Jolivet : Kierkegaard

I Les sources de l’existentialisme kierkegaardien

1. Parler des sources de l’existentialisme kierkegaardien, c’est sans doute hasarder un pluriel discutable. Car, au fond, il n’y a, semble-t-il, qu’une source, qui est la réalité existentielle de Sören Aabye Kierkegaard, sa personnalité concrète, l’ « Individu » qu’il fut avant de décider de l’être uniquement et de faire de « l’Individu » le thème central de sa doctrine. Certes, bien des influences extérieures et accidentelles ont agi sur la pensée de Kierkegaard et nous essaierons de les marquer. Mais il est certain qu’elles n’ont eu qu’un caractère en quelque sorte épisodique et occasionnel.

Cette remarque pourrait paraître aller de soi, si l’on considère que les doctrines expriment toujours, en fin de compte, et quel que soit le philosophe, une situation donnée où le tempérament du penseur entre comme élément principal. Mais, chez Kierkegaard, il y a ceci de particulier que sa pensée s’est moins formée par assimilation d’éléments étrangers, que par un approfondissement continu de sa propre personnalité, par une prise de conscience de plus en plus étendue et de plus en plus exigeante, des conditions, non pas même de l’existence en général, mais de son propre exister. Non seulement chez lui, comme chez tant d’autres, il y eut réaction de son tempérament, de son individualité concrète, par rapport aux influences qui pesèrent sur sa pensée, — mais sa philosophie, c’est exactement lui-même, et, plus encore, ce n’est pas lui-même fortuitement et comme malgré lui (ce qui est encore chose commune, bien que tant de penseurs s’en défendent), mais c’est lui-même volontairement et systématiquement, au point qu’il fera finalement de « l’exister comme Individu » et de la conscience réfléchie de cet exister, la condition absolue et même le tout de la philosophie.

Nous avons là-dessus des déclarations répétées de Kierkegaard, du début à la fin de sa carrière. Dès le 1er Avril 1835, il écrit dans le Journal [[Kierkegaard, Journal (Extraits), 1832-1846, traduction Perlov et Gateau, Gallimard, 1941, p. 31.]], que la grande question est de « trouver une vérité, mais une vérité pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir ». Sans doute, ajoute-t-il, il faut admettre la réalité d’un impératif moral. Mais cet impératif, il faut qu’il l’absorbe vivant et, en somme, qu’il ne fasse plus qu’un avec lui ou qu’il ne soit qu’une expression de sa propre existence. Kierkegaard, dès ce moment, ne peut concevoir une vérité qui lui resterait en quelque sorte extérieure, qui ne serait qu’une vue de l’esprit. La vérité, c’est la vie même qui l’exprime : elle est la vie en acte. On peut trouver là l’explication du débat que Kierkegaard entretint avec lui-même et qui ne finit qu’avec sa vie et qui s’alimentait à l’inquiétude de ne pas vivre pleinement la vérité, de laisser subsister un intervalle d’elle à lui, au lieu de coïncider absolument avec elle. C’est toute la question de l’existence poétique, sans cesse posée et jamais parfaitement résolue devant la conscience de Kierkegaard : ne faire qu’un avec la vérité ; la vivre au lieu de la penser. Tel est l’idéal où doit tendre un existentialisme cohérent.

Dans le même sens, nous pouvons faire état des textes nombreux où Kierkegaard déclare que toute son œuvre n’est qu’une expression de sa propre vie. On le prend pour un auteur, alors qu’il n’est qu’un auditeur, pour un écrivain religieux, alors qu’il n’est qu’un « sermonnaire pour lui-même » [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 68.]]. « Je suis tout le contraire d’autres sermonnaires, écrit-il, ils se démènent pour parler aux autres, moi, je me parle à moi-même ». « Tout l’ouvrage, note-t-il encore dans le Post-scriptum [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 419-420.]], roule sur moi-même, uniquement et; exclusivement sur moi-même », et dans le Journal [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 70.]], il insiste : « Toute ma production n’est que mon éducation ». Tous ses écrits marquent les étapes de cette éducation, c’est-à-dire d’un effort, constamment poursuivi pour, à la fois, s’approprier réflexivement sa propre vérité et pour s’assimiler à cette vérité ainsi conquise, pour supprimer toute distance de soi à soi.

De ce point de vue, comme Kierkegaard l’a souvent observé, il se pourrait que l’écrit fût le signe d’un échec, ou, en tout cas, d’une entreprise inachevée. L’orateur ou le poète sont dans une situation ambiguë : le discours témoigne d’un écart. Supposons réalisée la coïncidence parfaite de la pensée et de la vie, il n’est plus question de parler, d’écrire ou de raisonner. ( « Je pense, donc je ne suis pas », dit Kierkegaard, par opposition au rationalisme cartésien). Il n’y a plus qu’à exister : la vérité, c’est l’existence même, dans sa réalité singulière et incommunicable (du moins directement). Ou, plus exactement, c’est la conscience de l’existence coïncidant avec cette existence même.

Le problème des sources de Kierkegaard est donc finalement un problème de psychologie, dans un sens beaucoup plus radical qu’il ne l’est communément. Or là-dessus, il faut d’abord mettre en évidence une tendance profonde et réellement constitutionnelle de Kierkegaard à la réflexion et à l’analyse. Les génies qu’un besoin irrésistible ramène constamment à l’étude de leur vie intérieure (un Epictète, un Augustin, un Montaigne, un Pascal, un Biran, un Amiel) sont, par nature même, si l’on peut dire, existentialistes : la philosophie a toujours été pour eux, selon la formule de Kierkegaard, comme un « redoublement » de leur personnalité concrète. L’effort que d’autres dépensent à s’oublier, ils le déploient à se connaître, en estimant qu’à se connaître de plus en plus profondément, ils doivent connaître tout le reste, à la fois l’homme, le monde et Dieu. Chez Kierkegaard, ce qu’on pourrait appeler cette « autoscopie » prend des proportions étonnantes. Il a déclaré lui-même qu’il était « réflexion du commencement à la fin » et que son occupation constante était d’écouter le murmure de ses pensées, de coïncider avec le rythme de sa vie intérieure. Dès le début de sa carrière [[Kierkegaard, Journal (Extraits), 1832-1846, traduction Perlov et Gateau, Gallimard, 1941, p. 30.]], dans une lettre (peut-être fictive) à Peter Lind, il insiste sur l’avantage qu’il trouve d’être un peu délaissé par ses amis. Leur silence, dit-il, m’est favorable, en ceci qu’il m’apprend à fixer mon regard sur mon moi, qu’il me stimule à le saisir, ce moi qui est le mien, à me maintenir fixe au milieu du changement infini de la vie, à tourner vers moi le miroir concave où je cherchais auparavant à embrasser la vie hors de moi-même. « Ce silence me plaît, ajoute-t-il, parce que je me vois capable de cet effort et que je me sens de taille à tenir le miroir, quoi que soit ce qu’il me montre, mon idéal ou ma caricature ». Homme-problème pour lui-même, Kierkegaard n’a jamais cessé de s’interroger et de s’analyser. Toute la philosophie se ramenait pour lui à prendre une conscience de plus en plus aiguë, par l’approfondissement de sa propre existence, des exigences absolues d’une existence authentique. La subjectivité devenait ainsi, pour employer ses propres expressions, le critère et la vérité de l’objectivité. L’existentialisme est donc, d’abord, pour Kierkegaard, la forme d’un besoin, l’expression d’une tendance si profonde qu’elle pourrait servir à définir sa personnalité.

