les Lois et dans la République. » Soit, mais alors dites-nous quel est le vrai sens du Parménide. Quatre hypothèses au moins y sont discutées. Or, pour M. J. Simon, la vraie solution de Platon est à la fin de la première; M. Janet préfère la seconde; M. Fouillée les embrasse toutes dans une généreuse synthèse dont la légitimité est sans doute mieux démontrée pour lui que pour ses lecteurs. Il ne reste vraiment plus qu’un parti à prendre : c’est de les écarter toutes. Mais, avant de nous prononcer sur cette grave question, disons quelques mots d’un si important ouvrage. Parmi les trente-trois dialogues que l’on rapporte à Platon, il en est un qui a eu plus que tous les autres le privilège de diviser les esprits et d’exercer la critique. Les uns le proclament sublime, et ils épuisent en son hommage les formules admiratives. Chaque partie de l’ouvrage recèle un sens mystérieux, une pensée profonde, la vraie, la dernière opinion de Platon sur la plus haute question qu’il . soit donné à l’esprit d’atteindre au terme de ses plus hardies conceptions. D’autres au contraire n’y voient qu’un passe-temps frivole, un exercice bon tout au plus à montrer jusqu’où allait chez les Grecs le goût des subtilités, un essai de sophistique commis en un jour de belle humeur ou de découragement. Ces critiques chagrins prennent alors quelquefois un parti énergique ; ils retranchent hardiment du catalogue des ouvrages de Platon un dialogue qu’ils jugent si peu digne de lui appartenir. Il parait que cette division régnait déjà dans les esprits du temps même de l’auteur. Si cela est, Platon dut éprouver parfois une secrète satisfaction; car il avait atteint un but où il était malaisé de toucher. Il léguait sa pensée intime enveloppée de voiles assez transparents pour que la postérité cherchât à pénétrer jusqu’à elle, assez épais pour que ses contemporains ne lui fissent pas subir le sort de Socrate. Il faut des générations de martyrs pour fonder un dogme. Mais la philosophie est la science par excellence livrée aux débats des hommes, et la mort de Socrate suffisait pour laisser au monde l’image accomplie de la mort d’un sage. Le dialogue dont il s’agit est celui dont M. P. Janet a dit, avec beaucoup de raison, que les Alexandrins, ceux de tous les anciens suivant lui qui ont recueilli le plus fidèlement la pensée de Platon, voient Platon tout entier dans le Parménide. Il semble que le philosophe, pressé de corriger ce qu’il y avait d’excessif dans les tendances ultra-spiritualistes de l’école d’Elée, ne s’y soit résigné qu’à la condition de placer dans la bouche de celui qu’il appelle le vénérable, le redoutable Parménide, et sous l’autorité de ce nom respecté, la réfutation d’une doctrine si digne d’estime, malgré ses excès et ses dangers. Cet étrange dialogue comprend deux parties d’un caractère bien différent. La première est une scène majestueuse d’Aréopage, la seconde une longue et sèche discussion sur laquelle Platon semble à plaisir amonceler les nuages. Deux illustres étrangers que le bruit de leurs noms, d’une doctrine éloquemment exposée, vaillamment défendue, a devancés dans Athènes, y viennent assister aux grandes fêtes de Minerve. Parménide et Zenon ont rencontré dans cette capitale du génie grec l’accueil dû à leur haute renommée. Platon remonte à cet événement pour placer dans la bouche du chef de l’éléatisme un examen critique de sa théorie de prédilection. Les idées sont discutées à tous les points de vue, dans leur nature propre, dans leur relation avec Dieu, dans les rapports qu’elles soutiennent soit entre elles, soit avec les objets du monde sensible. C’est Socrate qui sera chargé de les défendre, comme si Platon ne voulait confier la discussion de ce point fondamental de sa doctrine qu’à ceux dont il honore le génie et le caractère. Peut-être même a-t-il dû en venir à forcer quelque peu les dates, afin de se procurer cette satisfaction. Mais la défense sera molle; car on tombe bientôt d’accord qu’il faudrait un homme admirablement doué pour comprendre qu’à toute chose correspond une espèce existant par elle-même, et qu’il le faudrait plus merveilleux encore pour donner aux autres une connaissance profonde et complète de cette vérité supérieure. Toutefois, s’il est difficile d’atteindre à cette science parfaite de la nature des idées, de leur communication avec Dieu et avec le sensible, il n’est pas moins vrai que, quand on cesse d’assigner à chaque être une idée déterminée, la pensée ne sait plus où se prendre, le langage devient impossible. Il faut donc s’exercer à la discussion dialectique et lui demander tout ce que l’on peut savoir par son concours sur une question ardue autant qu’importante et qui ne peut pas plus être délaissée que complètement résolue. Ce n’est point ici le lieu de poursuivre dans l’infinie complication de ses détails la ténébreuse discussion qui s’ensuit. Encore moins faut-il songer à en donner un commentaire. Seul Proclus a pu se laisser aller à cette ambitieuse entreprise. Commenter le Parménide! C’est plutôt le résumer qu’il faut dire, le saisir dans ses lignes principales, sans se laisser détourner à droite ou à gauche par un guide capricieux qui se joue à l’aise au milieu des difficultés. Or, il faut lui rendre cette justice, Platon a si ingénieusement disposé toutes les parties de sa laborieuse argumentation qu’on peut le suivre en quelque sorte du dehors, sans le perdre de vue un seul instant, alors même que, nouveau Protée, il semble s’évanouir à nos yeux. Que l’on en juge plutôt. Parménide a proposé au jeune Socrate d’appliquer la méthode dont ils sont convenus, à l’examen de sa propre doctrine, c’est-à-dire de la doctrine de l’unité. Il discute à l’égard de cette idée quatre hypothèses principales ; nous disons principales, parce que Proclus et beaucoup d’autres interprètes anciens et modernes du Parménide ont jugé à propos de les subdiviser. Trois de ces hypothèses sont affirmatives ; la quatrième est négative. Or, cette dernière donne exactement les mêmes résultats que les trois premières. Que conclure de là, sinon qu’aucune des hypothèses discutées dans le dialogue ne représente la pensée de Platon, puisque tout ce qui sort de l’un qui est sous une forme ou sous une autre, ou sous cette troisième encore, suit également bien de l’un qui n’est pas? Ce point essentiel établi, on doit reconnaître avec nous que Platon démontre nettement les propositions suivantes : 1° L’unité principe n’est pas abstraction pure, car l’esprit ne parvient logiquement à une notion de.ce genre qu’en écartant toute détermination, tout attribut. Il reste donc en présence d’une idée dont il ne peut rien affirmer, qui ne soutient aucun rapport ni avec elle-même ni avec les autres choses. C’est le vide dans la pensée et dans l’existence. 