Il n’y a donc pas de développement continu, homogène, entre sagesse et philosophie. Ce qui fait surgir cette dernière est une réforme expressive, l’intervention d’une nouvelle forme littéraire, d’un filtre à travers lequel la connaissance de ce qui précédait se trouve conditionnée. La tradition, essentiellement orale, de la sagesse, déjà obscure et peu prodigue du fait de son éloignement dans le temps, déjà évanescente et faible pour Platon lui-mème, se révèle à nos yeux proprement falsifiée par l’introduction de la littérature philosophique. D’un autre côté, l’extension temporelle de cette époque de la sagesse est très incertaine: elle comprend l’époque dite présocratique, c’est-à-dire le sixième et le cinquième siècle avant J.-C., mais l’origine plus lointaine nous échappe. C’est vers la tradition plus ancienne de la poésie et de la religion qu’il nous faut nous tourner, mais l’interprétation des faits ne peut éviter d’être philosophique. On doit se représenter, ne serait-ce que de manière hypothétique, une interprétation du type de celle que Nietzsche a suggéré pour expliquer l’origine de la tragédie. Lorsqu’un phénomène important n’offre une documentation suffisante que dans sa partie finale, il ne reste plus qu’à tenter une interpolation, en ce qui concerne son ensemble, de certaines images et concepts, choisis dans la tradition religieuse et considérés comme symboles. Comme nous le savons, Nietzsche part de l’image des deux dieux grecs, Dionysos et Apollon, et à travers l’approfondissement esthétique et métaphysique des concepts de dionysiaque et d’apollinien, il définit essentiellement une doctrine sur le surgissement et la décadence de la tragédie grecque, puis une interprétation générale de la grécité, et finalement une nouvelle vision du monde. Et c’est bel et bien une perspective identique qui semble s’ouvrir à nous quand, à la place de l’origine de la tragédie, nous considérons l’origine de la sagesse.
Ce sont encore les mèmes dieux, Apollon et Dionysos, que l’on rencontre en remontant les chemins de la sagesse grecque. Si ce n’est que, dans cette sphère, la caractérisation de Nietzsche doit être modifiée; et, de plus, la prééminence doit être accordée à Apollon plutôt qu’à Dionysos. C’est en effet au dieu de Delphes, plus qu’à tout autre dieu, qu’il faut attribuer la maîtrise de la sagesse. À Delphes se manifeste la vocation des Grecs pour la connaissance: le sage n’est pas celui qui est riche d’expériences, celui qui excelle par son habilité technique, par sa dextérité, par ses expédients ‘“ comme c’est le cas en revanche à l’époque homérique. Ulysse n’est pas un sage. Le sage est celui qui jette une lumière dans l’obscurité, qui défait les nœuds, qui manifeste l’inconnu, qui précise l’incertain. Pour cette civilisation archaïque, la connaissance du futur de l’homme et du monde appartient à la sagesse. Apollon symbolise ce coup d’œil pénétrant, son culte est une célébration de la sagesse. Mais le fait que Delphes constitue une image unificatrice, un condensé de la Grèce elle-mème, indique quelque chose de plus, à savoir que la connaissance fut, pour les Grecs, la plus grande valeur de la vie. D’autres peuples ont connu et exalté la divination, mais aucun ne l’éleva au rang de symbole décisif, par lequel, au plus haut degré, la puissance s’exprime en connaissance, comme ce fut le cas précisément chez les Grecs. Sur tout le territoire hellénique il y eut des sanctuaires voués à la divination; celle-ci demeura un élément décisif de la vie publique et politique des Grecs. Et surtout l’aspect théorétique lié à la divination est caractéristique des Grecs. Divination implique connaissance du futur et manifestation, communication de cette connaissance. Ceci advient à travers la parole du dieu, à travers l’oracle. Dans la parole, la sagesse du dieu se manifeste à l’homme, et la forme, l’ordre, le lien par lesquels se présentent les paroles révèlent qu’il ne s’agit pas de paroles humaines, mais bien de paroles divines. D’où le caractère externe de l’oracle: l’ambiguïté, l’obscurité, la forme allusive ardue à déchiffrer, l’incertitude.