2. Il est facile par là de s’expliquer que Kierkegaard ait si vite senti et compris que le rationalisme hégélien était, l’antipode même de sa propre pensée. Dans ses années d’Université, il s’était constamment heurté à Hegel, qui dominait alors, surtout dans les pays Scandinaves, toute la spéculation. L’influence hégélienne s’étendait à tous les domaines et la théologie elle-même d’un Martensen en était profondément imprégnée. En fait, Kierkegaard ne manqua pas d’abord d’être séduit par le jeu subtil de la dialectique hégélienne : la logique avait toujours été pour lui une « volupté passionnée ». Mais en même temps, il commençait d’être choqué par un système qui fait profession d’ignorer l’existence, ou, ce qui revient au même, de l’engendrer rationnellement à son rang, comme n’importe quel autre concept. Pourtant, l’existence ne se laisse pas mettre au pas ! Kierkegaard, en se référant à ce scandale de ses années d’études, a noté ce qu’il y a de comique dans l’attitude du « penseur objectif et abstrait », c’est-à-dire de l’idéaliste de type hégélien, pour lequel l’existence, dans la mesure où il consent à la considérer, devient un objet comme les autres [[Le Hegel auquel s’oppose Kierkegaard n’est pas celui de la Phénoménologie de l’esprit (1807). (Cf Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Paris, Aubier, 1946), mais le Hegel idéaliste de 1827, pour qui l’histoire n’est que le développement et la manifestation d’une logique, si bien qu’entre les choses finies et leur principe absolu, la relation est essentiellement la même que celle qui existe, dans une déduction rationnelle, entre le principe absolument premier et ses conséquences nécessaires. Expliquer le monde, ce sera donc le déduire à partir de l’Idée (ou de l’Esprit infini), c’est-à-dire établir que posé l’Esprit infini, le monde en résulte nécessairement, avec tous les caractères que présente l’expérience et toute la variété successive des êtres et de l’histoire. Le système rationnel, s’il est rigoureux, exprimera l’évolution immanente de l’absolu indéterminé, évolution qui traduit objectivement, par le jeu des limitations internes (ou des êtres finis) ce que l’Absolu est subjectivement, et lui fait prendre conscience de soi dans ces limitations mêmes par lesquelles il explicite successivement ses virtualités infinies. La chose en soi est donc la Pensée ou l’Idée et il y a identification complète du réel et du rationnel. Par la dialectique des Idées, l’entendement reproduira l’ordre même et la suite nécessaire des choses. Dialectique et Histoire sont deux aspects de la même réalité.]]. Ce penseur idéaliste, ou rationaliste, se transforme donc en objet pour lui-même,c’est-à-dire qu’il cesse d’exister ! Pour lui, traiter de l’existence, c’est très exactement l’abolir et la nier, puisque « être sujet » et « exister » sont synonymes. Le caractère étonnant de l’opération rationaliste se marque encore en ceci que c’est son objectivité même qui supprime l’objet. Car l’existant fait partie du problème : il en est l’un des éléments. Faire abstraction de l’existant, c’est donc mutiler la réalité et renier l’objectivité. L’objet est un sujet, ou du moins implique toujours le sujet. Toute connaissance du monde est d’abord, disons même : est, du commencement à la fin, connaissance de soi. C’est pourquoi, dit Kierkegaard, s’il est très facile d’être idéaliste en imagination, c’est une autre affaire de devoir exister comme idéaliste ! C’est là « une tâche pour toute la vie et une tâche extrêmement fatigante, parce que l’existence est justement l’obstacle là-contre. Exprimer en existant ce qu’on a compris de soi-même n’est pas du tout comique ; mais tout comprendre, sauf soi-même, est tout à fait comique » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 237.]]. Pour Kierkegaard, au contraire, il s’agissait très exactement de se comprendre soi-même et de se comprendre en existant, et cela même c’était tout comprendre. A quoi bon construire de magnifiques palais, pleins de logique et de clarté, si l’on doit ensuite coucher à côté, dans le hangar voisin !

La position existentialiste de Kierkegaard s’explique donc bien, logiquement, comme une négation du rationalisme hégélien. Mais, historiquement et concrètement, elle paraît aussi surgir aux limites mêmes du système hégélien comme exigée en quelque sorte par le système lui-même, par la désillusion qu’il apporte. De ce point de vue, l’existentialisme kierkegaardien, avec tout l’irrationalisme qu’il implique, est déjà inclus dans le rationalisme par lequel Kierkegaard débuta dans la spéculation, et qui subsiste encore, à titre d’exigence insatisfaite, dans l’existentialisme lui-même [[Cf. notre Introduction à Kierkegaard, p. 55-70 et p. 231 sv.]]. Rien n’est plus conforme, au surplus, à la doctrine de Kierkegaard que cette tension dialectique au sein de la pensée. « Le point de vue contraire à celui que je défends, dit-il, ne cesse pas d’avoir en moi son plus chaud défenseur » [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 95.]]. La philosophie de l’Individu et de l’Unique apparaît ainsi comme « la déception d’un hégélien qui est hanté par l’idée du Savoir absolu, qui porte au cœur la nostalgie du Système, mais qui, découvrant l’existant et le trouvant irréductible, garde assez de lucidité pour comprendre que ce contingent est souverainement intéressant et important » [[F. Verneaux, De l’Absurde, dans Revue de Philosophie, 1946, p. 167.]].

Ebloui par cette découverte, Kierkegaard pousse le radicalisme de son opposition jusqu’à refuser, non seulement le rationalisme hégélien, mais tout système, quel qu’il soit. Un système, écrit-il, promet tout et ne tient absolument rien [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 8.]]. Il doit recourir à des postulais ou des intuitions qui échappent à la démonstration, mais il feint d’être, de bout en bout, intégralement rationnel, de substituer partout au fait ou à l’hypothèse l’absolu du droit et la rigueur de la preuve. Il se développe donc dans la fiction et se construit en quelque sorte à l’envers, à partir du toit. L’effort vers la perfection logique abolit le sens du réel : il tend constamment à faire passer dans l’ombre et à faire oublier le sens du problème et jusqu’au problème lui-même qui a suscité le système. Le cadre dévore le tableau ; la dialectique supprime le mystère. Aussi Kierkegaard a-t-il toujours estimé que le systématique s’oppose à la vie comme le clos à l’ouvert [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 78-79.]].

