Chastel: Cités idéales

La marqueterie italienne a développé au XVe siècle un type de paysage urbain et d’architecture pure qui (comme pour la nature morte) a toujours accompagné et parfois devancé la peinture. L’intarsia a tiré parti des trouvailles des maîtres avec une décision qui dégage les aspects les plus séduisants de leur poétique abstraite. Le grand style de Piero della Francesca avait créé au milieu du siècle des conditions exceptionnellement favorables au règne du décor géométrique avec les cycles imposants de panneaux d’intarsia dus à Fra Giovanni da Verona ou à Pier Antonio dell’Abbate. Le sens des belles cristallisations d’architecture se propage jusqu’aux premières années du XVIe siècle ; il survit ainsi nettement au triomphe des formes voilées et assouplies en peinture. Le phénomène eut tant d’ampleur qu’il faut s’interroger sur ses origines et sa portée.

Pendant longtemps le terme de « prospettiva ». désignera indistinctement les auteurs de tarsie et l’ordonnance mathématique de l’étendue. C’est là un fait fondamental. Il n’est pas étonnant que la marqueterie ait stimulé, diffusé et enfin prolongé l’art de géométrie et d’architecture pure, si l’on observe que, dès le début et par définition, les réseaux de la perspective s’exprimaient en articulations d’éléments simples et résolvaient le panneau en un puzzle de pièces régulières. En somme la révélation de l’espace géométrique coincide exactement avec un certain type de marqueterie qui en mesure et exprime les possibilités.

Selonu nea necdote célèbre, Donatello se moquait d’Uccello qui mettait en schéma cubes, spirales, rinceaux et « mazzocchi » bons pour la marqueterie. Mais les fameuses « vues urbaines » de Brunelleschi n’étaient elles-mêmes en un sens que des cartons précis d’intarsia. Selon Vasari, l’architecte enseigna la construction perspective à Masaccio, mais «il ne manqua pas de la montrer aussi à ceux qui font des marqueteries — c’est un art d’assembler les bois de couleur — il les stimula au point qu’on lui doit les développements intéressants de cette discipline ainsi que de beaucoup d’ouvrages excellents dont Florence a longtemps tiré gloire et profit » (Vasari).

Brunelleschi —- nous dit un autre historien — obtenait une perspective parfaitement juste, levée en plan et profil au moyen d’intersections, et il prit tant de plaisir à ces recherches qu’il se mit à peindre des vues perspectives de Florence ; il représenta la place Saint-Jean avec le baptistère, l’hôpital de la Miséricorde, la « volta dei Pecori », les échoppes, la colonne de Saint-Zénobe. Il peignit aussi la place de la Seigneurie avec les demeures qui l’entourent. Ce sont là des ensembles” d’édifices difficiles à embrasser dans une même vue : il y faut une orientation oblique. Ils constituèrent des images types du paysage urbain conçu comme une ordonnance axiale, rythmé par un dallage régulier, encadré par la ligne de fuite des corniches et des étages. La ville est devenue un panorama rigoureux de blocs et de places nues, de vides et de pleins, d’arcatures et de pavements, un théâtre abstrait où nul ne peut circuler sans permission expresse. A la ville de tours et de créneaux aux éléments serrés comme les grains d’une grappe qui est encore la conception de Sienne, la perspective et la fidèle marqueterie florentine substituent une armature de stricte géométrie d’une étonnante acuité.

