Dans la vie de connaissance, tout part de l’expérience, tout de ce qui aboutit à la technique comme à la science; mais justement puisque tout vient de l’expérience, celle-ci n’est pas le point de départ spécifique de la métaphysique.
Dans la mesure où celle-ci doit effectivement assurer aux autres un fondement, il faut qu’elle se contrôle elle-même rigoureusement. Aussi bien la philosophie est-elle la recherche de ce qui est premier, arche ou le proton. On a pu l’appeler « protologie » (V. Gioberti, Della protologia, 1857); comme on pourrait la dire « archologie » (distincte d’une « archéologie », science de l’ancien).
« Mais est soit un intemporel, dont la priorité est ontologique ou logique, c’est-à-dire un principe; soit un temporel dont la priorité est chronologique, c’est-à-dire un commencement. »1 La philosophie sera considérée, soit comme « science des origines toutes premières » (episteme ton proton archon, que l’on traduit trop abstraitement « science des premiers principes »); soit comme « science du commencement », préoccupée de arche philosoias au sens platonicien du terme, où l’étonnement est source de réflexion (Théét. 155 d).
Mais entre cette « science de l’amorçage de la démarche », science du cheminement, recherche de méthode ou d’itinéraire,… et la « science des tout premiers Débuts » ou de l’Origine Principale (ou des Principes), il y a identité, comme entre le commencement et l’achèvement d’un même processus.
Le mot « principe » donnait lieu en effet à une confusion. Dans un cas, le principe est le point d’enracinement originel de la philosophie; il est certitude initiale, s’identifiant avec la question ouverte et l’inquiétude du philosophe « soucieux de prendre racine dans la vérité, de trouver comme l’alpiniste sa prise ». Il s’agit ici de la philosophie à faire, comme tâche et comme recherche. Dans l’autre cas, le principe est fondement dernier, assise et solution, ultime certitude : philosophie achevée, le sommet conquis d’où l’on peut se retourner (et par le chemin du retour, « déduire » en expliquant, tandis qu’à l’aller, on s’appliquait à «induire» en explicitant). Bref, la différence de « principe » à « principe » est celle d’une vérité originelle à une vérité originaire, d’une certitude initiale à une certitude finale. (Cette dernière étant « principale », comme la source trouvée en remontant le cours, comme l’océan à l’origine de la source.)
Mais ce principe de remontée qui s’impose à la « méthode » (à l’itinéraire), est évidemment loin du principe authentique, qui s’impose en « réalité », pour expliquer le reste. Le premier n’explique rien : on s’y applique seulement comme on met le pied dans l’étrier; l’autre achève tout. Or comme c’est à la même science qu’il revient de commencer et d’achever, une même expression peut la désigner par un bout ou par l’autre : science du départ, et science de l’arrivée. En effet : « Nous ne sommes pas de plain pied avec la vérité, et le problème de l’entrée et du passage se pose. Précisément, parce qu’il y a un pas à faire et à bien faire, il y a un problème du début. La question philosophique du commencement constitue alors le commencement de la question, de l’interrogation philosophique. » (Id., Ibid., p. 12) Question radicale, au sens propre du terme, qui justifie donc un carrefour approfondi.
++++
Le point de départ est-il nécessaire?
« Il semble qu’à moins d’abandonner tout souci de rigueur, il faille absolument en trouver un (à la recherche philosophique). Que serait en effet un savoir sans commencement bien défini et sans une base pour supporter l’édifice? Cependant de nos jours, phénoménologues et existentialistes s’en vont déclarant qu’il n’y a point de départ auquel du moins on puisse se référer de façon absolue et exclusive; tout point de départ… renvoie à autre chose dont il a besoin pour se justifier. Bref, d’après eux, un examen approfondi du statut de la philosophie nous amènerait à cette conclusion apparemment étrange : qu’à cette forme de savoir on ne peut attribuer aucun point de départ, au-delà duquel il ne soit plus possible ni nécessaire de remonter. » 2
Cependant,
« Pas plus en cela qu’ailleurs, on ne part de rien ; quand on y prétend, on n’aboutit qu’à ne pas avoir conscience de ce dont on part. La philo-2e. i sophie sans présupposition est une des formes de ce que Schopenhauer appelait, non sans raison, le charlatanisme philosophique. »3 ++++
Le point de départ est-il une expérience?