2° Si, admettant un seul instant un principe ainsi conçu, vous affirmez son existence, vous faites pénétrer en lui un élément qui n’y était pas, et avec l’être c’est la multiplicité qui s’introduit au sein de l’unité même, et avec la multiplicité c’est la différence que vous élevez à la dignité de premier principe. Or, si l’unité abstraite est exclusive de tout rapport, avec la multiplicité absolue tous les rapports les plus contradictoires deviennent également possibles. 3° Essayez-vous.de combiner les deux points de vue précédents? Vous ne faites que multiplier les difficultés ; car, outre celles qui se présentent dans l’hypothèse de l’unité absolue et celles qui accompagnent l’hypothèse de l’absolue multiplicité, il y a encore les conséquences inadmissibles qui résultent de la transformation de l’une en l’autre. A cet instant insaisissable et pourtant bien réel où l’unité cesserait d’être abstraction pour devenir multiplicité, elle se serait complètement évanouie. Il y aurait dans l’existence universelle, des alternatives de vie et de mort, des intermittences, des moments où rien ne serait plus, ni unité ni multiplicité. 4° Si de ces hypothèses qui considèrent l’unité sous une forme positive, vous passez à la négation de l’unité, vous arrivez exactement aux mêmes résultats que précédemment et de plus à cette conviction acquise que, si l’unité n’existe pas, rien n’est. En d’autres termes, Dieu, l’unité parfaite, ne saurait être atteint ni par un procédé d’abstraction qui épuise son idée même en éliminant successivement toutes les existences individuelles pour ne retenir qu’une ombre, un semblant d’être absolument inconcevable ; ni par une synthèse illicite qui, en introduisant violemment la multiplicité au cœur du principe lui-même, n’en fait plus qu’un germe fécond qui va se reproduisant dans toutes les existences possibles. Le Parménide est une démonstration indirecte, ce que nous appellerions aujourd’hui une démonstration par l’impossible. Platon épuise la série des hypothèses auxquelles a donné lieu la recherche de l’unité première. Il les réduit toutes à l’absurde; l’une, parce qu’elle ne comporte aucun des rapports qui sont objet de la pensée ; l’autre, au contraire, parce qu’elle admet généreusement tous les rapports les plus contradictoires ; une troisième, parce qu’elle présente la somme des impossibilités déjà reprochées aux deux premières et, de plus, toutes celles qu’entraîne avec lui le devenir, en pénétrant au sein du principe. Non seulement Platon écrase l’une après l’autre ces conjectures malvenues sous le poids des absurdités qu’elles enferment ; mais il achève leur ruine en montrant que toutes les conséquences qui suivent de l’unité conçue sous une forme erronée résultent également de la négation de l’unité. Par là, il nous amène à reconnaître que l’un principe ne peut exister à l’état d’abstraction pure; que l’existence ne saurait lui être prêtée à titre d’élément étranger; qu’elle en est inséparable ; que la pensée, parvenue au but de ses investigations, ne va pas se perdre dans le vide de l’indétermination qui serait le triomphe du néant ; qu’elle ne reste pas davantage partagée entre deux éléments distincts qu’elle peut à son gré séparer par analyse ou rapprocher par synthèse. Non : la pensée, arrivée au terme sublime de ses démarches, se repose au sein de l’unité vivante, de l’unité qui ne fait qu’un avec l’être. Plutarque a exprimé la pensée de Platon sous une forme aussi vraie que naïve, et le vieux traducteur français l’a reproduite avec une heureuse fidélité : « Fault que ce qui est soit un et que un soit ce qui est » 6. Le Dieu légitime de la pensée, celui que trouve la dialectique comme la seule solution du problème, n’est ni le tout abstraction faite des parties composantes, ni le tout avec l’infinie pluralité des éléments qui le constituent. Il n’est que lui-même, ouk esti plen auto, être-un, plénitude de l’être et de la vie. Pourquoi s’est-on toujours obstiné à chercher une démonstration directe dans le Parménide, non seulement à Alexandrie, à Athènes ou en France, mais en Allemagne, en Angleterre, partout où l’on s’est occupé de ce dialogue? Pour ne parler que de nos Français, on comprend que M. J. Simon donne la préférence à la première hypothèse, puisqu’il regarde la plus haute abstraction possible comme le seul fruit légitime de la méthode dialectique. Mais on saisit moins bien comment M. P. Janet, après avoir écarté la première, a cru pouvoir s’en tenir à la seconde. Sans doute la conclusion définitive de cette seconde partie de l’argumentation est aussi énergiquement affirmative que l’autre était franchement négative. Mais ne Pest-elle pas trop? Quand Platon vient nous dire : « Donc il peut y avoir science de l’un et opinion et sensation, » il faut vraiment oublier ce qu’il entend par sensation et par opinion, pour supposer qu’il fait de l’unité-principe l’objet de ces facultés inférieures. Quant à M. Fouillée, qu’il nous permette de le dire avec une liberté qui n’enlève rien au respect que nous inspire son beau talent d’analyse et d’exposition, il a interprété le Parménide en vrai disciple des Alexandrins; il s’est efforcé d’y retrouver toute leur doctrine, et, quand ensuite il vient à parler de Plotin, il ne fait que lui restituer loyalement ce qu’il lui avait emprunté : « Il y a en Dieu môme la puissance active et motrice, l’âme qui procède de l’intelligence comme l’intelligence procède du bien….. L’intelligible pénètre partout, et avec l’intelligible l’intelligence, et avec l’intelligence l’âme. Tout a ainsi son principe, sa fin et son essence dans le bien » 7. De qui M. Fouillée parle-t-il en ces termes? De Plotin? Non : mais de Platon. Comment s expliquer que ces neuf thèses (c’est le nombre adopté par M. Fouillée), que ces antithèses qui vont de contradiction en contradiction, aient pour but de nous faire connaître les vrais rapports de participation des idées entre elles et par suite des choses aux idées? M. Fouillée, qui se donne tant de peine pour résoudre ce problème de la participation, était mieux que personne que Platon a toujours refusé de le discuter. Quand il le rencontre, il se détourne. « Je m’assure moi-môme, dit-il dans le Phédon, sans façon et sans art, peut-être même trop simplement, que rien ne rend une chose belle que la présence ou la communication de la beauté première, de quelque façon que cette communication se fasse ; car là-dessus je n’affirme rien. » Nulle part Platon n’a cherché à pénétrer le mystère insondable de la communication des deux mondes, du sensible et de l’intelligible. Aurait-il manifesté cette prétention au moment d’entrer dans le labyrinthe de la discussion dialectique? Nullement. Il s’agit simplement d’exercer l’esprit du jeune dialecticien pour le conduire à la définition de l’idée. Il n’a pas la faiblesse de se croire cet homme merveilleusement doué, ce prodige capable d’aborder des questions d’un ordre plus élevé. Platon reste sous le coup des objections que soulève sa théorie; il sent qu’elle est défectueuse par plus d’un côté. Néanmoins il lui demeure fidèle, parce qu’elle est une nécessité de la pensée, une nécessité du langage