Du même mouvement, Kierkegaard récuse la philosophie, dans la mesure du moins où elle est autre chose qu’une expression de l’existence. Par définition, la philosophie est vouée à l’abstrait, c’est-à-dire qu’elle est constamment obligée, chaque fois qu’elle rencontre l’existence, de la penser comme abolie et comme non-existante. « Il y a, dit-il, une lutte à mort entre l’existence et la pensée ». La raison en est que la réalité pensée (et donc abstraite) n’est jamais qu’un possible. C’est d’ailleurs ce qui permet de comparer les constructions rationnelles avec les œuvres d’art, car aussi bien du point de vue esthétique que du point de vue intellectuel, on peut-dire qu’ « une réalité n’est comprise et pensée que lorsque son esse est dissous dans son posse ». Dans le domaine de la vie, tel, par exemple, que le suppose l’éthique, c’est le contraire : la possibilité ne peut se comprendre que lorsque chaque posse est en réalité un esse [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 217.]]. Ainsi comprend-on que philosophie et existence, pas plus que système et existence, ne puissent se penser ensemble. L’existence pose le monde de la contingence radicale ; elle crée l’intervalle qui tient les choses séparées ; elle est principe de pluralité et non de multiplicité quantitative, susceptible d’être sommée dans un nombre ; elle fait éclater tous les systèmes. Du même coup, elle convainc d’impuissance toute philosophie, puisqu’une doctrine rationnelle ne peut se constituer que comme une sorte de féerie dans un univers de possibles, en lequel le mouvement, la vie, l’existence, et jusqu’au philosophe lui-même, ne sont plus que des concepts comme les autres. Redisons donc qu’il n’y a de pensée réelle qu’existentielle et vécue. C’est, si l’on veut, un savoir en lequel l’être et le savoir ne sont plus qu’une seule et même chose.

3. Il convient maintenant d’évoquer l’influence qui a agi le plus profondément sur la pensée de Kierkegaard, qui a modelé le plus fortement sa sensibilité et contribué par là d’une façon décisive à la genèse de son existentialisme. Nous voulons parler de l’influence du christianisme, d’un christianisme imprégné de luthéranisme. Mais ici, comme pour les aspects que nous venons de considérer, le christianisme luthérien s’adaptait tellement à la psychologie secrète de Kierkegaard qu’on peut se demander si c’est Kierkegaard qui est chrétien ou si c’est le christianisme qui est kierkegaardien. C’est tout le problème de la mélancolie de Kierkegaard qu’il faudrait examiner. Le christianisme dur et sombre, angoissant et terrifiant, dont Kierkegaard a fait le type même du christianisme vécu (encore qu’il en ait marqué aussi, en d’admirables pages, le caractère pacifiant et exaltant), — ce christianisme était-il la cause ou l’effet de ce complexe mélancolique qui pesa, de la jeunesse à la mort, sur l’existence de Kierkegaard ? Sans doute devrait-on dire qu’il fut à la fois l’un et l’autre. Comment nier, en effet, Kierkegaard y ayant tellement insisté, l’influence dont la religion paternelle marqua ses jeunes années ? Mais comment oublier aussi que le progrès constant d’une mélancolie monstrueuse, qui parfois insinua dans l’âme de Kierkegaard des idées de suicide, ne cessa de retentir sur la conception qu’il se faisait d’un christianisme authentique, au point qu’à certaines époques, celui-ci lui apparut comme l’expression même de « la plus inhumaine cruauté » [[Point de vue explicatif de mon œuvre, trad. P.-H. Tisseau Bazoges-en-Pareds, Vendée, 1940, p. 61.]]. Ce principe resta toujours ferme, aux yeux de Kierkegaard, que « le christianisme d’où l’on a retiré l’épouvante n’est qu’un christianisme de fantaisie » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 401.]]. « Dieu, dit-il encore, est ton ennemi mortel ».

On peut remarquer ici que rien n’est capable de renforcer le sentiment de l’existence comme l’inquiétude et l’angoisse. L’homme s’éprouve lui-même comme vivant et existant, beaucoup plus dans la souffrance que dans la joie. La joie est plutôt dilatation et euphorie et favorise une sorte d’éparpillement cosmique. L’âme angoissée de Kierkegaard se trouvait donc, de ce nouveau point de vue, à la fois accordée au Christianisme, principe d’existence vécue dans la crainte et le tremblement, — et naturellement tournée à formuler cette règle (ou cette équation) que l’existentialisme vrai, c’est le christianisme, ou plus exactement, le « devenir chrétien ». Tout compte fait, la philosophie, telle que Kierkegaard l’admettrait, se ramènerait à une propédeutique à la vie chrétienne, et même, plus strictement encore, à une conscience vécue des exigences, totales du christianisme, c’est-à-dire à un effort constamment tendu vers un accomplissement de soi-même selon l’idéal chrétien, qui serait en même temps conscience de cet effort et de ce progrès, poursuite, si l’on veut, d’un savoir qui ne ferait plus qu’un avec l’exister comme chrétien.

Dès le début de sa carrière, Kierkegaard avait sur ce point posé le principe qu’il n’eut jamais à renier, ni même à corriger : « La Philosophie et le christianisme, écrivait-il [[Traité du désespoir, trad. Perlov et Gateau, Gallimard, 1932. (P.-H. Tisseau a publié, en 1946, une nouvelle traduction de ce Traité sous le titre de La Maladie à la mort, Bazoges-en-Pareds, Vendée), p. 231-233.]], ne peuvent jamais être unis. Car si je dois maintenir, si peu que ce soit, ce qui est le plus essentiel: dans le christianisme, à savoir la rédemption, elle doit naturellement s’étendre, si elle est réelle, sur toute la vie de l’homme. Je pourrais imaginer une philosophie après le christianisme, ou après qu’un homme est devenu chrétien. Mais ce sera une philosophie chrétienne ». La philosophie ne peut s’achever qu’en se reniant elle-même, puisqu’elle ne peut s’achever que par l’aveu de ce qu’elle ne peut ni produire, ni même découvrir et comprendre, et qui est l’exister chrétien, fondé sur des catégories que nulle raison ne saurait déduire. Si donc il est vrai, comme nous le disions, que seule l’attitude religieuse, et très précisément l’attitude chrétienne, avec tout ce qu’elle implique d’angoisse et de déchirement, correspond à la vie réelle de l’homme, il s’ensuit qu’un existentialisme cohérent, fidèle ci toutes les exigences d’un exister authentique, ne pourra jamais être qu’un existentialisme chrétien, disons, pour éviter l’abstraction, une existence centrée tout entière sur le devenir chrétien.