« Il est hors de doute qu’une philosophie, aussi bien qu’une connaissance quelconque, doivent partir d’une expérience, sorte de donnée immédiate. Mais d’abord, cette expérience peut être, au point de départ, très différente suivant les hommes ; et les « données immédiates » reconnues par Bergson ne sont pas les seules possibles. De plus,… l’immédiat est pour lui (parce que « sans le notifier » il substitue deux notions) un type de réalité qui se confond avec la réalité… De quel droit confère-t-on à l’immédiat une valeur que le médiat n’aurait pas? » (même reproche fait par M. Merleau-Ponty, dans Rev. Met. et Mot. », 1947, 306, note 1). M. Morot-sir, au mot immédiat, dans Vocabulaire philosophique, Lalande, 1re éd., t. I, 348.
« Ces mots (= données immédiates) désignent plus souvent un point d’arrivée qu’un point de départ temporel. Pour Bergson, par exemple, la durée est sans doute une donnée immédiate; mais elle n’en est pas moins l’essence des choses, la réalité authentique qu’on découvre difficilement, à l’aide d’une intuition exigeant une pénible ascèse. (R. Vancourt, op. cit., p. 27)
Bref, ne pas confondre les expériences (même immédiates) sur lesquelles on se penche pour les étudier avec l’expérience qui serait effectivement un « point » d’où l’on part.
++++
Le point de départ est-il l’évidence?
Il est commun de déclarer qu’on part d’une évidence. Le tout est de préciser laquelle, d’en fixer une qui soit universellement valable, absolument indiscutable! Car il est évident que le métaphysicien ne peut explicitement s’offrir pour commencer tel « principe » justement dont il conviendra de manifester la valeur, tel principe dont l’énoncé justement prête à contestation et qu’il serait trop facile de s’accorder au départ, pour en tirer ensuite ses déductions. On parle de principes, principes « premiers » comme on dit, mais justement sont-ils si « premiers » universellement qu’on le dit : le principe du tiers-exclu que vous pouvez croire évident, un physicien a professionnellement l’expérience de sa relativité. J’en dirai autant du principe même d’identité. Cet énoncé dont vous déclarez avoir l’évidence, cela même doit être remis en question, si tout doit être remis en question.
D’autre part, toutes les expériences n’ont pas ce caractère de l’évidence initiale! N’appelons pas « évidences » telles expériences authentiques certes et variées, « données immédiates » qui doivent servir de matière à l’investigation philosophique, mais dont la variété même ne saurait faire « le » point de départ. Le mot de Duméry : « convaincre les philosophes qu’on ne part jamais de rien, mais au fond de tout » est plus généreux que pertinent. On peut l’entendre certes, mais à condition de préciser dans ce « tout » exactement « quoi » : çu’est-ce qui, par — tout, représente pour le philosophe, « le » point de départ? (Je dis que c’est en toutes choses l’interrogation qui s’y rapporte.)
Enfin, on ne nie point cet arrière-fond d’évidences vagues que chacun porte en soi. Mais précisément il s’agit pour le philosophe de dépasser ce tâtonnement, de trouver une prise ferme. Tâche urgente, s’il est vrai que l’on subit autrement le « poids dont pèse sur tout discours philosophique l’arrière-plan d’évidence vague dont, depuis Aristote jusqu’à Bergson, et au-delà, la philosophie n’est pas arrivée à s’affranchir. » 4 ++++
Le point de départ est-il un fait?
Un fait primitif grâce auquel tout le reste deviendrait clair, et qu’il faudrait donc, pour commencer, découvrir?
C’était l’opinion de Maine de Biran : « il ne saurait y avoir à l’origine d’une science plusieurs faits du même ordre » (cf. Delbos, Maine de Biran et son œuvre philosophique, Vrin, 1931, p. 210). De même Schopenhauer, et Nietzsche, qui considère la Volonté de puissance comme « le fait ultime jusqu’où nous puissions descendre ». Fichte enfin : car l’existence d’une pluralité de principes ou de faits primitifs compromettrait définitivement la valeur de la philosophie et l’unité de la connaissance. Mais qu’est-ce qu’un fait?
Pour Fichte, le fait, c’est ce qui n’a besoin d’aucun raisonnement pour être tenu vrai : « une proposition de cette nature ne peut être que l’expression d’un fait » (Xavier Léon, Fichte et son temps, A. Colin, 1922, t. I, p. 221.)
Pour Maine de Biran, le fait est ce que nous éprouvons à l’intérieur ou à l’extérieur de nous-mêmes; il « enveloppe nécessairement le rapport d’un sujet qui perçoit et d’un objet qui est perçu » (Delbos, op. cit., p. 209). Voici donc la question livrée à de nouvelles vicissitudes.