qui n’a pas moins droit à notre respect que la pensée, enfin une nécessité dialectique. Platon, admirable par ce qu’il dit, l’est bien plus encore par la sûreté de jugement, par la sincérité qui lui commande de s’arrêter là où il faut. La mesure, c’est la qualité essentielle de l’esprit grec, ce qui lui assure pour toujours une place à part dans l’histoire des lettres, des sciences et des arts. Nul Grec ne l’a possédée à un plus haut degré que Platon. Il déploie ses ailes; il s’élance; vous diriez qu’il va se perdre dans la nue. Il s’arrête dès que l’œil ne pourrait plus le suivre. Tout autre est Plotin. Platon ne lui a prêté que la matière d’un contre-sens. Mais ce contre-sens nous a valu une des plus belles, des plus nobles aberrations auxquelles l’esprit humain se soit laissé emporter. Le néoplatonisme est une œuvre essentiellement originale, le plus brillant produit de l’imagination appliquée aux questions suprêmes de la métaphysique. Convaincu que la doctrine de Platon aboutit à l’unité se réalisant sous trois formes distinctes, bien résolu d’ailleurs à exposer scientifiquement cette théogonie dialectique, Plotin a imaginé deux lois qui dominent et expliquent toute sa philosophie : une loi de procession en vertu de laquelle ce qui est parfait engendre sans sortir de lui-même, pour manifester sa bonté, une image de lui-même inférieure à lui ; une loi de conversion suivant laquelle chaque forme inférieure de l’être se retourne vers celle qui l’a produite pour en recevoir sa perfection . Grâce à cette double invention , Plotin échappe à quelques-unes des contradictions que Platon signale à propos d’une semblable doctrine; mais c’est pour en faire naître d’autres qui ne sont pas moins choquantes. Comment l’un qui ne possède ni l’être ni l’intelligence, parce qu’il leur est supérieur, peut-il engendrer l’intelligence et l’être dans la seconde hypostase? Comment le dieu de Plotin peut-il rester un en même temps qu’il enferme ces trois existences substantielles qui ne sont pas seulement distinctes, mais inégales? Quel cas peut-on faire d’une génération qui, de l’aveu de Plotin, dans le monde transcendant est une pure métaphore? Comment les hypostases inférieures peuvent-elles être imparfaites, en tant, que produites, sans nuire à la perfection du dieu alexandrin? La troisième hypostase, qui comprend le monde, n’entraîne-t-elle pas la multiplicité au sein du principe 8? Plotin perd singulièrement de son prestige, quand on pèse les procédés arbitraires et si peu philosophiques dont il se sert pour établir ses dogmes : d’une part, cer-. tains postulats qu’il pose comme des axiomes, bien qu’ils soient de tout point contestables; de l’autre, l’analogie sous forme de comparaisons et de raisonnements. Il y aurait matière à une étude très intéressante et très variée dans laquelle on pourrait aisément condenser toute la substance de l’enseignement néoplatonicien. Qu’il nous soit permis d’en montrer seulement quelques exemples, afin de justifier notre assertion. Ce qui est engendré doit toujours avoir la même nature que le principe générateur, mais en même temps être plus faible que lui. (Enn., III.) Voilà, sous une des formes variées qu’il revêt, l’axiome destiné à faire passer la loi de procession. Or, où l’auteur des Ennéades puise-t-ii son principe? Ce n’est assurément ni dans le règne inorganique, où le plus violent de tous les poisons résulte de la combinaison de trois substances inoffensives; ni dans les végétaux, où le chêne naît tout entier d’un seul gland du chêne; nichez les animaux, où le fils, de même nature que son père, peut être plus intelligent ou plus robuste que lui. « Tous les êtres aspirent à contempler. » C’est le début d’un livre de la IIIe Ennéade. Laissons à leur muette et peu compromettante contemplation les végétaux avec la terre qui les engendre, et demandons-nous si l’âme, qui semble bien avoir une mission spéciale à cet égard, n’a pas d’obstacles sérieux à surmonter pour détourner son attention du monde mobile des phénomènes et la retenir pendant de courts intervalles sur quelque calme objet de contemplation. Chargée de gouverner un corps, de l’entretenir, de le réparer, de le vêtir, d’écarter tout ce qui menace de rompre prématurément leur union, — et tout est un danger pour le pauvre roseau pensant, —partagée entre mille soins divers, sans cesse distraite par les mouvements de toute sorte qui affectent les sens et par les incidents sans nombre qui se produisent dans le milieu qu’elle habite, elle a pris l’habitude de se dissiper, de passer sans cesse d’un objet à un autre sans jamais se fixer sur aucun. Quand elle essaye de rentrer en elle-même, elle ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle y est devenue comme une étrangère. Aussi l’âme qui veut se livrer sérieusement à la contemplation a-t-elle une foule de précautions à prendre : il lui faut rompre le plus possible avec la vie des sens, réduire les besoins du corps, faire le silence en elle et autour d’elle. Mais pour Plotin tout est contemplation, le badi-nage de l’enfant aussi bien que la méditation du philosophe. Que ne fait-on pas avec l’aide d’un langage si complaisant ? « Il y a partout retour à l’un. » Nous ne refusons pas de l’admettre en un certain sens. Mais il sera tout aussi vrai d’affirmer dans un autre sens qu’il y a partout retour à la multiplicité. L’intelligence elle-même, après avoir conçu Dieu dans l’unité de son essence, le contemple ensuite dans chacun des attributs par lesquels elle le conçoit et le nomme, impuissante à le «onnaître tel qu’il est et comme elle voudrait dans une seule idée. Quelle est la valeur d’un principe si général et si vague, que l’affirmation contraire peut être admise au même titre que lui? On s’assimile d’autant plus à Vêtre qui n’a pas de forme, qu’on participe plus de la forme. (Enn., I.) Plotin veut établir par là que l’homme vertueux s’approche plus près de la divinité. A la distance où il est de l’extase et de l’identification, il ne craint guère de se contredire. D’ailleurs, comme il y a de tout dans l’Etre, on peut toujours s’assimiler à quelqu’un ou à quelque chose, à la seconde ou même à la troisième hypostase, quand ce n’est pas avec la première. Quoi qu’il en soit, le principe émis peut bien être une nécessité du système alexandrin; mais en même temps ce n’est là qu’une affirmation absolument gratuite. La forme est un principe de détermination. Or, entre le déterminé et l’indéterminé, il n’y a un rapport quelconque que si le premier communiqué avec le second et y apporte la forme, comme l’idée platonicienne dans les choses sensibles. Mais c’est juste l’inverse de ce que Plotin avance. Nous ne citerons plus qu’un exemple, afin de montrer combien ce dogmatisme de parti pris peut devenir dangereux, quand on le transporte dans la pratique. Celui qui commet l’homicide agit injustement, mais celui qui en est victime souffre justement. (Enn., III.) En quoi cette dernière affirmation est-elle