I L’existence
1. Il est fort important de distinguer soigneusement le Dasein et l’existence. Pour cela, partons du monde, tel qu’il s’offre à l’expérience commune. Nous voulons savoir si tout l’être s’épuise dans l’être du monde et si la connaissance cesse lorsqu’elle ne trouve plus de choses sur lesquelles elle puisse prendre son appui. En fait, on a toujours cru qu’il y avait d’autres « réalités », qu’on appelle, « en termes mythiques », l’âme et Dieu et, en termes philosophiques, l’existence et la transcendance. Assurément, ces « réalités » n’existent pas, telles qu’on les conçoit, sur le mode des choses du monde. Mais il se pourrait qu’elles existent d’une autre façon qui leur fût propre. Sans doute ne pouvons-nous ni les toucher ni les manier ; mais si elles ne sont pas objets de science, rien ne prouve qu’elles ne soient rien ; peut-être pourraient-elles être pensées, si elles ne peuvent être « expérimentalement » connues [[Ph. II, p. 1. — Nous citons à l’aide des sigles suivants : Ph. : Philosophie, 3 vol. in-8, Berlin, Julius Springer, 1932 :
Ph. I : Tome I. Philosophische Weltorientierung (Exploration philosophique du monde).
Ph. II : Tome II. Existenzerhellung (TSclairement de l’existence).
Ph. III : Tome III. Metaphysik (Métaphysique).
VE : Vernunft und Existenz (Raison et Existence), J.- B. Wolters, Groningen, 1935.
Eph. : Existenzphilosophie (Philosophie de l’existence), Walter de Gruyter, Berlin et Leipzig, 1938.
NChr. : Nietzsche und das Christentum (Nietzsche et le christianisme), Pritz Seifert, Hameln, 1938.]].
C’est ainsi que nous sommes conduits à nous poser la question de savoir ce qu’il y a face à l’être du monde, pris dans sa totalité. Disons qu’il y a l’être qui, comme manifestation empirique du Dasein, n’est pas, mais peut être et doit être, et qui, comme tel, décide temporellement de son éternité.
Cet être, je le suis comme existence, du moins dans la mesure où je ne suis pas objet pour moi. Par elle, je me connais indépendant, sans que je puisse voir ce que j’appelle . mon « Je ». Je vis en elle et c’est d’elle que je tire toutes mes possibilités. Mais je ne puis la saisir : dès que je prétends y réussir, elle s’évanouit, car elle n’est jamais un sujet psychologique. Elle est une réalité qui se manifeste comme Dasein, – dans l’oscillation constante de la subjectivité à l’objectivité. Mais, en elle-même, elle n’est jamais la manifestation de quelque chose qui ressemblerait à un objet. Elle ne se manifeste qu’à soi-même et aux autres existants [[Ph. II, p. 1-2.]].
Mon Dasein n’est donc pas l’existence. C’est, l’homme qui, dans le Dasein, est existence possible. Le Dasein est tel ou tel, d’une réalité de fait déterminée ; l’existence, parce qu’elle est possible, avance vers son être ou rétrograde vers le néant, par le choix et la décision. Les Dasein se distinguent entre eux par des caractères en quelque sorte extérieurs ; l’existence est essentiellement différente de toute autre existence, en raison même de sa liberté. Le Dasein comme être vit et meurt, il est une réalité empirique ; l’existence n’existe que comme liberté. Le Dasein est absolument temporel ; l’existence est, dans le temps, beaucoup plus que le temps : pour elle, il n’y a pas de mort, mais seulement, relativement à son être, essor ou déchéance. Mon Dasein est fini, en tant qu’il n’est pas toute la réalité des choses ; l’existence, elle non plus, n’est pas tout ni seulement pour soi, car elle n’est qu’autant qu’elle se rapporte à une autre existence et à la transcendance, qui sont pour elles l’absolument autre, devant quoi elle a conscience de n’être pas par soi seule ; mais alors que le Dasein est fermé sur soi et ne peut que tourner en rond indéfiniment, l’infinitude de l’existence est une possibilité constamment ouverte. Pour le Dasein, l’action qui s’alimente à l’existence possible est suspecte, car elle pourrait le conduire à la ruine et à l’anéantissement ; le souci de sa durée temporelle le pousse à faire de l’agir existentiel une condition de sa propre subsistance empirique ; mais l’existence possible ne peut jamais, sans déchoir, devenir un auxiliaire inconditionné des ambitions temporelles du Dasein [[Ph. II, p. 2.]].