Le dieu, donc, connaît l’avenir. Il le manifeste à l’homme, mais semble ne pas vouloir que l’homme comprenne. Il y a un élément de malveillance, de cruauté dans l’image d’Apollon qui se reflète dans la communication de la sagesse. Et Héraclite, un sage, dit en effet: «Le maître, auquel appartient l’oracle qui est à Delphes, ne dit ni ne cache, mais indique.» Face à ces problèmes, la signification attribuée par Nietzsche à Apollon est insuffisante. Selon Nietzsche, et sur les traces du concept schopenhauerien de représentation, Apollon est le symbole du monde comme apparence. Cette apparence est en mème temps belle et illusoire, puisque l’œuvre d’Apollon est essentiellement le monde de l’art, compris comme libération, fût-elle purement illusoire, de la terrible connaissance dionysiaque, de l’intuition de la douleur du monde. Contre cette perspective nietzschéenne, surtout si on la considère comme clé interprétative de la Grèce, on peut objecter que l’opposition entre Apollon et Dionysos, correspondant à celle entre art et connaissance, ne correspond pas à de nombreux et importants témoignages historiques concernant ces deux dieux. Nous avons dit que la sphère de la connaissance et de la sagesse se connecte beaucoup plus naturellement à Apollon qu’à Dionysos. Parler de ce dernier comme dieu de la connaissance et de la vérité, comprises de manière restrictive comme intuition d’une angoisse radicale, signifie présupposer, en Grèce, l’existence ‘“ strictement impensable ‘“ d’un Schopenhauer. Dionysos est plutôt rattaché à la connaissance en tant que divinité éleusinienne: en effet, l’initiation aux mystères d’Éleusis culmine en une epoptéïa, une vision mystique de béatitude et de purification qui, d’une certaine manière, peut être appelée connaissance. Toutefois l’extase mystérique, en tant qu’elle est atteinte à travers un abandon total des conditions individuelles et qu’il est possible de dire qu’en elle le sujet qui connaît ne se distingue plus de l’objet de sa connaissance, doit être considérée comme le présupposé de la connaissance et non comme la connaissance elle-mème. Par contre la connaissance et la sagesse se manifestent à travers la parole, et c’est à Delphes qu’est prononcée la parole divine. C’est Apollon, et certainement pas Dionysos, qui parle par la bouche de la prètresse.
Lorsqu’il a défini le concept d’apollinien, Nietzsche a pris en considération le maître des arts, le dieu lumineux de la splendeur solaire, aspects d’Apollon certes authentiques, mais partiaux, unilatéraux. D’autres aspects du dieu étendent sa signification et la rattachent à la sphère de la sagesse. Il y a en lui quelque chose de terrible, un élément de férocité. L’étymologie mème d’Apollon, selon les Grecs, suggère la signification de «celui qui détruit totalement». C’est sous cette forme que le dieu est représenté au début de l’Iliade, où ses flèches apportent la maladie et la mort dans le camp des Achéens. Non pas une mort immédiate, directe, mais une mort par l’intermédiaire de la maladie. L’attribut du dieu, l’arc, arme asiatique, fait allusion à une action indirecte, médiate, différée. Ici nous touchons à l’aspect de la cruauté, à laquelle il est fait allusion à propos de l’obscurité de l’oracle: la destruction, la violence différée est typique d’Apollon. En effet, parmi les épithètes d’Apollon, nous trouvons: «celui qui frappe de loin» et «celui qui agit à distance». Jusqu’à présent, le lien entre ces caractéristiques du dieu, action à distance, destructivité, effroi, cruauté, et la représentation de la sagesse grecque n’est pas clair. Mais la parole d’Apollon est une expression dans laquelle se manifeste une connaissance: selon les modes par lesquels, dans la Grèce primitive, les paroles de la divination se conjuguent en discours, se développent en discussions, s’élaborent dans l’abstraction de la raison, il sera possible de comprendre ces aspects de la figure d’Apollon comme des symboles illuminant le phénomène de la sagesse tout entier.