nécessaire pour justifier la Providence? Et si la victime est parfaitement innocente, que devient l’axiome? Et, si elle est coupable, comment admettre qu’elle périt pour son plus grand bien, puisqu’elle est privée de tout moyen de s’améliorer ou de réparer le passé? On peut voir la différence d’une vérité présentée avec mesure, sous une forme prudente, et de cet abus de la généralité qui éclate à chaque pas dans Plotin. Leibniz a dit quelque part : « Souvent un mal dans quelques parties peut servir au plus grand bien du tout. » C’est la consolation de ceux qui souffrent et la glorification des grands dévouements. Mais Plotin n’y apporte point tant de ménagements. « Ce qui est mauvais pour l’individu est bon pour l’ensemble. » Comment, toujours ! Dans tous les cas, l’individu sacrifié à la société, au nombre, à la force î combien de forfaits on excuserait par là ! On sait que l’analogie a causé plus de disgrâces à la philosophie qu’elle ne lui a rendu de services. La cause en est sans doute que la valeur de ses résultats est en raison directe des ressemblances essentielles qui existent entre les objets comparés. Or, où trouver des termes de comparaison qui offrent quelque rapport intime avec l’esprit? Plotin demande le plus souvent les siens au soleil, à la lumière, à la chaleur. Il serait bien scandalisé aujourd’hui, s’il apprenait que le soleil n’est qu’une étoile comme les autres, une étoile de moyenne grandeur; s’il voyait l’astre divin soumis à l’analyse comme un vil morceau de métal; s’il entendait parler de noyaux et de pénombres, de protubérances, de facules et de taches, de la constitution physique et de la composition chimique du soleil. Il ne le serait pas moins, si nos savants déclaraient devant lui en toute modestie qu’ils ignorent la vraie nature de la lumière et de la chaleur; qu’ils rapportent d’ailleurs ces deux phénomènes à une même cause qui pourrait bien être le mouvement. Que d’arguments à retrancher des Ennéades et parmi les plus transcendants ! Plotin veut-il expliquer comment l’un est puissance de tout? « Qu’on se représente la clarté répandue au loin par une unité lumineuse qui demeure en elle-même. La clarté répandue est l’image, et la source dont elle sort est la lumière véritable. » L’image est loin d’éclairer le dogme philosophique. Qu’entend Plotin par source de la lumière? Ou bien c’est la lumière elle-même, la clarté prise plus près de l’objet en combustion, et alors c’est toujours la même chose, la même nature; ou bien la source lumineuse ne sera que l’objet en combustion, et alors il n’est pas lumineux; c’est un corps obscur, solide, liquide ou gazeux. Sans doute Plotin avait sur le soleil et sur la lumière des idées qui ne pouvaient être les nôtres. Selon lui, la lumière est incorporelle, le feu céleste brûle sans se consumer. Toutefois, comme Platon, dont il invoque si souvent l’autorité, il professe que le soleil est composé d’un corps et d’une âme. On a quelque peine à imaginer une source lumineuse qui demeure en elle-même, car il faut bien qu’une source soit alimentée de quelque part. Mais voici une opération bien plus difficile encore que nous propose Plotin : « Imaginez une sphère transparente placée en dehors du spectateur et dans laquelle on puisse, en y plongeant le regard, voir tout ce qu’elle renferme, d’abord le soleil et les autres étoiles ensemble, puis la mer, la terre et tous les animaux… Tout en conservant la forme de cette sphère, supprimez-en la masse; supprimez-en l’étendue; écartez-en toute notion de matière, sans cependant concevoir cette sphère plus petite. Invoquez alors le Dieu qui a fait ce monde… » Franchement, le secours d’en haut est indispensable pour exécuter le tour de force intellectuel que l’on exige de nous. Imaginer une sphère qui a une figure déterminée, qui contient d’autres figures en quantité innombrable, des mouvements de toute sorte, et qui n’a pas d’étendue, n’est-ce pas nous demander l’impossible? N’est-ce pas méconnaître à la fois et la grandeur de nos facultés et leur faiblesse? Ce procédé ne réussit pas mieux en morale que le précédent, et la morale est, on le sait, une pierre de touche excellente, quand il s’agit d’éprouver la valeur d’un principe. Exemple : l’acteur du drame réel est comparé à celui de la fiction : « L’acteur de la vie reçoit un rôle du créateur, comme les acteurs ordinaires reçoivent du poète leur masque et leur vêtement. » (Enn., III.) N’est-il pas plus juste de dire que c’est l’homme ici-bas qui crée son rôle avec liberté et que la Providence le fait concourir à l’exécution de ses desseins éternels? D’ailleurs que peut avoir de commun cette défroque de l’acteur qu’il quitte et qu’il reprend à son gré, avec le cœur ferme et la fière contenance de l’homme de bien qui ne comprend pas la vie sans l’honneur? « Chaque individu a, selon la justice, la place qu’il mérite, comme chaque corde de la lyre est fixée au lieu que lui assigne la nature des sons qu’elle doit rendre. » Qu’il y ait entre tel son donné et telle disposition de l’instrument un rapport constant, réglé, invariable, on le conçoit; il s’agit d’une relation toute physique entre des propriétés inconscientes. Mais la place assignée sur la lyre à telle ou telle corde n’implique nullement une question de valeur personnelle. Est-il vrai de dire que chacun a ici-bas la place qu’il mérite? Le méchant n’a-t-il donc jamais usurpé la première place par ruse ou par violence? L’homme de bien ne reste-t-il donc pas le plus souvent aux rangs inférieurs par l’effet de sa modestie et de son désintéressement? Et la philosophie ne trouve-t-elle pas mieux à dire? La place dévolue à chacun ici-bas n’a pas de valeur par elle-même aux yeux de la conscience. C’est celui qui l’occupe qui en foit le prix. Le misérable sur un trône ne sera toujours qu’un misérable, et il n’est pas de position, si humble soit-elle, qui ne puisse acquérir un prix infini par les vertus qu’elle met en évidence. Le serviteur honnête est plus grand que le maître malfaisant. Cette inégalité fatale des places, consacrée par tout ce qui suit dans Plotin et corroborée par l’inégalité fatale des âmes, est le contre-pied d’une morale élevée et généreuse. L’intervention du chalumeau champêtre n’enlève pas à cette doctrine ce qu’elle a de triste et de discordant 9. Revenons encore une fois à Platon. Aussi bien nous ne serions pas excusables comme nos critiques de nous laisser aller à un oubli qui s’explique chez eux par l’étendue des sujets qu’ils embrassent. Après avoir distingué plusieurs sortes d’idées, ils semblent ne plus tenir compte de cette division, et ils confondent toutes les idées dans l’unité du principe, d’où résulte une des plus graves objections que l’on puisse élever contre les solutions proposées. A quelles idées s’applique le mode de démonstration que nous a déjà présenté le Parménide ? Au beau, au juste, au bien et à leurs semblables. Platon – les nomme deux fois dans son introduction. Ce sont bien là