II Les conditions de l’existence

Maintenant que nous avons vu de quelle façon et sur quelles bases s’est élaboré l’existentialisme kierkegaardien, nous allons être en mesure d’en préciser, telles que Kierkegaard les a lui-même définies, les conditions essentielles. Par là, d’ailleurs, nous n’aurons pas à passer réellement au plan abstrait. L’existentialisme ne deviendra pas une théorie parmi d’autres, avec cette disgrâce supplémentaire d’être une théorie de l’existence, c’est-à-dire de ce qui n’est pas susceptible de théorie. Tel que Kierkgaard Te propose, il n’est que la forme de sa propre vie et s’il contient quelque chose de général ou d’universel, c’est seulement l’appel adressé à tous de devenir chrétiens. Préciser la nature de cet existentialisme, ce sera donc définir les conditions d’un exister authentique, inauguré à la fois et redoublé par une réflexion capable de faire d’une existence vécue une existence voulue et pensée, d’une pensée en acte un acte pensé. Ces conditions peuvent se ramener à trois, qui sont la nécessité de l’engagement et du risque, — le primat de la subjectivité, — l’épreuve de l’angoisse et du désespoir.

A. L’Engagement et le Risque.

1. Pour saisir dans son ampleur le point de vue de l’engagement et du risque, il convient de partir de la notion kierkegaardienne de la vérité. Hecker [[Haeckes, La notion de la vérité chez S. Kierkegaard, dans Essais sur Kierkegaard, Pétrarque et Goethe (Collection Le Roseau d’or), Paris, Pion, 1934, p. 9 sv.]] nous paraît l’avoir exagérément subjectivisée, comme si Kierkegaard avait jamais professé que chacun peut conférer à une assertion la propriété d’être vraie par le seul effet de la passion avec laquelle il l’assume. Kierkegaard est très loin, semble-t-il, de canoniser cette logique passionnelle, encore que, par certains aspects de sa doctrine, il risque parfois d’y conduire. Il admet qu’il y a un « impératif de la connaissance », c’est-à-dire une règle de pensée objective, de la même façon qu’il y a un impératif moral [[Kierkegaard, Journal (Extraits), 1832-1846, traduction Perlov et Gateau, Gallimard, 1941, p. 31.]]. Mais il ajoute aussitôt que cet impératif, il faut coïncider en quelque sorte avec lui. Par la vie, je dois devenir moi-même la règle de ma conduite, grâce à la spontanéité d’une raison et d’un cœur connaturalisés au vrai et au bien. C’est par là seulement que la vérité deviendra ma vérité, car il n’y a de vérité pour l’individu qu’en tant qu’il la produit lui-même en agissant. Kierkegaard n’a jamais cessé d’insister sur ce point : il observe que l’être de la vérité ne saurait consister dans l’énoncé d’un thème de pensée, d’un jugement théorique. Cela ne serait possible que si la vérité, comme on l’imagine parfois, était un objet que l’on peut acquérir (ainsi que l’on fait d’autre chose au marché) et posséder comme une chose. Rien de plus contraire à l’essence de la vérité, qui possède et n’est pas possédée. On dit qu’on la considère ou qu’on l’observe : en réalité, c’est elle qui nous regarde et nous fait signe. On ne.s’en empare pas, mais c’est elle qui prend possession de nous et qui n’existe que lorsque nous acceptons de devenir, d’être la vérité. Elle exige absolument d’être vécue. Vie et vérité coïncident [[L’Ecole du Christianisme, trad. P.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, Vendée, 1936, p. 250.]].

On comprend par là pourquoi Kierkegaard a toujours voulu lier le pathos (la passion) à la vérité et à l’existence. S’il professe que toute vérité est passionnée, c’est que pour lui il n’y a de vérité que vécue et qu’elle met en jeu comme telle tout ce que je suis et tout ce que je fais. La passion est le sommet de la subjectivité et par conséquent l’expression la plus parfaite de l’existence [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 132.]]. D’où l’affirmation de Crainte et Tremblement [[Crainte et Tremblement, trad. P.-H. Tisseau, éd. Montaigne, Paris, 1935, p. 165.]] que « les conclusions de la passion sont seules dignes de foi, les seules probantes ». La vérité ne peut donc se rencontrer que dans la passion. C’est pourquoi la vérité existentielle a nécessairement un caractère dramatique. On pourrait dire aussi bien, selon un mot familier à Kierkegaard, qu’elle est essentiellement dialectique : elle implique à la fois le dialogue avec soi, l’acte par lequel j’engendre ma propre vérité en l’assumant et me crée moi-même dans l’action, et l’état de tension où m’installe, par le risque qu’il comporte, tout véritable engagement.

Vérité, engagement et risque sont en effet nécessairement liés. Il ne peut y avoir de vérité pour moi, c’est-à-dire de certitude, que celle où je consens à m’engager et à tout risquer. Refuser le risque, c’est refuser la vérité. Les hommes font beaucoup de bruit auteur de leurs vérités ; mais voulez-vous savoir s’ils croient aux vérités qu’ils annoncent et proclament : regardez comment ils vivent, observez s’ils vivent la vérité jusque dans ses conséquences, sans se réserver quelque échappatoire ou quelque refuge, comme un baiser de Judas, au dernier moment [[Le Concert d’angoisse, trad. P-H. Tisseau, Alcan, 1935, p. 200-201.]].

Ces vues conduisent Kierkegaard à faire de la foi et du risque qu’elle comporte le type même de l’adhésion sincère et du véritable engagement. La foi est pour lui la vérité par excellence, non seulement parce qu’elle est vérité de Dieu et non vérité de l’homme, mais aussi parce qu’elle exige le plus haut point de subjectivité. L’incertitude objective, — car la foi est « l’absurde » — m’interdit de la professer autrement que dans la passion et dans le sentiment que toute mon existence, et jusque dans l’éternité, y est intéressée. « La subjectivité, écrit Kierkegaard, culmine dans la passion ; le christianisme est le paradoxe ; paradoxe et passion s’accordent tout à fait bien ensemble et le paradoxe s’accorde tout à fait bien avec ce qui existe au plus haut degré » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 152.]].

B. Le Primat de la Subjectivité.

2. On pourrait donc faire de l’incertitude objective la condition de la vérité existentielle et ainsi considérer la définition de la vérité comme une transcription de celle de la foi. Kierkegaard écrit en une formule agressive (qui paraît justifier l’interprétation de Haecker) : « L’incertitude objective appropriée fermement par l’intériorité la plus passionnée, voilà la vérité, la plus haute vérité qu’il y ait pour un sujet existant » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 134-135.]].