La réalisation du Dasein est l’être-du-monde, car le tout du Dasein (ou de la réalité empirique) est le monde, ou, inversement, le monde est; le Dasein qui s’offre à moi comme l’être toujours déterminé des objets et l’être que je suis moi-même comme Dasein empirique [[Ph. II, p. 3.]]. L’existence possible est dans le monde comme dans le champ où elle se manifeste [[Ph. II, p. 2-3.]].
Le monde comme objet de science est l’étranger. Je suis, par rapport à lui, à distance : les objets empiriques, ainsi que tout le connaissable, sont pour moi « l’autre ». Plus je conçois le monde dans sa vraie réalité, plus je me sens étranger en lui ; il est l’autre et, comme tel, désespérant. Insensible, par-delà la pitié et la dureté, soumis à la nécessité et chancelant dans le hasard, il s’ignore lui-même absolument. Impossible de le saisir : il est l’impersonnel, explicable peut-être dans le détail, mais incompréhensible dans son tout [[Ph. II, p. 3.]].
Cependant, d’une autre façon, je puis connaître le monde. Car je lui suis apparenté ; en lui, je suis chez moi ; c’est en lui que je suis né et ma raison se développe dans les cadres de sa légalité interne. Je trouve ma tranquilité à me mouvoir dans ses horizons familiers. Il me parle ; je participe à sa vie. Ses chemins m’apportent bien des déceptions ; mais ni mes échecs ni mes difficultés n’arrivent à ruiner complètement ma confiance en lui.
Ce monde-là, qui est le monde de l’action et non celui de la connaissance pure, je puis le saisir sous deux aspects différents. Ou bien, je tends vers le monde comme vers ce qui peut combler mon désir d’être, comme Dasein : dans ce cas, je m’abandonne à l’aveugle volonté de vivre. Certes, je ne puis éviter de désirer le monde, mais cette tendance vers le monde, quand elle est absolue, devient destructrice de moi-même ; contre elle, j’entends l’appel de l’existence possible, qui m’exhorte à me détacher du monde. — Ou bien j’exerce dans le monde une activité de transcendance : dans tout ce que j’accomplis en lui, dans la pensée et l’action, dans la création et l’amour, je saisis une manifestation de la transcendance, qui me parle. Comme tel, le monde n’est pas objet de savoir. Il semble au contraire qu’il ait perdu toute consistance ; il change selon le temps et les personnes, et aussi selon mon état intérieur ; il ne parle pas à tous les hommes, ni à chacun en tout temps. Je dois être, par rapport à lui, dans un état de disponibilité, si je veux entendre son appel ; il faut même . que j’aille au devant de lui, sinon je.ne pourrai trouver le chemin de la transcendance, car ici tout est pour et par la liberté et la contrainte n’a absolument aucune place [[Ph. II, p. 2-3.]].
On voit ainsi comment l’existence possible se distingue du monde, afin de pénétrer en lui plus avant, et comment elle se détache de lui, en vue de gagner beaucoup plus que le monde ne peut donner. Le monde à la fois attire l’existence comme le moyen de sa réalisation et la repousse comme ce qui fait obstacle à la chute dans le Dasein empirique. Le monde et l’existence sont en perpétuelle tension : ils ne peuvent ni s’unir ni se séparer. C’est cette tension qui est au principe de l’acte de philosopher à partir de l’existence possible. Le monde comme connaissable, l’existence comme ce qui est à éclaircir, sont dialectiquement distincts et mutuellement impliqués.