++++
Le point de départ est-il le fait d’un sujet?
On peut se demander en effet s’il est possible d’identifier faits et principes. Le fait est particulier et contingent : une telle réalité peut-elle fonder l’intelligibilité? Le principe rationnel s’affirme lui général et nécessaire. Ne pourrait-on concevoir un point de contact où facticité et rationalité ne feraient qu’un?
Pour Fichte, il y a identité entre le fait (qui fonde la philosophie) et le principe (de son intelligibilité) : « Le fait ou plutôt l’acte qui constitue le principe de la philosophie est réel sans doute, mais c’est une réalité qui ne ressemble en rien aux données de la conscience : c’est une réalité purement intelligible. »5 (X. Léon, op. cit., p. 379.)
Pour Schelling, c’est d’abord la liberté qui est à poser comme Grand; mais il se voit de là renvoyer à ce qui est au delà ou en-deçà de cette position « fondamentale », — vers un Urgrund et un Ungrund, — vers un fond sans fonds plus foncier encore que la liberté et qui s’appelle la Gleichgultigkeit, l’indifférence! Sorte de matière première! sur quoi un marxiste se pose la question de savoir si l’on doit poser, au nom de la Liberté, la matière ontologique comme Gleichgultigkeit? 6.
++++
Le point de départ est-il une « vérité fondamentale »?
Un thomiste notoire, E. Gilson, estime que le point de départ indémontrable de la Métaphysique est une vérité saisie dès le principe et comme à l’intérieur de la raison :
« Toute métaphysique présuppose une notion de l’être donnée à la méditation du métaphysicien » (Introduction à la philosophie chrétienne, Vrin, 1960, p. 124).
Quelle notion? « Cette notion proprement thomiste de l’esse » (p. 103), c’est « la notion d’être entendue au sens, non pas de l’étant (ens, habens esse, ce qui est) mais bien de l’acte d’être (esse), qui composant avec l’essence en fait précisément un étant, un habens esse. » (ib., p. 103)
Autrement dit, une notion de l’être où se trouve donnée — et prise comme telle au principe — la distinction dans l’ens, de l’esse et de l’essentia.
E. Gilson estime en effet que « bien des raisons suggèrent la composition d’essence et d’être dans les étants, mais aucune ne la démontre à la rigueur » (ib., p. 55). Nous sommes censés la tenir « comme une vérité de cette simple vue qu’Aristote justifie par la transcendante excellence de l’intellect sur les principes mêmes qu’il pose » (ib., p. 124).
En conséquence, « il n’y a pas de science de la cause de la science » (ib., 124). Et s’il est bien vrai qu’il importe, pour éviter aux controverses entre grandes métaphysiques de rester vaines, de les faire s’affronter sur le plan des principes plutôt que sur celui des conséquences, Gilson estime que « de confronter leurs interprétations des principes, c’est ce qu’elles n’aiment pas faire, car leur premier principe est le même; seulement, elles l’entendent différemment » (ib., p. 124) 7 ++++
Le point de départ est-il le « Cogito » (sujet pensant et doute méthodique).
Telle est la pensée bien connue de Descartes.
« Pour que l’esprit puisse découvrir la vérité en métaphysique, pour qu’il puisse trouver un premier principe parfaitement évident, donc absolument certain, sur lequel il puisse bâtir tout l’édifice de la science, il faut qu’il commence par déraciner toutes les erreurs qui ont pu se glisser en lui. Tel est l’objet du doute méthodique. »8
Ce doute :
a) n’est pas universel. Descartes y soustrait la pratique et ses principes (maximes de morale, et « les vérités de la foi qui ont toujours été les premières en ma créance »). « Le doute méthodique s’étend à tous les jugements, mais non pas aux idées en tant qu’idées » (J. Chevalier, op. cit., p. 205, — qui reconnaît en note : « Descartes aurait dû soumettre à une critique plus serrée les idées en tant qu’idées. »)
b) se propose un but précis (qui est l’exclusion du doute) : « Non que j’imitasse pour cela les sceptiques… car au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile » (Discours, 3e partie, VI, 29). Ce qui suppose en quelque façon un préjugé du résultat.
c) est une sorte d’appel à la prudence ou défiance intellectuelle à se détacher des opinions et des jugements qui ont cours, en considérant même l’éventualité d’ « un certain mauvais génie non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper » (lre Méditation, IX, 17). Sorte d’ « introduction morale à la métaphysique… quelque chose d’analogue, pour ce grand raisonnable, à la Vie purgative des mystiques ». (J. Chevalier, op. cit., 212.)