Mais il suffit de replacer ces textes dans leur milieu pour leur trouver un sens moins subjectiviste qu’on pourrait d’abord croire. Nous pensons en effet que Kierkegaard veut dire que la raison dernière que j’ai d’adhérer à la vérité, de l’assumer sous forme de certitude vécue, ce n’est jamais sa valeur objective. Sinon, comment les hommes seraient-ils si divisés entre eux et, finalement, si peu capables de se convaincre les uns les autres ? Kierkegaard remarque que plus la vérité objective, c’est-à-dire la masse des preuves, augmente, plus la certitude décroît. « A quels extraordinaires efforts métaphysiques et logiques ne s’est-on pas livré de nos jours pour administrer une preuve nouvelle, intégrale, absolument exacte et combinant toutes celles déjà données, de l’immortalité de l’âme ; et cependant, cette preuve s’établissant, la certitude diminue. La pensée de l’immortalité a en elle une puissance, dans ses conséquences une énergie, dans son acceptation une responsabilité peut-être capables de refaire toute la vie en un sens que l’on redoute. Tout individu qui sait fournir la preuve de l’immortalité de l’âme sans être lui-même convaincu, sera toujours dans l’angoisse devant tout phénomène qui le touche et l’oblige à creuser le sens de l’immortalité pour l’homme » [[Le Concert d’angoisse, trad. P-H. Tisseau, Alcan, 1935, p. 201.]].

3. La certitude culmine donc dans l’impuissance à démontrer. Non pas que l’objectivité soit à négliger ou à mépriser. Mais elle ne se suffit pas et même, en un sens, elle ne nous détermine jamais. Ce qui me détermine, c’est l’accord de la vérité avec les exigences les plus profondes de la personne, avec cette vérité morale qui est en moi l’Individu que je suis et veux être. De ce point de vue, le type de la vérité est en effet la foi, puisque ce qui me meut ici. à l’adhésion, ce n’est plus l’évidence, qui est impossible, ni la vraisemblance, puisque c’est « absurde », mais ma décision de choisir ce qu’il y a en moi d’éternel ou d’infini. Proportionnellement, toute vérité est de ce genre. On pourrait dire, avec Kierkegaard, que la vérité et la certitude ne se recouvrent pas. Il semblerait même, historiquement, qu’elles soient en raison inverse l’une de l’autre. Pourquoi en effet a-t-on voulu de plus en plus prouver par l’abstraction logique ou la démonstration métaphysique, sinon parce que la certitude allait toujours décroissant au fur et à mesure qu’on accumulait les preuves ? Comme si l’on pouvait imposer la vérité du dehors ! La certitude ne peut dériver que de l’épreuve de la vie et de l’action, parce que ce n’est pas la raison pure, mais l’existant lui-même et en tant qu’existant,- qui croit et assume la vérité.

La même observation s’impose si l’on considère que le propre de l’existence, c’est de choisir. Pour le rationalisme, le choix va tout seul : en effet, quand il ne s’agit que de faire mouvoir des concepts, tout est clair, nul accident n’est concevable. Mais faites intervenir la volonté, avec tout ce qu’elle comporte d’irrationnel, les choses ne sont plus aussi simples : la passion s’introduit dans le débat ; le choix, de problème abstrait, devient dialectique vivante où c’est moi-même qui suis en jeu. C’est pourquoi nul choix (quand il y a réellement choix) ne peut se faire sans angoisse. Le choix est la marque propre de l’existence. Exister, c’est choisir.

On devrait dire, plus précisément encore, qu’exister, c’est se choisir, car en fait, on ne choisit jamais que soi. Tout choix « externe » est fonction d’un choix intérieur, d’une option par laquelle je me réalise moi-même. Ce qui m’est donné, ce n’est jamais un moi tout fait, une essence à actualiser, mais une simple possibilité. L’existence précède l’essence : je suis, en quelque sorte, l’artisan de ma propre essence et j’existe dans la mesure même où j’accomplis cette essence. Or cela se fait dans le risque, comme nous l’avons vu, et par conséquent par le choix, si bien que l’acte de choisir et de choisir le choix, c’est-à-dire de se choisir librement soi-même, peut à son tour servir à définir l’existence.

Kierkegaard a ajouté qu’il ne saurait en tout cas s’agir de se choisir arbitrairement. Liberté ne signifie pas hasard et coup de dé. Le propre de l’homme est d’être obligé de poser un choix libre. Le choix est à la fois nécessaire et libre. Je dois choisir ce que je choisis et je ne le choisis jamais aussi librement que lorsque je vois que je ne puis pas ne pas le choisir (par exemple, au moment de la mort, où l’option se porte sur l’unique nécessaire) [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 139-141.]]. Sous ces formules abruptes et paradoxales, entendons simplement que le choix est en effet nécessaire et libre, mais sous des rapports différents : nécessaire, au sens d’obligatoire, et libre en tant que non-contraint. Or quelle est donc la nécessité, ou l’obligation absolue, qui détermine le choix à accomplir ? C’est, dit Kierkegaard, que le moi doit absolument choisir et se choisir Selon ce qu’il y a en lui d’infini et d’éternel.

4. C’est pourquoi il faut dire qu’il n’y a d’existence authentique que celle qui est « devant Dieu » [[Traité du désespoir, trad. Perlov et Gateau, Gallimard, 1932. (P.-H. Tisseau a publié, en 1946, une nouvelle traduction de ce Traité sous le titre de La Maladie à la mort, Bazoges-en-Pareds, Vendée), p. 165 sv.]], c’est-à-dire qui se relie au transcendant et à l’absolu. En effet, la subjectivité, à mesure même qu’elle s’approfondit, s’éprouve comme une fonction d’un autre absolu. Abonder dans le sens de mon moi personnel, c’est-à-dire dans le sens de l’exister, c’est nécessairement dépasser et comme surmonter le moi personnel, parce que c’est échapper à l’espace et au temps et, dans l’intensité même de l’instant vécu, s’installer en quelque sorte dans l’éternel. Sous une forme nouvelle, Kierkegaard rejoint ici le thème central de S. Augustin : Deus, interior intimo meo et superior summo meo. Redi in te, ibi habitat Veritas. Les choses du monde tout au plus me font signe. Leur rôle est de me révéler à moi-même, par l’épreuve, par l’angoisse et le désespoir que leur variété et leur caducité insinuent en moi, et de me révéler au plus profond de moi-même, en me rejetant sur moi, cet Absolu sans lequel je ne serais pour moi que succession saccadée et ponctuelle, mens momentanea.