L’existence, comme telle, n’est jamais générale, mais lorsqu’elle est devenue objective par la manifestation, elle est en même temps l’individuel historique. Sans doute ce dernier peut-il encore entrer dans les catégories générales, bien que l’individu, étant inépuisable et ineffable, n’ait pas de limite et soit en quelque sorte infini. Mais justement cet individu n’est pas, comme tel, l’existence ; il n’est d’abord que la richesse visible de l’être-du-monde, qui ne peut être comprise et exprimée par aucune science, mais peut l’être par le moi-personnel qui s’interroge sur la source de son existence [[Ph. II, p. 4. — Jaspers exclut absolument toute possibilité de constituer une Ontologie (Cf. Ph. III, p. 160-163 ; Eph., p. 17). La philosophie ne peut jamais être valablement pour lui qu’une « philosophie existentielle » ou une « philosophie de l’existence », c’est-à-dire une élucidation de l’existence concrète. L’existence est insaisissable, parce que, entre la réalité existentielle et la pensée, il y a une distance impossible à franchir (Cf. Ph. II, p. 47). L’existence eat ce que je suis et non ce que je sais (Ph. II, p. 22). C est pourquoi la conscience que j’en ai est une tension permanente entre les deux pôles extrêmes de la subjectivité et de l’objectivité (Cf Ph. I, p. 47). Il ne peut donc y avoir de l’existence, selon le point de vue kierkegaardien, que « communication indirecte » : tout propos sur mon exister est un appel au propre et irréductible exister d’autrui.
A ce titre, la philosophie de l’existence se développera constamment dans l’équivoque, entre la singularité où elle s’alimente et l’universalité où elle aspire. Mais l’équivoque ou l’ambiguïté est sa vie, sa condition première d’authenticité, car elle empêche le philosophe d’imaginer qu’en se tournant vers l’existence, il fait autre chose que penser son être, et de croire qu’il lui suffise de le penser pour l’être vraiment (Ph. II, p. 9). Il faut que je reste toujours convaincu à la fois que je ne suis pas encore ce que je sais en philosophe (Ph. II, p. 206), mais que je ne suis philosophe qu’en pensant dans la clarté les expériences les plus personnelles. Voilà pourquoi, notent M. Dufrenne et P. Ricoeur (K. Jaspers et la Philosophie de l’existence, Ed. du Seuil, Paris, 1947, p. 340), « la philosophie de Jaspers ne peut tout à fait être tirée, ni du côté d’une analytique abstraite et d’emblée universelle, ni du coté d’une confession concrète et irrémédiablement personnelle, mais retient les deux possibilités à l’état naissant et dans leur tension indivise. Son pouvoir d’éveil tient à la fois de la conviction raisonnable qu’elle suscite et de l’appel qu’elle adresse d’une existence unique à d’autres existences uniques ». On pourra noter ici que, dans Du Refus à l’Invocation, G. Marcel, sans doute par inadvertance (mais qui est bien significative) qualifie (p. 284) l’exposé que Jaspers intitule simplement Philosophie de « Système de Philosophie ».]]
2. L’existence n’est pas un objet. Séparée du Dasein, du monde et du général, elle paraît n’être plus rien. Quant à espérer de la saisir par la pensée, c’est peine perdue ; l’entreprise semble même contradictoire, puisqu’il suffit de penser l’existence pour l’anéantir. Ainsi peut-on être conduit à douter de l’être de l’existence et à se demander si ce n’est pas une chimère que d’en chercher le sens.