++++
Sens du « Cogito »
La méthode cartésienne se constitue en vue d’établir la métaphysique; il s’agit d’enraciner solidement dans une bonne terre l’arbre de la science universelle. « Comme ce n’est pas des racines ni du tronc des arbres qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières » (Principes, préf. IX, 15).
Le physicien termine donc par la métaphysique; il y prend comme point de départ la pensée elle-même, mais en supposant déjà qu’elle a Dieu pour auteur 9. Alors estime-t-on « par le Cogito, nous touchons pied dans la réalité : nous passons de la logique à la métaphysique; nous sommes en possession du premier principe cherché ».
« Cette première vérité répond exactement aux exigences de nos règles formelles et elle leur fournit un contenu réel : en effet, nous avons là précisément une connaissance immédiate, c’est-à-dire intuitive d’une nature simple (le je comme sujet pensant), connaissance qui répond par conséquent à la règle de l’évidence et qui, par suite, ne peut être que vraie. Par le Cogito, la règle formelle de l’évidence devient principe réel de vérité. » (ib. J. Chevalier, 213-214).
Voyons maintenant les textes mêmes de Descartes :
« Lorsque j’ai dit que cette proposition : je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être » (Principes, 1, 10).
«… je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » (Disc, de la Méth., 4° part.)
Sur quoi on remarquera qu’antérieurement au « je pense donc je suis » Descartes formule comme indubitable une autre proposition : « je suis quelque chose ». Descartes ne veux donc pas douter de sa propre existence, — ni de sa propre essence, la pensée. Tel est à ses yeux le premier fait indubitable. Or voyons ce qu’il met (à la faveur du Cogito) à l’abri du doute initial… Plus nous le verrons définir ce « cogito », et moins il nous apparaîtra recevable, comme fait premier qui s’impose.
Descartes explique en effet tout aussitôt :
« Examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y ait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point, et qu’au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait 10 très évidemment et très certainement que j’étais; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison11 de croire que j’eusse été; je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle; en sorte que moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. » (Discours, ib.)
La suite n’est pas moins significative : « Et ayant remarqué qu’iï n’y a rien du tout en ceci, je pense donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toujours vraies » (ib.).
Qu’il me trompe tant qu’il voudra (= l’éventuel esprit malin), il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.
Mais je ne connaissais pas encore assez clairement quel je suis, moi qui suis certain que je suis; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance que je soutiens être plus évidente et plus certaine que toutes celles que j’ai eues auparavant…Qu’est-ce donc que j’ai cru être ci-devant? Sans difficulté j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme? Dirai-je que c’est un animal raisonnable? Non certes : car il me faudrait par après rechercher ce que c’est qu’un animal et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question je tomberais en une infinité d’autres plus difficiles et plus embarrassées; et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste en l’employant à démêler de semblables difficultés. Mais je m’arrêterai plutôt à considérer ici les pensées qui naissaient ci-devant d’elles-mêmes en mon esprit et qui ne m’étaient inspirées que de ma seule nature, lorsque je m’appliquais à la considération de mon être…
Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie et vraiment existante : mais quelle chose? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage? J’exciterai mon imagination pour voir si je ne suis point encore quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain, je ne suis point un air délié et pénétrant répandu dans tous ses membres… Mais qu’est-ce donc que je suis? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense? C’est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent » (Méditation 2e).
Tel est le paquet de « certitudes « que Descartes nous livre à prendre sans contestation pour des « évidences » toutes simples au point de départ. La dose est telle qu’on hésite…
++++
A Paul Valéry, qui admire la « fameuse proposition : je pense, donc je suis, « vérité inébranlable, qu’il faut prendre pour premier principe, et qui lui révèle en outre qu’il est une substance dont toute l’essence est de penser », il est arrivé de proposer — parmi tant d’exégèses, — une interprétation originale. Le Cogito ergo sum a pour lui « une très grande valeur » parce qu’il « n’a aucun sens. Car ce petit mot sum n’a aucun sens. Personne n’a, ni ne peut avoir l’idée ou le besoin de dire; Je suis, à moins d’être pris pour un mort et de protester qu’on ne l’est pas : encore dirait-on Je suis vivant ». (Paul Valéry, Les pages immortelles de Descartes, Corréa, 1941, p. 35.)