les idées qu’il faut apprendre à définir, et l’exercice dialectique a pour but de nous conduire à la définition cherchée. L’un-principe est donc la même chose que la beauté, que la justice, que le bien. Platon a pu sans contradiction lui donner chacun de ces noms suivant l’objet qu’il avait présent à la pensée. Le dialecticien le nomme l’un ; mais le législateur l’appellera le bien; l’artiste le désignera par le nom de beau. Chacun de ces termes exprime l’être par excellence, l’unité qui ne peut se séparer de l’être, parce qu’elle ne fait qu’un avec lui. Mais ce n’est pas tout ; il nous reste à trouver dans la démonstration du Parménide le vrai monde intelligible, notre propre monde en idées, les essences de l’homme, de l’eau, du feu et des autres choses sensibles, sans oublier les plus humbles, en faveur desquelles Parménide élevait une éloquente réclamation. Platon n’a pas recherché seulement ce qui suit des diverses hypothèses au sujet de la nature de l’unité. Fidèle à la méthode qu’il avait indiquée dès le début, il s’est demanda aussi ce qu’il en faut attendre par rapport aux autres choses. Cette seconde partie de la démonstration peut être résumée en quelques mots. Si les autres choses sont sans communication avec l’Un, inutile de chercher en elles . une détermination quelconque, car c’est l’unité qui fait l’individu et le genre et l’espèce; elles ne sont donc ni celle-ci ni celle-là, ni ceci ni cela, ni semblables ni dissemblables, ni égales ni inégales, ni en mouvement ni en repos. N’étant d’aucune de ces manières, on peut assurer qu’elles n’existent pas. C’est l’un qui est tout, comme le veulent les Eléates, et il n’est un ni pour lui-même, car il n’est pas déterminé, ni pour les autres choses, car elles ne sont plus. Si l’on admet au contraire qu’il y ait communication des autres choses avec l’un, elles revêtent alors les caractères les plus opposés. Illimitées par nature, avant toute participation, dès là qu’elles participent de l’un, les autres choses deviennent toutes limitées, mais toutes de la même manière, par l’effet uniforme et banal d’une participation qui est la même pour toutes choses. Par ce côté, elles deviennent toutes semblables les unes aux autres. Mais qu’arrive-t-il de ces choses qui associent deux natures contraires, l’illimité et la limite? Considérées en elles-mêmes, elles portent avec elles la diference, la contradiction de leurs éléments composants. Les voilà donc toutes semblables et qn même temps toutes différentes, non seulement les unes par rapport aux autres, mais relativement à elles-mêmes. Or, que veut le bon sens, la vérité, le langage intelligible? Il veut simplement que chaque chose soit la même qu’elle-même et autre que les autres- C’est ce que nous montre le Sophiste. Le Parménide à son tour, nous démontre que les choses ne sont ainsi ni par elles-mêmes ni par leur communication immédiate et directe avec l’unité. C’est qu’en effet « il n’existe pas un troisième être où se rencontrent l’un et les autres choses », dit Platon, lançant à travers l’imbroglio de ses arguments le vrai mot de la situation, comme le joueur de charades qui est tenu de prononcer le mot de l’énigme, tout en mettant le plus possible l’auditeur hors d’état de le saisir. Il y a donc absolue nécessité d’admettre, entre l’un-premier et ce qui n’est pas lui, un intermédiaire qui soit comme la loi du monde passager qui frappe nos sens. Et de quelle nature sera-t-il? Il tiendra de l’unité, car c’est l’unité seule qui trace la limite d’une chose, qui constitue son existence propre; en un mot, c’est elle qui détermine. Il tiendra aussi de la multiplicité, car il doit rendre compte de la composition qui est dans les choses. Prenons pour exemple l’idée du lit, dont il est question dans la République : elle est immuable, toujours la même; elle subsiste par elle-même, et, à ce titre, elle se rapproche de l’Un. Mais elle doit aussi, pour être fidèle, contenir sous la forme idéale les parties essentielles et différentes dont se compose l’objet sensible, et par là elle est multiplicité. Cet être intermédiaire entre le monde et son principe, image de l’un et de l’autre, c’est l’idée. Transportant ici des expressions en honneur dans une autre théorie, on peut dire que l’idée est le moyen terme entre Dieu qui est le majeur et le mondé qui est le mineur. Pour que la pensée et le langage aient un sens défini, précis, il faut placer entre l’Etre-un et la génération un être dans lequel l’unité et la pluralité se rencontrent; l’idée est cet être indispensable. Nous avons, après tant d’autres, dénoncé la profonde obscurité du Parménide. Il faut convenir cependant que la difficulté tient, en partie à l’extrême simplicité du sujet, en partie à ce que Platon et ses contemporains ne subissaient pas comme nous le besoin de ramener toute démonstration à ses termes absolument nécessaires sans rien de plus ou de moins, besoin qui nous est venu d’une longue pratique du raisonnement déductif. Pourvu qu’elle avance vers la vérité et qu’elle ne perde pas de vue le but qu’elle s’est à elle-même fixé, la dialectique bat volontiers les buissons à droite et à gauche. Si c’est l’excessive liberté de son allure qui a décidé Aristote à pénétrer jusqu’aux lois essentielles du raisonnement, il n’y a pas lieu de s’en plaindre. Platon nous a doublement rendu service : d’abord, en demandant à la dialectique un bon office qu’elle seule pouvait rendre et ne pouvait rendre qu’une fois, à savoir d’éprouver la légitimité des éléments primitifs de la pensée et du langage ; ensuite, en provoquant le génie d’Aristote à chercher une méthode plus simple, plus directe et plus féconde en résultats. Gomment a-t-il été conduit à cette théorie encombrante des idées dont il reconnaît les défauts, et qu’il maintient cependant obstinément comme une nécessité dialectique? Pour le comprendre, il faut revenir sans cesse aux antécédents de la question, ou plutôt il ne faut pas les perdre de vue un seul instant. Platon, par une intuition de génie qui n’a pas eu son égale peut-être dans toute l’histoire des progrès de la pensée humaine, Platon a transformé du tout au tout l’énoncé de ce grand problème de l’accord du fini et de l’infini. Mais il n’en a pas changé les données. Forcé d’opter entre deux partis dont l’un s’attache de plus en plus étroitement aux réalités sensibles, aux arbres, aux pierres, comme il le dit; dont l’autre, par une réaction hardie, trop hardie même, s’efforce de détacher la pensée du monde des sens et ne retient de lui que les rapports rationnels qui s’y rencontrent, en attendant qu’il absorbe les rapports eux-mêmes dans une unité vague et mal définie, Platon n’hésite pas un instant. Il tient pour la raison contre les partisans exclusifs des sens. Mais ce n’est pas vainement qu’il est né sous le beau ciel de la Grèce, dans la patrie chère aux poètes et aux artistes. Ces montagnes, ces vallons dont les dieux faisaient leur séjour, cette mer parsemée d’îles dont