L’existence, en effet, ne peut avoir la consistance ou l’épaisseur d’un objet particulier, comme ceux que la science envisage. Je ne puis pas davantage savoir ce que je suis, car tout ce que j’objective de moi ne vaut que de mon individualité empirique, laquelle sans doute peut être une manifestation de moi-même comme existence, mais qui déborde finalement tout essai d’analyse psychologique et me renvoie indirectement à l’Autre, dont je ne puis avoir l’intuition. Ainsi faut-il renoncer à l’idée d’atteindre l’existence par la voie du savoir objectif. Nous n’avons aucun moyen d’établir démonstrative-ment l’être de l’existence. Il faut nécessairement opérer un saut par delà les frontières de l’objectivement connaissable, — et c’est par ce saut que commence la philosophie.
Il faut bien comprendre, en effet, que l’existence n’est pas le but, mais le principe ou l’origine de la philosophie. Cette origine elle-même, n’est pas un commencement qu’on pourrait essayer de dépasser vers quelque chose d’antérieur, ni une décision arbitraire qui me laisserait dans le doute et le désespoir, ni un pur donné imposé par le refus d’une régression à l’infini dans la recherche des raisons et des fondements. L’origine n’est rien d’autre que l’être de la liberté, vers lequel je transcende, lorsque, philosophant dans le non-savoir, je reviens à moi-même. Par là, la philosophie, privée originellement du point d’appui objectif que cherche l’entendement, éprouve durement l’angoisse du doute relativement à l’existence. Cette angoisse, ce sentiment d’être privé de secours, est l’expression de l’abandon et du dénuement de mon être-personnel. Comme tel, il conditionne l’entrée dans la philosophie, dont la réalité consistera dans l’essor initial de ma personnalité. Philosopher, c’est donc essentiellement présupposer l’existence et la saisir dans cette présupposition même, qui ne peut être d’abord qu’un effort aveugle vers la découverte du sens des choses et de moi-même et vers l’obtention d’un point d’appui solide et stable, mais qui, dans le doute et le désespoir, revenant vers sa propre possibilité, rencontre cette inexprimable certitude qui s’éclaire dans la philosophie même [[Ph. II, p. 4-6.]].
L’insatisfaction du Dasein est donc bien, sous forme négative, la condition première qui me fait accéder à la vérité de l’existence, en me libérant de l’emprise de l’être-du-monde. En effet, l’existence m’installe, au sein même des situations concrètes et contingentes de la vie, dans des situations-limites (ou situations fondamentales) qui lui sont essentielles et dont je ne puis m’évader. Telles sont les situations qui s’expriment sous cette forme : « Je suis toujours en des situations telles que je ne puis vivre sans lutter et souffrir, — que j’assume une faute impossible à éviter, — que je dois mourir ». Ces situations-limites (mort, souffrance, lutte et faute), nous ne pouvons les changer, sinon dans la manière dont elles apparaissent. Elles sont comme un mur auquel fatalement nous nous heurtons, contre lequel nous échouons. Impossible de les expliquer ni de les déduire d’autre chose. Elles ne font qu’un avec le Dasein lui-même [[Ph. II, p. 203. – Nous verrons que ces situations fondamentales sont des « situations-limites » en ceci qu’elles mettent l’existence en contact avec quelque chose qui n’est pour elle qu’une pure limite, avec une autre réalité qui est proprement celle de la Transcendance, car, dit Jaspers, qu’elle soit proche ou lointaine, la Divinité n’existe pour moi que comme limite et comme cet Un absolu (Ph. III, p. 122) que je puis nommer aussi le Sur-être et le Non-être (Ph. III, p. 37), – Sur la question des situations limites chez Jaspers, cf. l’étude de G. Marcel, dans Du Refus à l’Invocation, p. 284-316.]]. C’est de leur présence coûtante que sourd l’insatisfaction foncière du Dasein, — une insatisfaction qu’il est impossible, d’ailleurs, d’établir à l’aide d’arguments : elle exprime simplement le sens de l’existence possible. Comme telle, elle ne me fait pas encore saisir le vide total de mon action dans le monde ; elle ne me place pas devant l’abîme du néant. Elle n’est d’abord qu’un mécontentement, qui va servir d’aiguillon à mon devenir personnel. Elle m’installe dans la solitude du possible, en laquelle tout l’être-du-monde s’évanouit, — solitude qui n’est elle-même que l’appel à être à l’origine de moi-même [[Ph. II, p. 6.]].