De fait, Valéry explique ainsi une chose que nous croyons vraie et qui rejoint le commentaire de J. Chevalier.« Descartes lui-même revenant sur ces mots, dix ans après les avoir tirés de soi et fixés dans le Discours de la Méthode, les redit avec quelque embarras, nie qu’ils procèdent d’un syllogisme; mais affirme qu’ils énoncent une chose connue par elle-même simplici mentis intuitu (Entretien avec Burman). Mais il touche par là au point même de soudure du langage avec ce qui se passe, sans doute, en deçà de lui… Ni syllogisme, ni même signification selon la lettre, mais un acte réflexe de l’homme, ou plus exactement l’éclat d’un acte, d’un coup de force. Il y a dans un penseur de cette puissance une politique intérieure et une extérieure de la pensée, et il se fait une sorte de raison d’État contre laquelle rien ne prévaut, et finit toujours par débarrasser énergiquement le Moi de toutes les difficultés ou notions parasites dont il est grevé sans les avoir trouvées en soi-même… Si le Cogito revient si souvent dans son œuvre, se trouve et se retrouve dans le Discours, dans les Méditations, dans les Principes, c’est qu’il sonne pour lui un appel à son essence d’égotisme. Il le reprend comme le thème de son Moi lucide, le réveil crié à l’orgueil et aux ressources de son être. Jamais jusqu’à lui, philosophe ne s’était si délibérément exposé sur le théâtre de sa pensée, payant de sa personne, osant le Je pendant des pages entières » (P. Valéry, ib., 36-37).
On ne saurait mieux reconnaître — dans l’admiration du reste — qu’il s’agit bien d’un coup de force. La prise de pouvoir, par une pensée qui balaye les op-positions de l’ob-jet, et s’impose. «Je pense, donc je suis », c’est-à-dire « je suis-pensant », ma pensée suffit, constitue mon essence. Ce « moi » qui prend la direction des affaires est assurément le plus pur, le moins personnel, le plus démocratique, puisqu’il est le même en tous et l’universel en chacun. D’où le bienveillant accueil que l’on fait d’ordinaire à ce moi :
« On nous reproche…de murer l’homme dans sa subjectivité individuelle. Là encore on nous comprend fort mal. Notre point de départ est en effet la subjectivité de l’individu, et ceci pour des raisons strictement philosophiques. Non pas parce que nous sommes bourgeois, mais parce que nous voulons une doctrine basée sur la vérité, et non un ensemble de belles théories, pleines d’espoir mais sans fondements réels. Il ne peut y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense, donc je suis, c’est là la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. Toute théorie qui prend l’homme en dehors de ce moment où il s’atteint lui-même est d’abord une théorie qui supprime la vérité, car, en dehors de ce cogito cartesien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilités, qui n’est pas suspendue à une vérité, s’effondre dans le néant; pour définir le probable, il faut posséder le vrai…
» Mais la subjectivité que nous atteignons là à titre de vérité n’est pas une subjectivité rigoureusement individuelle, car nous avons démontré que dans le cogito on ne se découvrait pas seulement soi-même, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre, et l’autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. »12
Reste à savoir si, tout en maintenant son point de départ rivé, fixé au « Cogito » l’existentialisme réussit à le sauver d’un danger que Husserl a eu la lucidité de reconnaître :
« Il semblerait que mon moi… qui est le premier objet de cette science, en soit aussi nécessairement l’objet unique… Ladite science… semble nous condamner au solipsime » (Méditations cartésiennes, p. 27).
Tel est bien, semble-t-il, l’inéluctable perspective d’une science qui « avoue se donner pour objet le « moi », « la considération de mon être » : ce qui est le principe, sera bientôt le centre, sera finalement le point où tout demeure, bref l’enclos infranchissable, d’où l’on tente vainement d’effectuer la sortie.
De fait, la pensée post-cartésienne illustrera deux orientations. Ou bien l’on ramène le « cogito » à ce qu’il est, au plan de l’expérience naturelle, c’est-à-dire au fond à un phénomène, interprété dans un sens tantôt matérialiste et tantôt subjectiviste. Et le contenu reste celui de la conscience empirique dont on est parti. Ou bien l’on estimera cette « attitude… grossière », avec Husserl précisément, « à cause de l’ignorance totale de l’époché cartésienne ». Mais cette « épochè » — le mot l’indique — va plus loin probablement que le « doute » cartésien, et l’on y aboutit comme de force à partir et dans le prolongement du « Cogito » :
« Nous demandons : quel est ce moi qui a le droit de poser de telles questions transcendantales? Puis-je le faire en tant qu’homme naturel? En m’appréhendant moi-même comme homme naturel”” je me suis saisi moi-même comme me trouvant dans l’espace où je possède déjà un monde qui m’est extérieur » (Médiations cartésiennes, op. cit., p. 70).