chacune cache un mystère, tout cela ne serait-il donc qu’une vaine illusion, comme l’enseigne Parménide? Non ; Platon entend bien concilier ce que séparait si brutalement l’école d’Elée. Mais il faut pour cela dégager l’unité du monde sensible, qu’elle enserre et qu’elle étouffe; il faut l’élever au-dessus, jusqu’à l’être qui se suffit à lui-même, jusqu’à l’être des êtres, jusqu’à l’idée des idées. Il faut du même coup restituer aux choses leur réalité sensible, car elles sont le point d’appui nécessaire pour s’élever plus haut. Mais ces deux lobjets de la pensée que Platon a reconquis, l’un sur les Ioniens, l’autre sur les Eléates, vont-ils demeurer séparés, sans relation, sans accord? Où serait le progrès? Platon ne s’en tiendra pas là. Il recherche s’ils se suffisent l’un à l’autre, et comme le contact immédiat n’entraîne que de nouvelles impossibilités, de nouvelles contradictions, il invente une nature intermédiaire qui unit la fixité, la détermination avec la variété, avec la multiplicité. Il existe un monde immuable, type et loi du monde passager où nous vivons. Celui-ci passe et s’écoule ; l’autre demeure toujours pour imprimer son image sur les choses qui naissent. Il y a, en résumé, trois degrés des objets que l’homme peut atteindre par la connaissance : d’abord l’être-un, principe de vie, d’unité, de beauté, de justice; puis, aussi près que possible de lui, mais distinct cependant, éternel, déjà présent sous l’œil de Dieu au jour de la formation du monde, l’exemplaire, le modèle, le monde idéal et bien réel des essences; enfin le flot de la génération qui s’enfuit, réfléchissant au sein de ses eaux mobiles les images immobiles des êtres éternels. Ce n’est pas assez, pour comprendre la théorie de Platon, de se reporter aux idées qui devaient être les siennes; il faut encore que nous sachions nous abstraire de celles qui sont aujourd’hui les nôtres. Nous avons l’idée d’un Dieu créateur qui tire le monde du sein de sa puissance, qui l’a fait tout ce qu’il est, éléments et formes. Le dogme de la création, en se substituant à la participation, a rendu les essences inutiles. Mais le Dieu de Platon n’est pas créateur; c’est simplement le divin.organisateur, le sublime architecte, le démiurge. Il a composé le monde presque sans sortir de son repos, mais avec des éléments qui existaient déjà, qui sont éternels comme lui. C’est le mot d’Anaxagore fécondé par un commentaire de génie. Toutes choses étaient ensemble, pêle-mêle, confondues, dans cet état de désordre où doit être un objet dont Dieu est absent. Il n’y avait nulle part dans les corps ni raison ni mesure. Les quatre éléments offraient à peine quelque ébauche de leur nature propre. Le suprême ordonnateur les distingua par les formes et les nombres. Il fit succéder à la confusion un ordre excellent, aussi parfait que possible. Il soumit l’agent aveugle, malgré sa résistance brutale, au principe raisonnable et établit ainsi la relation. Il usa de persuasion à l’égard de la nécessité et obtint son obéissance volontaire. Le démiurge est donc le plus puissant des êtres ; il dompte le mauvais, il fait triompher l’harmonie; mais il n’est pas dans toute l’acception du mot le Tout-Puissant. Loin que Platon fasse résider le monde intelligible proprement dit dans l’un ou dans le bien, comme le veut la critique, il semble prendre à tâche au contraire de marquer la différence qui les sépare. Il place entre eux deux essences aussi difficiles à définir qu’indispensables pour bien comprendre ses démonstrations. Il décrit dans le Timée leur nature métaphysique et dans le Sophiste leur rôle dialectique. C’est, d’une part, l’éternelle identité, de l’autre, l’éternelle différence, ou, pour reproduire les termes aussi simples que pittoresques des Grecs, le Même et l’Autre. Cette dernière demande surtout à être bien connue. Si, cédant à des idées qui sont les nôtres, mais qui ne furent pas celles de Platon, vous partez de l’éternité, de la nécessité de cette essence pour l’ériger en principe absolu, alors vous tombez, pour n’en plus sortir, dans le dédale d’insanités sophistiques au milieu desquelles Platon semble se complaire, parce qu’il travaille à ruiner sans retour les hypothèses qui s’éloignent de la vérité. Considérez dans le monde intelligible deux contraires quelconques, par exemple le mouvement et le repos, que Platon a recouvrés par une discussion de doctrines. Ils sont tous les deux; mais en même temps chacun d’eux est le même que soi et autre que les autres idées. De son côté, l’être qui communique à la fois avec ces deux contraires est nécessairement autre que tous les deux et que chacun, et n’est que lui-même. Ce qui se dit ici à propos du mouvement et du repos pourrait s’étendre à tous les genres. L’être et l’autre pénètrent partout. Mais les deux principes, qui marchent ensemble aux degrés inférieurs, se séparent violemment au sommet. L’être monte encore; il devient l’être en soi et par soi que le Parménide nous a montré. Il s’enveloppe pour ainsi dire dans une région supérieure où l’œil de la raison ne peut plonger qu’un regard furtif. L’autre commence à la limite inférieure de cette région ; il distingue l’être des êtres, et ceux-ci les uns des autres. C’est l’éternelle relation, cause de la différence et de la multiplicité partout où nous les rencontrons. Platon, qui, de même que la science, n’a pas de pruderie, et qui ne se détourne jamais d’une proposition par peur de la trouver trop simple, exprime ainsi cette vérité : « L’autre se rapporte nécessairement à quelque autre. * L’être se présente à nous sous deux formes essentiellement différentes : il y a l’Etre considéré en lui-même, absolu, indépendant de toutes ces existences qu’il communique; il y a aussi l’être emprunté, relatif, distinct .du principe et des autres êtres empruntés comme lui. De ces deux formes, la seconde seule convient à l’Autre S’il avait aussi la première, il arriverait, dit Platon, a qu’une chose pourrait être autre sans se rapporter à une autre, ce qui est contraire à ce que nous avons formellement établi. » Il était réservé à la sophistique moderne, à Hegel, de nous prouver que les précautions de Platon ne sont pas excessives; qu’elles deviennent même parfois impuissantes à contenir l’esprit de système, et qu’en s’affranchissant de ces règles élémentaires, l’esprit humain peut reculer bien au delà du vraisemblable les limites de l’arbitraire et du bizarre. Il n’existe donc pas un Autre absolu, et, quand Platon fait apparaître ce fantôme dans ses raisonnements, on peut être assuré qu’il ne travaille pas au développement régulier d’une thèse, mais que, parti d’une hypothèse fausse, il en presse les conséquences rigoureuses. Qu’on ne nous dise donc plus, avec un critique contemporain, que Platon, dans le Parménide, abuse de la jeunesse de son interlocuteur et de son inexpérience pour le mener hors des voies légitimes du raisonnement, surtout si l’on tient encore à tirer de ce dialogue une conclusion