Un autre élément faible dans l’interprétation de Nietzsche réside dans le fait qu’il présente l’impulsion apollinienne et l’impulsion dionysiaque comme antithétiques. Les études plus récentes sur la religion grecque ont mis en évidence une origine asiatique et nordique du culte d’Apollon. Ici se fait jour une nouvelle relation entre Apollon et la sagesse. Un fragment d’Aristote nous informe que Pythagore ‘“ un sage précisément ‘“ fut nommé Apollon hyperboréen par les habitants de Crotone. Les Hyperboréens étaient pour les Grecs un peuple fabuleux de l’extrème septentrion. C’est de là que semble provenir le caractère mystique, extatique, d’Apollon, qui se manifeste à travers l’exaltation de la Pythie, à travers les paroles délirantes de l’oracle de Delphes. Dans les plaines du Nord et de l’Asie centrale, une tenace persistance du chamanisme a été attestée, ainsi qu’une particulière technique d’extase. Les chamans atteignent une exaltation mystique, une condition extatique, au cours de laquelle ils sont en mesure de réaliser des guérisons miraculeuses, de voir l’avenir et de prononcer des prophéties.
Tel est l’arrière-plan du culte delphique d’Apollon. Un passage célèbre et décisif de Platon nous éclaire à ce propos. Il s’agit du discours sur la «mania», sur la folie, que Socrate développe dans le Phèdre. Dès le début, le délire est opposé à la modération, au contrôle de soi, et, dans une inversion paradoxale pour nous modernes, il exalte la première comme étant supérieure et divine. Le texte dit: «Les plus grands parmi les biens parviennent jusqu’à nous par l’intermédiaire de la folie, qui est considérée comme un don divin‘¦ en effet la prophétesse de Delphes et les prètresses de Dodone, alors qu’elles étaient possédées par la folie, ont procuré à la Grèce de grandes et belles choses, aussi bien aux individus qu’à la communauté.» Le lien entre la «mania» et Apollon est donc bien mis en évidence dès le commencement. On distingue ensuite quatre sortes de folie:ü prophétique, mystérique, poétique et érotique, les deux dernières étant des variantes des deux premières. La folie prophétique et la folie mystérique sont inspirées par Apollon ou par Dionysos (mème si ce dernier n’est pas nommé par Platon). Dans le Phèdre, la «mania» prophétique occupe le premier plan, au point que sa nature divine et décisive est attestée par Platon comme constituant le fondement du culte delphique. Platon soutient son jugement à l’aide d’une étymologie: la «mantique», c’est-à-dire l’art de la divination, provient de «mania». Elle en est l’expression la plus authentique. Ainsi non seulement la perspective de Nietzsche doit être complétée, mais plus encore modifiée. Apollon n’est pas le dieu de la mesure, de l’harmonie, mais le dieu de l’exaltation, de la folie. Nietzsche considère la folie comme se rapportant au seul Dionysos, et de plus il la limite à l’ivresse. Ici un témoignage de poids tel que celui de Platon nous suggère au contraire qu’Apollon et Dionysos possèdent une affinité fondamentale, précisément sur le terrain de la «mania»; une fois liés, ils épuisent totalement la sphère de la folie, et les appuis ne manquent pas pour énoncer l’hypothèse ‘“ en attribuant la parole et la connaissance à Apollon et l’immédiateté de la vie à Dionysos ‘“ selon laquelle la folie poétique est l’œuvre du premier, et celle érotique l’œuvre du second.
En conclusion, si une recherche des origines de la sagesse dans la Grèce archaïque nous pousse dans la direction de l’oracle delphique, de la signification complexe du dieu Apollon, la «mania» se présente à nous comme encore plus primordiale, comme fond du phénomène de la divination. La folie est la matrice de la sagesse.