Bref, par une opération que ses inventeurs qualifieront d’analyse v réflexive, ou de réduction transcendantale, ils estiment indispensable de parvenir à un plan qui dépasse l’empirisme du moi, et d’en rejoindre ainsi la source, — une conscience, une pensée, un sujet qualifié à son tour de « transcendantal ». Mais qu’en est-il de ce « Moi », — de son Être, de sa Vérité? Principe d’intelligibilité assurément, puisque requis à ce titre; mais dans quelle mesure, principe aussi de réalité? principe d’existence?
- Pierre Thevenaz, Problèmes actuels de la Phénoménologie, Desclée de Brouwer, 1951, p. 11.[↩]
- R. Vancourt, La philosophie et sa structure, Bloud et Gay, (sans date), p. 25.[↩]
- A. Lalande, Remarques sur le langage de la philosophie, in Rev. Métaph. et Mot., 1947, p. 190.[↩]
- J. Beaufret, Heidegger et le problème de la vérité, dans Fontaine, n° 63, nov. 1947, p. 759.[↩]
- Avant peut-être de revenir définitivement à cette intuition, — autrement exprimée et n’impliquant plus cette fois la distinction explicite « sujet-objet » — citons ce que dit L. Lavelle en termes excellents : « Les philosophes ont toujours cherché, cherché quel est le fait primitif dont tous les autres dépendent. Mais le fait primitif, c’est que je ne peux ni poser l’être indépendamment du moi qui le saisit, ni poser le moi indépendamment de l’être dans lequel il s’inscrit. Le seul terme en présence duquel je me retrouve toujours, le seul fait qui est pour moi et indubitable, c’est ma propre insertion dans le monde » (De l’acte, Aubier, 1937, p. 10).[↩]
- H. Lefebvre, La Somme et le Reste, La NEF de Paris, 1958, p. 520.[↩]
- Sans vouloir trancher ici — avec les arguments qui conviennent — le problème historique de la pensée de saint Thomas sur ce point, nous croyons devoir indiquer tout de suite à ceux que l’autorité thomiste de M. Gilson risquerait d’entraîner dans la voie de cette « philosophie chrétienne » préconisée par lui à partir du principe susdit et en dépendance d’une interprétation de l’Exode ;
a) la « vérité fondamentale de la philosophie chrétienne » ainsi conçue n’est pas telle que nous puissions l’adopter ainsi, d’un bloc, comme un principe sans discussion dès le départ;
b) si la cause de la science échappe à toute science, il n’y a plus de philosophie possible des sciences. La Philosophie première aurait-elle pour objet « toute vérité », sauf une (d’importance, par ses conséquences…)?
c) refuser de confronter les « philosophies diverses » sur leur principe, c’est abandonner la partie. Dire qu’elles ont toutes au fond le même principe — entendu différemment, mais en réalité identique, — c’est minimiser le différend…[↩]
- J. Chevalier, Descaries, 8« éd., Pion, 1929, p. 201.[↩]
- J. Chevalier souligne l’importance de ce présupposé divin : « Il faut bien garder ce principe en l’esprit si l’on veut comprendre la métaphysique cartésienne… Nous’ sommes ici en plein réalisme, et il est absurde d’attribuer à Descartes la doctrine que lui oppose Kant pour le réfuter » (op. cit., p. 200, note 3). Mais J. Chevalier qui vitupère d’un côté « ceux qui voient dans la doctrine du Cogito un idéalisme formel et subjectiviste, enfermant la pensée en elle-même » (alors qu’en effet Dieu en assure au préalable le débouché), hasarde une interprétation bien généreuse, quand il poursuit : « Descartes se fonde comme saint Thomas, sur une intuition objective, réelle. Il diffère du grand docteur beaucoup moins par sa doctrine, que par sa méthode, adaptée à notre époque comme celle de saint Thomas l’était à la sienne. » (ibid.).[↩]
- Je souligne à dessein tout ce qui trahit en réalité une longue opération de raisonnement et de syllogismes inconscients.[↩]
- Remarquer là encore le raisonnement à peine voilé, dont la majeure est clairement indiquée (« pour penser, il faut être »), et la conclusion (« je pense donc je suis ») « assurée » par le recours non dissimulé à ce que Descartes institue t règle générale ».[↩]
- J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 63-66.[↩]