Dès que j’ai ainsi, par la liberté, renoncé à toutes les illu» sions du monde, je puis revenir au monde et aux autres hommes, en faisant passer ma conviction nouvelle dans la réalité de mon action et de mon échec. C’est cela même, en effet, qui va donner le sens d’une relativité insurmontable au savoir théorique et à l’actvité pratique. Car aux satisfactions communes qu’apportent les formes et les usages de la réalité mondaine, je vais opposer désormais la conscience insatisfaite que le monde n’est pas tout l’être, que les sciences ne peuvent jamais m’apporter, quelques lumières qu’elles me donnent sur le détail des choses, une joie comparable à celle que me vaut une volonté de savoir orientée vers l’être lui-même. Dans l’ordre de la vie pratique, la conscience de l’existence possible ne peut davantage trouver le repos. L’idée que le monde serait un tout par rapport auquel mon action pourrait avoir un sens, se heurte, d’une part, au fait que cette idée est toujours discutable, et d’autre part à l’évidence que le choix de mes tâches et ces tâches mêmes sont indéfiniment des commencements qui m’entraînent dans un processus dont il est impossible de découvrir le terme. Je sens bien cependant que je suis, comme existence possible, plus que l’individualité empirique, objective et impersonnelle, qui est engagée dans la vie politique, scientifique et économique, que l’existence est en lutte contre le monde ténébreux en lequel elle se trouve et contre lequel elle aspire, dans son échec même, à l’éternité de l’être [[Ph. II, p; 7. – Jaspers a repris les critiques de Kierkegaard contre la jouissance esthétique dans l’Art et dans l’erotique à la fois (Cf. notre Introduction à Kierkegaard, p. 131-139). Il montre qu’elle exige la multiplicité constamment renouvelée des expériences et qu’elle vit dans un présent sans réalité ni consistance, qui est, par rapport à l’instant de l’existence, un véritable néant, au sein duquel l’unité du moi sombre sans recours (Cf. Ph. I, p. 336-338).]].
Veux-je expliquer mon insatisfaction, savoir positivement de quoi il s’agit ? Cela me conduit à entreprendre l’éclairement de l’existence. Si l’existence, en effet, est une brèche dans l’être-du-monde, éclairer l’existence sera prendre conscience de la brèche ainsi pratiquée. Cette conscience comporte les quatre aspects suivants. Elle est, d’une part, le sentiment que j’ai atteint les limites de l’être-du-monde, que j’ai pour ainsi dire l’expérience de ces limites et que je perçois en elle l’appel d’une présence : la pensée passe des situations dans le monde aux situations-limites, de la conscience empirique à la conscience absolue, de l’action relative et conditionnelle à l’action inconditionnée. — En deuxième lieu, comme cette brèche jusqu’aux limites du monde ne me fait pas sortir du monde, mais s’accomplit dans le monde, elle introduit l’idée philosophique d’une manifestation de l’existence dans le monde sous la forme de la « conscience historique » et de la tension du Dasein entre l’objectivité et la subjectivité. — Troisièmement, la percée à travers l’épaisseur du monde s’origine à quelque chose qui est un commencement absolu. Or dans le monde, il n’y a que des faits purs ou « événements ». C’est donc moi qui ai décidé d’opérer la brèche ; par elle, j’ai décidé quelque chose. C’est que l’existence a la certitude qu’il lui revient de décider de son être, qui ne peut être proprement que par elle, et par conséquent qu’il faut, ou bien que j’accepte que le cours des choses décide de moi, — et dans ce cas, il n’y a plus de décision, mais tout « arrive », simplement, — ou bien que je décide moi-même, en saisissant l’être à partir de son origine comme moi-personnel, — ce qui suppose la liberté. — Enfin, ce qui doit être décidé ne peut s’établir par aucun savoir positif relatif au monde. L’éclairement de l’existence ne saurait se fixer un but final ; il ne fait sentir que des possibilités touchant ce que je dois devenir, si bien que le « je » et le moi-personnel, qui n’existent que dans les rapports interpersonnels (ou « communication »), ne pourront eux-mêmes être saisis que dans les notions fondamentales résultant de l’éclairement de l’existence [[Ph. II, p. 4-9.]].