Ici peut être pourrait-on songer à Spinoza. Sentimus et experimur nos aeternos esse. Mais la comparaison serait fallacieuse, car, pour Kierkegaard, l’expérience de l’Absolu ne se parfait jamais dans l’immanence du panthéisme. Elle est en effet paradoxe et mystère, en tant même que l’éternel auquel introduit la subjectivité est lui-même devenu historique et temporel. La transcendance à laquelle je me rapporte à la fois et me heurte en existant, c’est toujours celle du Paradoxe absolu, qui est l’Homme-Dieu, le Christ. C’est par mon rapport avec lui, qui doit être contemporanéité vécue, que je m’accomplis dans ce qu’il y a en moi d’éternel et que j’obtiens la béatitude. Le mystère que je touche ici (et qui définit dans ce qu’elle a de plus profond la souffrance du religieux), c’est justement celui d’une Transcendance absolue qui, comme telle, est nécessairement sans rapport avec autre chose que soi, et qui néanmoins n’existe pour moi que dans le rapport que j’ai avec elle. Grâce à la conscience de ce rapport paradoxal, je réalise, avec l’intensité de la passion, la plénitude de l’intériorité. La subjectivité conflue dans la parfaite objectivité : le contact avec le transcendant (contact vécu et non pensé, car il est essentiellement non-savoir) me fait en même temps toucher et vivre mon propre absolu. Tel est le mystère du « devant Dieu », ou plus exactement, comme le note Kierkegaard, du « devant le Christ » [[Traité du désespoir, trad. Perlov et Gateau, Gallimard, 1932. (P.-H. Tisseau a publié, en 1946, une nouvelle traduction de ce Traité sous le titre de La Maladie à la mort, Bazoges-en-Pareds, Vendée), p. 224.]].

Il suit de là que les « sciences de l’homme » (au sens où Pascal prenait cette expression : philosophie, morale, politique) ne peuvent se constituer sans prendre en considération toutes les conditions historiques de la destinée humaine : péché originel, Incarnation et Rédemption, — et que l’existence authentique ne peut se comprendre que par rapport au christianisme ou, plus exactement, au fait « d’exister en lui » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 255.]].

Comme toute existence, qui est tension et pathos, l’exister chrétien réunira les contradictoires. L’existence chrétienne s’épanouit en éternité, mais elle s’accomplit dans l’instant ; elle est attente et choix, extase et réflexion, risque et gain, vie et mort, avenir qui reparaît comme passé, passé qui se projette en avenir, contact et conflit ; tension constante entre le fini et l’infini. L’existant est donc installé dans un état où les extrêmes opposés sont toujours donnés ensemble, dans leur opposition même. Aussi connaît-il à la fois l’inquiétude et la paix, et sa paix est faite justement de son inquiétude, comme l’inquiétude est le fruit de la paix. C’est pourquoi choisir, c’est toujours pour lui bondir par delà toutes les vraisemblances rationnelles, franchir les abimes de la raison abstraite, risquer le tout et lui-même, affirmer, dans une option solennelle (et d’ailleurs constamment à renouveler) la vérité de l’éternel, s’affirmer soi-même, et dans l’instant même, comme éternel.

Voilà donc la vraie philosophie et la vraie sagesse. Nous avons été accoutumés à situer l’une et l’autre dans une spéculation sagement ordonnée au moyen de concepts bien liés, selon les canons variés de la médiation rationnelle. Mais qui ne voit, que nous sommes là en dehors de la vie ? Que la spéculation s’ordonne à l’action, cela ne saurait suffire : il faut encore qu’elle soit pratique et efficace. Or la pratique, celle qui définit l’action de l’Individu, avec toutes les circonstances réelles qu’elle comporte, la pratique se joue des concepts : elle est faite d’alternatives, de crises et de sauts ; elle inclut le pour et le contre ; elle fait intervenir des choix qui déconcertent la logique abstraite. Quant à l’efficace, pourrait-on jamais l’escompter d’un discours qui ne s’adresse qu’à l’esprit, alors qu’il s’agit, non pas de la simple existence, mais de mon existence, dans ce qu’elle a de singulier et d’unique. Si donc la philosophie veut être, au sens socratique, recherché de la sagesse (et pour nous elle ne peut être que recherche de la sagesse chrétienne), — il faudra qu’elle nous enseigne l’art d’être, non un « penseur », mais quelqu’un, un Individu.

5. Kierkegaard a longuement réfléchi sur les moyens de devenir cet Individu, qui est pour lui le synonyme de l’existant. Devenir un individu, observe-t-il, n’est pas trop malaisé, car on comprend assez bien que l’homme, au contraire de l’animal, ne trouve pas sa fin dans l’espèce [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 426.]]. Mais ce n’est qu’un commencement. Il faut, en vérité, devenir « l’Individu », et pour cela il convient de faire en sorte que chacun soit en même temps et du même mouvement, d’une part, l’Unique entre tous (l’extraordinaire et l’exceptionnel), d’autre part, tout le monde. Singulier et universel : tel est le véritable existant, et telle est la dialectique de l’individu dans l’ambiguïté de son double mouvement.

Il s’ensuit immédiatement que tout rapport entre existants sera un rapport entre sujets. Entre objets, il n’y a jamais que des contacts mécaniques et non des « rapports ». Le moi n’est un sujet que par la réflexion qui lui permet de prendre possession de soi et du même coup de conquérir et d’affirmer sa liberté. Comment exercera-t-il une influence sur un autre sujet, placé devant lui comme un existant, et par conséquent comme une capacité de réflexion et de liberté ? Il n’y a qu’un moyen, qui est de poser le choix, c’est-à-dire d’être devant autrui comme un choix vivant, — et d’attendre d’autrui le même redoublement et la même liberté, conditionnant un choix qui le fait à son tour un sujet. Tout rapport d’influence est donc nécessairement du type « toi et moi » [[L’Ecole du Christianisme, trad. P.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, Vendée, 1936, p. 286]]. Dialogue et interrogation mutuelle, comme le face à face de l’amitié. Communiquer avec l’autre, c’est le faire exister. Mais le faire exister, c’est aussi se faire exister soi-même. Magnifique émulation où chacun acquiert d’autant plus qu’il donne davantage ! Chacun reste soi en s’opposant à l’autre, qu’il n’est pas, mais néanmoins abonde dans sa propre personnalité dans la mesure même où il accueille celle d’autrui et s’ouvre à son appel. Ici la distance est rapprochement ; l’intervalle est contact ; la dualité est unité et l’imité est distinction.

Pour donner toute sa valeur à cet existentialisme, en l’achevant par la norme chrétienne, Kierkegaard précise que pour le croyant il y a moins encore d’objet que pour le simple Individu socratique. On plutôt cet objet devant lequel est placé le croyant (la foi impliquant, nous l’avons vu, que l’on est « devant Dieu »), cet objet se dépouille en quelque sorte de son objectivité, par là même qu’il est le Paradoxe et l’Absurde (pour la vue, ce qui est totalement privé de lumière n’est plus un objet). Ni objet, ni concept, ni chose, Dieu est pour moi une Personne et un Sujet, Quelqu’un, un « Toi » en face de moi et c’est cela même qui permet de comprendre que si « l’existence donne la passion, l’existence paradoxale donne le paroxysme de la passion » [[Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit. Gallimard, 1941, p. 238.]]. Assurément, ce Sujet infini est le Trancendant. Mais l’abîme peut être franchi par l’amour [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 392-393.]].