de quelque valeur; car en vérité que pourrait produire autre chose la sophistique, en la supposant digne de Platon, que des résultats de mauvais aloi? Par quelle considération le philosophe a-t-il été amené à joindre ces deux nouvelles essences à sa théorie des êtres ? Ont-elles, comme les deux espèces déjà obtenues, leur origine dans la méthode dialectique? On dirait à première vue qu’il s’agit simplement d’analyser, d’éprouver les rapports essentiels du langage et de la pensée; et cette opinion ne paraît pas trop invraisemblable, quand on songe à l’intérêt particulier avec lequel Platon s’occupe de la question du langage, toutes les fois qu’il la rencontre, notamment dans le Sophiste lui-même. Au sortir de la discussion par laquelle il prouve les rapports des genres, c’est au langage qu’il fait immédiatement l’application des principes démontrés, à ce genre si important sans lequel nous serions privés de la philosophie. Le discours et la pensée ne font qu’un ; la pensée n’est que le dialogue iutérieur de l’âme; la parole, à son tour, n’est que la pensée prenant forme pour se produire au dehors ; elle deviendrait impossible, s’il n’y avait aucun mélange, aucune communication des genres entre eux, et c’est par ce motif même que Platon explique le soin minutieux qu’il a pris d’établir les rapports nécessaires des êtres ou des idées. Cette vénération pour le langage trouve moyen de se faire jour partout. Ainsi, à la fin d’un dialogue consacré à peu près exclusivement à des recherches étymologiques, Platon exprime le regret que les législateurs qui ont institué les mots se soient inspirés surtout de la mobilité et de l’écoulement perpétuel des objets sensibles. Le tourbillon les a entraînés avec lui. Cependant, pour qu’une chose puisse être connue et nommée, pour qu’elle existe même au vrai sens du mot, il faut qu’il y ait en elle stabilité. Ainsi, c’est toujours la même préoccupation qui se trahit dans la philosophie de Platon; on peut dire que la doctrine tout entière obéit à ce mot d’ordre : concilier pour le mieux le mouvement et la stabilité dans l’existence, dans la pensée, dans le langage. Mais il ne faut pas pousser plus loin, sous peine de lui faire injure, la solidarité, l’alliance indissoluble que le philosophe établit entre la parole et la pensée. Comment admettre qu’il ait élevé à la dignité d’êtres nécessaires des termes comme le même et l’autre avec les idées qu’ils représentent, si les uns et les autres n’exprimaient pour lui que des rapports logiques ? N’oublions pas que, suivant Aristote, l’une au moins de ces deux essences, l’Autre existait déjà dans la doctrine pythagoricienne avec un caractère ontologique. Il y représentait l’illimité, la matière que l’Un, le germe vital, aspire et s’assimile et transforme, afin de développer de plus en plus en lui-même l’être fini, déterminé 10. Chez Platon lui-même, cette fonction logique, grammaticale même, si Ton veut, n’empêche pas les deux essences de jouer un rôle important et fort curieux dans la cosmologie et dans la théologie. Si l’on rapproche du Timée divers passages du Philèbe et les Lois, on voit que le Même remplit dans l’âme du monde la fonction d’intelligence ; c’est le bon génie qui vient combattre le mauvais, l’ordre disciplinant le désordre. Mais, tandis qu’en Dieu l’intelligence est libre de toute contrainte, pure de tout alliage, associée à l’autre dans l’âme de l’univers, elle ne peut guère que contenir son turbulent compagnon et le forcer à se mouvoir suivant la règle. L’Autre, dans l’ordre moral proprement dit, est le contraire indestructible et indispensable du Bien dont il est question dans le Philèbe, que l’on ne peut placer au rang des dieux à cause de sa nature malfaisante et qui s’abaisse jusqu’à rôder ici-bas autour de notre nature mortelle. Au regard de la dialectique, il est surtout négation, privation; il va partout s’efforçant de faire échec à l’être et ne laissant passer de lui que ce qu’il faut pour éclairer la diversité. On peut dire sans doute que la méthode dialectique suffit à expliquer ces deux idées aussi bien que les autres, puisqu’elle se donne mission de constituer un monde idéal qui soit le modèle achevé de celui que nous habitons. Ce ne sera pas toutefois celle qui nous- occupe en ce moment, la dialectique appelée contentieuse. Dans les deux dialogues où nous l’avons vue à l’œuvre, dans le Sophiste et dans le Parménide> les idées de rapport sont un instrument de la démonstration ; donc elles n’en sauraient être le résultat. D’un autre côté, l’identité et la différence se distinguent des autres intelligibles en ce que ceux-ci demeurent indépendants, ne sortent pas de la région supra-céleste, tandis que le même et l’autre s’unissent pour former l’âme préposée au gouvernement du cosmos. Il faut bien accepter les idées de Platon telles qu’il les présente. Mais .les essences de relation n’en sont pas moins la partie la plus obscure de la théorie, quand on ne les considère qu’au point de vue logique. Elles donnent lieu à trois objections principales : d’abord, on s’étonne avec juste raison que Platon ait associé dans une seule et même nature, comme celle de l’autre, deux caractères absolument inconciliables, l’éternel et le relatif. Ensuite, les deux essences en question ne font-elles pas double emploi ? Une chose ou une idée qui a sa nature propre, son identité, est nécessairement autre que ce qui n’est pas elle ; il suffit pour cela qu’elle n’existe pas seule, et, réciproquement, une idée qui est autre que les autres a par là même sa nature distincte. Enfin, puisque le même se trouve à la fois et dans l’être et dans chacun des êtres, il semble bien que le premier rang lui revienne de droit et que l’identité occupe le sommet de l’intelligible. A ces difficultés Platon aurait sans doute répondu qu’une idée supérieure à l’être serait abstraction pure et qu’il n’y a point place dans sa théorie pour un principe ainsi fait; que toutes ses idées à lui sont des êtres, les seuls êtres vraiment existants; qu’il n’est point nécessaire qu’une essence soit supérieure à l’être pour lui imposer une détermination, témoin l’Autre, principe inférieur et par sa nature et par sa fonction, qui cependant s’insinue jusque dans l’être, afín de le différencier de tout le reste.

Quoi qu’il en soit, il paraît certain que ce n’est point la dialectique qui peut satisfaire notre curiosité à l’égard de ces deux nouvelles idées. Elle les subit, elle s’en sert; mais elle ne les a point obtenues par elle-même. Nous en trouverons sans doute la raison en pénétrant jusqu’au cœur de la doctrine platonicienne. Mais ce qu’il importe et ce qu’il suffit de constater quant à présent, c’est que, dans la pensée de Platon, les essences de relation ne sont que des intermédiaires. Dans sa cosmologie, elles sont deux agents soumis à la volonté du démiurge. Dans le Sophiste, on pourrait les appeler les moyens termes de la dialectique, si l’on ne craignait d’abuser de cet emprunt.