3. L’éclairement de l’existence est orienté vers la réalité de l’exister, et cette réalité, dans sa situation historique, consiste à se transcender vers soi-même. Mais la pensée philosophique doit renoncer absolument ici à s’immobiliser en quelque sorte dans des objets- Elle s’appuie sur des objets, mais pour bondir jusqu’à l’acte originel de la transcendance, car c’est ainsi seulement qu’elle réalisera, non pas la réalité existentielle, mais la possibilité existentielle. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de penser mon être par la philosophie, mais de l’être ou.de le devenir, par une appropriation qui est essentiellement l’œuvre de la liberté.
Toutes nos assertions sur l’être convergent donc vers la liberté et vers ce qui peut être par elle. Le critère de la vérité ne réside plus désormais dans une mesure objective ou dans la référence à un phénomène donné, mais dans la volonté elle-même, en tant qu’elle affirme ou nie. Je prouve par moi-même, comme liberté, non seulement ce que je suis, mais ce que je peux être et ce que je veux être, mais je ne puis vouloir que dans la clarté de la conscience. La philosophie, ainsi comprise, est déjà par elle-même une expression de la liberté, dans laquelle tout, et même ce qui ,a un sens général, devient personnel. Le pur général est toujours creux et trompeur : c’est en raison même de cette personnalisation essentielle que l’existence n’a pas de langage à son service. .Mais tout ce qu’il y a de général dans la pensée reste valable pour l’existence possible, dès là qu’elle l’a pour ainsi dire rempli de ses propres certitudes. En fait, par les nécessités mêmes de la communication (c’est-à-dire des rapports interpersonnels), en laquelle le général doit intervenir, la pensée a pour ainsi dire deux ailes, qui doivent se déployer et battre ensemble, sans quoi elle retombe lourdement sur le sol : le général et moi-même [[Il n’y a pas de vérité pour tous. Sans doute, tous peuvent avoir foi ou croire à la même vérité, qui est ainsi vérité commune. Mais, s’il n’y a de vérité que pour qui saisit les « raisons » de la vérité, toute vérité est solitaire et personnelle. Ici même, la communication, exigeant la « généralisation » du vrai, devient un appel à la répétition personnelle de la preuve, à l’appropriation subjective de la valeur, et par conséquent ne peut jamais que s’adresser à une autre personne. En d’autres termes, eile se fonde sur la possibilité de solitudes multipliées. La vérité, dit Jaspers, est essentiellement asociale (Ph. I, p. 230).]].
Nous voyons par là que, dans l’éclaircissement de l’existence, il y a lieu d’attribuer méthodologiquement trois fonctions au général. D’abord, il nous conduit au point limite où l’objet n’émerge plus, où il n’y a plus que le vide. Etape négative, qui est un appel à la transcendance. — Ensuite, l’objectivité qu’on ne peut complètement éliminer, même quand on conçoit l’existence, se présente sous un aspect où l’on reconnaît en elle l’existence possible, sans toutefois la confondre avec elle et, du même coup, l’objectivité psychologique, logique et métaphysique devient, dans sa généralité même, comme un tremplin pour s’élever à l’éclaircissement philosophique de l’existence. — Enfin, le général conduit à élaborer une autre généralité, qui est, celle-là, spécifiquement propre à l’éclaircissement de l’existence. La pensée philosophique comprend, en effet, que les catégories générales ne sont que des signes, destinés à nous orienter vers ce qui est l’être véritable, non pour en établir la réalité objective, mais au contraire pour le faire concevoir comme ce qui ne peut être saisi sans qu’on le veuille proprement, du même mouvement qu’on le saisit, puisque je ne le suis jamais que possiblement. Ainsi donc, c’est la liberté que je rencontre dans ces signes, c’est-à-dire l’acte propre de cet être dont l’être ne dépend que de soi.