C. Le Désespoir et l’Angoisse.

6. Enfin si l’on veut caractériser l’existant par une marque en quelque sorte infaillible nous dirons qu’il est soumis au désespoir et à l’angoisse.

La philosophie de Hegel et le rationalisme en général se heurtent fatalement à cette réalité existentielle ; m la faute, ni l’angoisse, ni le désespoir ne leur sont assimilables. Sans doute tentent-ils d’en expliquer la réalité empirique, mais en les rationalisant, ils en suppriment à tout coup la pointe. Ce sent philosophies du bonheur, où le malheur de la conscience trouve sa propre consolation à découvrir sa place nécessaire et sa fonction dans le tout.

Exister, c’est nécessairement subir le désespoir et l’angoisse, l’un et l’autre liés à la réalité et à la possibilité de la faute.

D’ailleurs, par le fait même que l’Individu se trouve dans l’obligation de choisir, et pour choisir de risquer (et le risque, quand il s’agit du Paradoxe, porte sur le tout), il doit désespérer. On arrive par bien des voies au désespoir et tout désespoir n’est pas fatalement condition de salut. Le désespoir qui sauve, c’est celui qui est la négation absolue et définitive du fini. Comme tel, il est la porte de la grandeur ; car celui qui choisit le désespoir, se choisit soi-même dans sa valeur éternelle [[L’Alternative, 2e partie, trad. T.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, Vendée, 1940, p. 187.]], c’est-à-dire qu’il risque tout le fini sur cet enjeu paradoxal.

Il est impossible d’échapper au désespoir. L’absence de désespoir équivaudrait rigoureusement au néant. Qui dit conscience, esprit et réflexion, dit désespoir, puisque nécessairement s’impose le choix et que, pour choisir l’éternel, il faut désespérer de ce que l’on est et de ce que l’on a selon le fini. L’homme, de quelque façon qu’il s’y prenne, se heurte à ses propres limites ; il éprouve, il sent que le monde entier ne peut l’accomplir et qu’il ne peut s’accomplir lui-même. Son existence est rapport au transcendant, rapport absolu à l’absolu ou n’est rien. L’angoisse est la forme que prend cette conscience et le désespoir est le terme où elle conduit. Comme tel, le désespoir arrache l’homme à lui-même, en tant qu’il est fini, et le rend à lui-même dans ce qu’il a d’éternel. Sans doute, l’homme peut-il aussi s’enfermer en lui-même, se barricader dans le secret de sa misère, se choisir désespéré. Le désespoir devient ainsi le « contre Dieu » : désespoir démoniaque qui tantôt est défi et tantôt se présente comme une absence de désespoir. Mais il y a un désespoir salubre et sauveur, signe d’une humanité qui à la fois se connaît finie et infinie. Il est la porte qui ouvre sur la transcendance de l’Absolu, il introduit à l’éternel. Il provoque la rupture et le saut, grâce auxquels l’homme, comme nous l’avons vu, échappe à ses limites, abonde dans sa vérité et existe vraiment et pleinement. Aussi le désespoir croît-il en profondeur avec la conscience, comme aussi la conscience croît en intensité avec le désespoir.

Le désespoir est donc ambigu et dialectique, comme tout en l’homme. Il ouvre sur des voies divergentes. Tout, dépend de la façon dont chacun désespère. Si le désespoir échoue à opérer une rupture au fond de l’âme et conduit à l’endurcissement, on est perdu ; c’est la mort, mais une mort qui n’en finit pas de mourir. Quand, au contraire, le désespoir contraint l’âme à rassembler ses ultimes ressources, à « désespérer en vérité », c’est-à-dire absolument, il éveille l’âme à la conscience de sa valeur éternelle. Il importe donc de désespérer en vérité : c’est le propre d’un existant qui a atteint le point culminant du pathos existentiel.

7. L’angoisse est autre chose. Alors que le désespoir est lié à l’échec et en résulte, l’angoisse précède le péché et est liée à la possibilité et à la liberté. Elle aussi caractérise l’existence et même révèle à l’existant son être. S’il est vrai en effet que le moi n’est pas donné, mais seulement la possibilité du moi [[Kierkegaard, Journal (Extraits), 1832-1846, traduction Perlov et Gateau, Gallimard, 1941, p. 125.]]. chaque homme se trouve placé devant le rien et comme penché sur le vide. Vertige devant ce qui n’est pas, mais pourrait être, par le jeu d’une liberté qui ne s’est pas encore éprouvée et qui ne se connait pas, l’angoisse de l’esprit ressemble au vertige physique, en tant qu’elle est à la fois crainte et attrait, simple lueur de la possibilité et aussi terrible enchantement [[Kierkegaard, Die Tagebücher (Journal), ausgewählt und übersetzt von Th. Haecker, 1923 T. II, p. 52.]]. Sorte d’antipathie sympathique ou de sympathie antipathique, l’angoisse est désir de ce qu’on redoute, crainte de ce qu’on désire. C’est toujours dans cette ambiguïté, pleine d’un charme magique (l’incantation du serpent de la Genèse), qu’a lieu le premier péché et c’est pourquoi, note Kierkegaard, il paraît manquer de responsabilité, — et ce manque est justement ce qui lui donne sa séduction [[Kierkegaard, Journal (Extraits), 1832-1846, traduction Perlov et Gateau, Gallimard, 1941, p. 152.]].

Nulle vie humaine ne peut échapper à l’angoisse, et l’angoisse est même, comme le désespoir, l’une en avant de la liberté, l’autre en arrière, le signe de l’existence. Elle prophétise la perfection, comme le désespoir prophétise la libération. Elle installe l’homme devant lui-même, en tant qu’il n’est pas, mais va devenir par la liberté. En un sens, elle est l’esprit, puisqu’elle est liberté. Elle prépare et annonce, elle aussi, une rupture, puisqu’elle signifie à la fois un état instable et un saut à réaliser. Installée à la jointure de la possibilité et de la réalité, elle révèle l’existant à lui-même, lui propose un moi à réaliser. Mais, de ce point de vue, dit Kierkegaard, elle est la plus accablante des catégories ; par elle, « l’effroi, la perdition et la ruine habitent porte à porte avec tout homme ». C’est là un autre aspect du choix, qui n’est si terrible que parce qu’en lui tout est compris, le salut et la ruine, la vie et la mort.