Cependant que fait Plotin des cinq genres présentés avec tant de netteté dans ce dernier dialogue comme essentiellement différents les uns des autres? On peut le voir dans la VIe Ennéade. Il les rassemble tous et fait rentrer dans l’être les quatre autres, mouvement et repos, identité et différence, par la vertu mystérieuse d’un procédé qui consiste à unir, à mêler, à confondre les genres jusqu’à ce qu’on ne les discerne plus, pour un peu après les diviser, les démêler, les distinguer : « Contemple donc l’intelligence pure,, appliques-y ton regard intérieur, au lieu de la chercher avec les yeux du corps ; tu vois comment les êtres subsistent en elle unis et divisés. » La critique contemporaine nous a traduit ces procédés et leurs résultats sous une forme plus franche encore. « La vérité est, dit M. Fouillée, que les contraires, n’étant jamais absolus, mais relatifs aux objets matériels ou aux pensées de l’homme, sont en communication intime et coexistent dans l’unité du premier principe; car, toute chose ayant sa raison d’être en Dieu, les opposés eux-mêmes y ont leur origine et par conséquent y sont ramenés d’une manière mystérieuse à la plus parfaite unité. Dans l’absolu un est plusieurs, plusieurs sont un, et par conséquent les contraires coïncident. »

Profond mystère en effet, si l’on se souvient que les idées de Platon ne sont pas des pensées, mais bien des êtres véritables ! C’est là l’enseignement de Plotin auquel vous accordez trop de confiance; mais à coup sûr vous ne le rencontrerez nulle part dans les dialogues.

Ohl que Platon avait raison, quand il appelait Parménide le redoutable ! Qu’il est aisé de prendre le néant de l’être pour l’être lui-même !

On ne peut lire les pages inspirées dans lesquelles l’auteur des Ennéades s’efforce d’élever l’âme de la contemplation de l’Un qui est tout â la contemplation de l’Un qui n’est rien, sans penser à l’imprudente colombe dont parle Kant, qui croirait voler plus à l’aise, si elle s’élevait au-dessus de l’air. Pour nos Alexandrins aussi, tant anciens que nouveaux, il semble que ce ne soit qu’une question d’altitude : opposition en bas ; unité parfaite au sommet. Allons, déployez vos ailes, blanche messagère; envolez-vous, et qu’un premier essor vous emporte au-dessus des plus hautes montagnes. Dites, que voyez-vous? — Je vois le plus varié des spectacles que l’imagination d’un oiseau ait jamais rêvé. Ici, l’Océan berce ses vagues fécondes et réfléchit sous mille aspects les vives couleurs du ciel. Là, le sombre continent s’agite de toutes parts; la vie semble émerger de son sein. Les forêts s’élèvent avec leur couronne de verdure; les fourmilières humaines vont et viennent en tous sens. De tous les points sortent des murmures qui s’unissent en un concert harmonieux; jamais oreille d’oiseau n’entendit un plus beau chant. — C’est bien ; encore un coup d’aile. Les merveilles que vous avez contemplées ne sont rien auprès de celles qui vous attendent plus haut. — Les bruits cessent; quelques vagues soupirs me laissent deviner que la douce harmonie se continue au-dessous de moi. Le bleu argenté de la mer et la sombre verdure des continents se fondent en une nuance indécise ; à peine quelques soubresauts m’assurent-ils que ce grand corps respire toujours. Une Voix enthousiaste me dit que c’est l’ensemble; que les détails sont faits pour les yeux mortels. Oh! qu’ils sont heureux les oiseaux qui n’ont point quitté leurs nids ! — Allons, douce gémissante, un dernier effort ; déchirez ce lourd rideau de nuages. Par delà vous trouverez le bien, le beau; c’est là qu’est l’amour. — Peut-être; mais, hélas! je me sens défaillir.

  1. Enn.., 1, l. I, § 8; V, l. I, §§ 10, 11.[]
  2. E. Chauvet, Des théor. de l’entendement.[]
  3. Château de l’âme sept, dem., ch. IV.[]
  4. Il ne s’agit point de faire ici l’histoire du mysticisme chrétien. Ceux qui tiendraient à l’étudier dans son expression la plus pure n’auraient qu’à parcourir les ouvrages de saint Jean de la Croix, le directeur de sainte Thérèse. Ce profond mystique est en même temps un philosophe qui a réfléchi sur la nature des facultés de l’âme et qui a des idées fort exactes, plus justes assurément que celles de beaucoup de philosophes de son temps, sur les sens, l’entendement, la mémoire et la volonté. Gomme les sages de l’antiquité, philosophes .ou législateurs, il formule sa doctrine dans des vers qui n’ont pas toujours le mérite de la clarté. Il la développe ensuite dans une prose d’un sens mieux défini. L’âme qui aspire à l’union avec Dieu doit écarter toute lumière naturelle pour être prête à recevoir la lumière divine; elle doit éteindre tout autre flambeau et faire la nuit dans chacune des facultés. Ce sont les quatre nuits de l’âme, selon la langue mystique. Mais la pratique est beaucoup moins dangereuse que ne le ferait craindre la théorie. Qu’est-ce que mettre les sens dans la nuit? C’est la même chose que faire mourir l’homme terrestre, comme parlait saint Paul; c’est repousser l’impureté, l’amour du plaisir, l’avarice, la convoitise déréglée. En un mot, c’est la mortification des passions. La nuit de l’entendement, c’est la substitution des lumières de la foi à celles de la raison, et cependant saint Jean de la Croix ne fait point difficulté de reconnaître que, s’il est une question où la raison de l’homme jette un éclat très vif et de grande portée, c’est celle de l’existence de Dieu. Mais il s’agit d’amener l’âme à goûter ces moments de suave contemplation qui sont le bonheur des parfaits. Hors de ces instants, l’âme se servira dans ses exercices spirituels, aussi bien que dans toutes ses œuvres, des sens, du raisonnement, de la mémoire et de la volonté. L’état d’union avec Dieu, selon les principes du saint, n’est pas l’état d’amour pur, mais plutôt de conformité à la volonté de Dieu.[]
  5. Chem. de la perf., ch. XVII[]
  6. Plutarque, De Ei[]
  7. Philos, de Platon, t. II, p. 96.[]
  8. Voir, à ce sujet, l’intéressant chapitre de M. J. Simon sur la Trinité de Plotin.[]
  9. Nous ne sortons pas de la IIIe Ennéade, et nous sommes loin d’avoir épuisé toutes les ressources de ce genre que l’on y peut rencontrer. Nous promettons une abondante récolte à qui voudra glaner ainsi à travers toutes les Ennéades.[]
  10. Cons. Chaignet, Pythagore et la doctr. pythag., t. II.[]

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