La pensée qui s’appuie sur les signes construit un schème formel de l’existence. Ce schème est nécessairement inadéquat, puisque l’existence concrète ne peut être subsumée sous aucun concept. Elle est, comme telle, quelque chose d’unique et d’incomparable ; aucune notion ne peut la remplir. Aussi le schème existentiel n’aura-t-il jamais qu’une valeur analogique [[Ph. II, p. 9-17. – Jaspers insiste sur la différence qu’il faut faire entre la manifestation temporelle de l’existence possible et l’objectivité (ou concept d’existence) des catégories kantiennes. Pour Kant, dit-il (Ph. II, p. 17-18), la réalité objective est connaissable en tant que soumise à la régulation des lois causales, alors que la réalité existentielle est, sans règle quelconque, absolument historique et par conséquent libre. De plus, la substance kantienne est permanence dans le temps, alors que l’existence est évanouissement et surgissement continu dans le temps : à la durée objective de la substance de Kant, s’oppose la « vérification » dans le temps ; à la causalité réciproque des substances s’oppose la communication mutuelle des existences. – D’autre part, la réalité objective est ce qui correspond en général à la sensation ; la réalité existentielle est décision inconditionnée dans l’instant. Objectivement, la substance kantienne exclut toute nouveauté ; au contraire, existentiellement, il n’y a pas d’objectivité, au sens d’état stable et définitif, mais seulement des sauts et des commencements absolus dans les manifestations de l’existence.]].
4. L’existence devient objective par sa manifestation. Cela peut créer des équivoques et, dans l’expression de l’existentiel en termes généraux, introduire quelques confusions. Aussi convient-il de noter que l’existence, comme telle, n’admet aucune généralité : elle est l’être inconditionné, mais non transmissible. Ce qu’elle est, nul autre ne peut l’être en même temps et au même titre. Ses objectivations, qui se formulent en notions générales, peuvent être pour autrui un appel à l’existence possible, mais jamais un savoir conceptuel. Bien plus, le fait de s’objectiver et de se généraliser implique toujours, pour l’existence, de multiples équivoques, puisqu’elle ne reste jamais identiquement la même : à peine énoncée, elle cesse de coïncider avec son expression. C’est pourquoi, chaque fois qu’appliqué à éclairer l’existence je m’exprime en termes d’objectivité, tout ce que je veux signifier au point de vue existentiel, psychologiquement, logiquement et métaphysiquement, prête à de nombreuses confusions. Ainsi, lorsque quelqu’un dit d’un ami qu’il parle toujours de lui-même quand il s’agit d’une question de fait, cela peut signifier deux choses tout à fait différentes : soit que cet ami se laisse dominer par les exigences d’une individualité égocentrique, soit qu’il exprime sincèrement et gracieusement ce qui traduit sa propre vérité existentielle. Cette ambiguïté est essentielle à l’existence possible et ne comporte aucune espèce de duperie : quand elle donne lieu à méprise, on ne peut lui en faire un reproche. La conscience critique de l’existence possible est pour ainsi dire située entre deux mondes, qui paraissent n’en faire qu’un pour l’intelligence conceptuelle : le monde de l’irréel et celui de l’être [[Ph. II, p. 18-21.]].