La philosophie existentielle

1. Tel est, dans ses grandes lignes, l’existentialisme kierkegaardien. Peut-on dire qu’il compose une philosophie ? Pour répondre à cette question, il convient de distinguer le principe qui commande toute cette doctrine et la manière dont Kierkegaard l’a mis en oeuvre, c’est-à-dire la doctrine elle-même, sous la forme concrète qu’elle a revêtue.

En principe, comme on l’a vu, Kierkegaard n’a jamais admis que le point de vue de l’existence pût se muer en un corps de doctrine formant système, c’est-à-dire, comme s’exprime Berdiaeff, en une théorie sur l’existence. C’est pourquoi il a voulu s’en tenir toujours au plan concret d’une analyse existentielle n’intéressant que sa propre subjectivité. Encore a-t-il insisté sur l’impossibilité d’une « communication directe » de cette subjectivité : l’existence est ineffable, comme l’individu avec laquelle elle se confond. Seule peut intervenir la « communication indirecte », qui n’est elle-même qu’un appel adressé à autrui pour que, sollicité par mon exister concret, tel que le « traduisent » (au sens propre du mot) ma vie, mes actes et mes œuvres, il se décide lui-même à être l’Individu et l’Unique.

Sur ce principe, Kierkegaard n’a jamais varié .Mais on peut douter qu’il ait toujours et parfaitement été fidèle à tout ce qu’il comportait de rigueur et d’absolu. Les titres mêmes de plusieurs de ses ouvrages marquent déjà clairement le passage de l’analyse existentielle à la philosophie de l’existence ou à l’ « existentialisme . Tels, par exemple, le Concept d’angoisse et le Traité du Désespoir, où il s’agit évidemment d’une systématisation et d’une universalisation destinées à rendre intelligibles et communicables les données de l’analyse existentielle. En dépit de ses principes, Kierkegaard se met à philosopher, c’est-à-dire qu’il passe au plan du concept et du système, avec tout ce que cela comporte d’abstraction et de généralité. Cette observation pourrait être étendue à une grande partie de l’œuvre de Kierkegaard et expliquer le reproche qu’il n’a cessé de s’adresser de traiter en poète et en orateur les réalités de l’existence. Sans doute prétend-il toujours rester fidèle à son principe, en disant que ses exposés sont à transposer par le lecteur en vérités personnelles et vécues. Mais cela n’empêche pas que l’abstrait et l’universel ne soient la médiation nécessaire entre l’auteur et le lecteur. Ils ne communiquent vraiment que par une « philosophie », c’est-à-dire par la voie du concept, — et si cette communication est « indirecte », elle est néanmoins une « communication ».

De ce point de vue, nous trouvons, chez Kierkegaard, non pas une philosophie organisée et construite (telle qu’on la trouve, par exemple, chez Jaspers, avec la même contradiction interne), mais les éléments nombreux d’une philosophie existentielle. Il suffira de rappeler ici les admirables analyses du désespoir et de l’angoisse, de la jouissance esthétique et de la vie éthique, des conditions de la vie religieuse, de l’engagement et du risque, de la liberté et du choix. Mais ces éléments sont loin de former un tout complet. Sans doute peut-on grouper les vues essentielles de Kierkegaard autour de la description des stades de l’existence ; mais ce n’est là qu’une reconstruction un peu hasardeuse.

2. On voit ainsi jusqu’à quel point il est légitime de parler d’un « existentialisme kierkegaardien ». Mais, puisqu’il s’agit de « philosophie », ce mot, chez Kierkegaard, doit revêtir un sens particulier. En réalité, soit par décision volontaire, soit plutôt par le fait des circonstances de sa vie, Kierkegaard a visé une méthode de vie, plus qu’une introduction à la philosophie. Le thème essentiel en est celui de l’Individu, qu’il s’agit de devenir, ce qui, pour Kierkegaard, ne fait qu’un avec le « devenir chrétien ». Tout est centré, aussi bien dans la vie morale, prise dans sa plus haute acception, que dans la religion kierkegaardienne, sur l’accomplissement et l’approfondissement de la personnalité, puisque seul « l’Individu » existe. C’est pourquoi il serait sans doute plus juste de parler de « méthode existentielle » que de « philosophie existentielle », ou, en tout cas, il faudrait comprendre que la « philosophie » n’est jamais qu’une forme ou un instrument de la méthode, un moyen, parmi d’autres, et non une fin, parce que tout se rapporte à la pratique et à la vie. La « philosophie », pour Kierkegaard, n’est pas une science spéculative, mais une « science pratique », au sens technique de cette expression, telle qu’elle sert, par exemple, à définir l’Ethique.

Nous dirons donc, en premier lieu, qu’une philosophie existentielle s’imposera toujours de partir de l’Individu, qui est le réel même, dans sa plénitude ontologique. Seules valent, au point de départ, les données qui s’enracinent dans l’existence concrète, qui est nécessairement la mienne ou la tienne, mais non celle de « tout le monde » (ce qui n’a, d’ailleurs, aucun sens). Il faudra donc constamment impliquer dans la recherche existentielle, non seulement l’existence, qui est encore un abstrait, mais aussi l’existant et l’Individu, qui est concrètement une histoire, c’est-à-dire une suite d’événements ayant acquis réalité et continuité par le fait qu’ils ont été assumés par moi, que leur nécessité a été changée en liberté [[L’Alternative, 2e partie, trad. T.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, Vendée, 1940, p. 223.]]. Cela revient à dire que l’existence, si elle doit être pensée et donc conceptualisée (ce qui est inévitable, puisque « philosopher », qu’on le veuille ou non, c’est nécessairement passer au plan du concept et du système), devra toujours être référée aux expériences singulières dont elle tire sa signification et sa vérité, et qui débordent, comme telles, tout savoir objectif, toute expression générale et abstraite.

En second lieu, la philosophie ainsi comprise devra toujours être, pour chacun, non pas un système objectif, qu’on regarde du dehors et dont on fait le tour, mais une réalité vivante, à la fois symbole et occasion d’une vie ou d’un exister personnels, car il n’y a de vérité que dans l’appropriation et la subjectivité. On n’existe pas pour philosopher, mais on philosophe pour exister. La philosophie n’est rien, si elle n’est à la fois l’expression et le moyen de la vie.

Tel est le message de Kierkegaard, méthode de vie et méthode d’une pensée accordée aux exigences de la vie. L’existentialisme ainsi entendu est moins une doctrine qu’une orientation vers ce que nous appellerons avec Gabriel Marcel, une « philosophie concrète », c’est-à-dire vers un approfondissement de la personnalité spirituelle, permettant de saisir du même mouvement l’universel dans le singulier, et, dans la contingence individuelle elle-même, l’Absolu qui seul peut lui donner sa valeur et son sens.

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