Il importe donc absolument d’écarter toute forme de savoir qui tiendrait à fixer l’être existentiel dans l’immobilité et l’objectivité. Spontanément, nous cherchons cet état de repos et cette sécurité. Mais cet état est une illusion totale. Dès qu’il s’agit d’existence authentique, je suis nécessairement dans l’inquiétude relativement à tout ce qui a les apparences de la consistance et de la stabilité : je dois relativiser tout l’être qui se présente sous la forme d’un état. Peut-être, il est vrai, pourrait-on espérer de découvrir des critères de l’existentiel et du non-existentiel. Mais cet espoir sera nécessairement frustré, puisque toute vérification et toute démonstration rationnelles, par le moyen des catégories, sont des événements du monde et ne concernent aucunement l’existence. Dans l’existence possible, la preuve ne peut intervenir qu’au titre d’une communication de ma propre conscience.
Si nulle assertion destinée à éclairer l’existence ne peut être subsumée sous une connaissance générale, même l’assertion : « Je suis une existence » est dépourvue de sens : l’être de l’existence n’est pas une catégorie objective. Je puis avancer des énoncés existentiels dans la mesure où l’autre m’écoute, c’est-à-dire en tant que les deux existants sont l’un pour l’autre, mais cet « être-l’un-pour-l’autre » n’est pas un savoir. L’existence comme conviction, croyance, conscience absolue, n’est jamais objectivement connaissable. Dès que je suis en communication existentielle, toute évaluation objective est en défaut. Je ne puis même pas, par un mouvement inverse, affirmer : « Je ne me réfère à rien d’objectif. Donc j’existe », car je serais encore dans l’erreur : cette expression même conserverait une ambiguïté fondamentale, puisqu’on pourrait l’interpréter comme un simple artifice pour dissimuler, sous l’absence de toute exigence objective, une autre forme d’exigence objective.
Ainsi donc, tout ce qui est assertion existentielle pour une conscience en général ne pourra jamais se coaguler en objectivité, si du moins celle-ci prétend à la totalité. Il faut accepter ces limites. Tout essai de les dépasser pour pénétrer jusque dans l’existence ne peut avoir d’expression ou de justification valables : dans tous les cas, il ne pourra s’agir que d’une question posée à l’autre et d’un éclaircissement à réaliser par la voie de la communication indirecte [[Ph. II, p. 21-23. – La notion de l’être d’après Jaspers, doit être précisée. On peut, semble-t-il, distinguer l’être de l’expérience (ou être-du-monde) et l’être de la Transcendance. Ce dernier seul est être au sens absolu du mot, mais tel cependant que nous ne pouvons absolument rien en dire, sinon qu’il est. Nous reviendrons là-dessus quand il sera question de la Transcendance. – L’être empirique n’est jamais donné dans son universalité, en laquelle tout le réel et tout le possible sont compris. Il ne s’actualise jamais que partiellement. En fait, il nous apparaît toujours déterminé, comme tel être (Ph. I, p. 4-6). Mais il est, dans ce qu’il a de plus formel, absolument indéterminé ; il est « incirconscrit » et « infini » ; de ses profondeurs viennent à nous les êtres déterminés de l’expérience (Eph., p. 13-15). – Toutefois, il ne saurait être question ici d’un concept, car l’être n’a pas de véritable unité, pas même logique : les formes de l’être sont irréductiblement diverses (Ph. I, p. 6). Nous dirions en langage technique, que, selon Jaspers, l’être est équivoque. Il n’y a pas d’être commun, au sens scolastique du mot (Jaspers comprend d’ailleurs à contre-sens cet « être commun » comme un genre comprenant trois espèces : l’être-objet, l’être-pour-soi, l’être-en-soi). L’être n’est pas même à concevoir comme la source à partir de laquelle les êtres surgiraient par exploitation ou actualisation. Il faut dire simplement que chaque être est un être dans l’être. Aucun d’eux ne peut revendiquer une prééminence quelconque (Ph. I, p. 6).]].