Les perspectives urbaines devinrent donc un exercice de prédilection pour les « intarsiatori ». L’inventaire de Laurent le Magnifique (1492) signale dans le grand salon du Palais Médicis un lit en bois d’environ 3 mètres « con tarsie e prospettive ». Il subsiste plusieurs exemples de « cassoni » ornés de panneaux de ce genre. L’un des plus beaux est celui de la collection Contini-Bonaccosi à Florence. La vogue dans les décors d’intérieur de panneaux en marqueterie avec « vedute » d’architecture dans des encadrements de menuiserie — ceux des coffres ou ceux des « spalliere » — permet de mieux comprendre la fonction des célèbres peintures d’architecture, conservées à Baltimore, Berlin et Urbin. Leur analogie de forme et de structure avec les panneaux marquetés permet d’y voir des parois de coffre ou des panneaux destinés à être encastrés dans le revêtement d’un mur. C’est la version peinte du décor à la mode ; elles transposent — vraisemblablement aux mêmes fins — les vues urbaines de la marqueterie : ce sont celles-ci qui ont été au principe des fictions architectoniques dont s’est enchanté le XVe siècle.

La grande période de la marqueterie florentine se situe vers 1470. Le chroniqueur Benedetto Dei dénombre 84 ateliers de marqueteurs. Le maître de ces travaux est alors Benedetto da Majano ; mais le développement général de l’intarsia remonte au moins à trente ans plus tôt. Vers 1440 déjà, on connaît à Florence d’habiles marqueteurs : un certain Antonio Manetti travaille à la sacristie de la cathédrale. Son œuvre a disparu presque entièrement après l’intervention des Majano (1463). Mais la trace en subsiste vraisemblablement dans le décor à grosses guirlandes sur un fond d’architecture très ferme que l’on peut voir dans la partie supérieure du mur de droite. L’effet de perspective et le sens de la profondeur y sont déjà sensibles. Manetti fut sans doute l’un de ces marqueteurs que Brunelleschi initia à ses trouvailles. On mesure la portée du renouvellement en considérant les exemples siennois. Mattia di Nanni, par exemple, dont l’œuvre se situe entre 1425 et 1430, était élève du menuisier marqueteur Domenico di Niccolo dei Cori, l’auteur des « articles du Credo » dans la chapelle du Palais public. Il reçut lui aussi plusieurs commandes officielles. La vue de Sienne conservée au Palais communal agglutine églises, maisons et campaniles derrière les murailles, en une seule masse qui rappelle les paquets de maisons semés dans les tableaux des Lorenzetti ou les «villes idéales» des: enluminures, Rome, Jérusalem, la Cité de Dieu. La marqueterie a toutefois inspiré une composition impressionnante à l’auteur du panneau anonyme con-, serve également à Sienne où se découpent les pilastres des édifices à demi écroulés et les bandeaux d’une végétation folle.


Florence aimait plutôt l’ordre hallucinant qui naît de la juxtaposition des masses strictes et surtout des grands vides qu’offrent les extérieurs en perspective. Les intarsie de la sacristie de la cathédrale Santa Maria del Fiore avaient donc établi la renommée des Majano : pour moderniser le décor de Manetti, ils dressèrent de grandes figures sous niches et des scènes de l’Évangile encadrées de fortes architectures bien calibrées. Le cadet Benedetto était très demandé, mais il eut des déceptions : il n’aboutit pas à Naples ; il partit pour la Hongrie afin de remettre lui-même à Mathias Corvin un coffre que celui-ci avait commandé. Mais quand il le fit déballer devant le roi, les parcelles minutieusement ajustées se décollèrent. Le malheur dû au voyage fut réparé tant bien que mal, mais cette humiliation amena, dit Vasari, Benedetto à renoncer à la marqueterie pour la sculpture. La marqueterie était pourtant devenue un substitut luxueux et intime du décor à fresque. C’est aux ateliers florentins dirigés par Baccio Pontelli que s’adressa le duc d’Urbin pour orner son cabinet d’études.

Ce décor étourdissant qui exploite toutes les ressources du trompe-l’œil, natures mortes, banquettes, placards à claire-voie entrouverts sur des étagères chargées de livres et d’instruments de travail, date de 1475. Le panneau central comporte, au-delà d’un dallage régulier, un portique ouvert sur un paysage de lacs et de montagnes. Le pilastre à double étage qui soutient l’arcature appartient au répertoire de l’architecte Francesco di Giorgio qui travaillait à cette époque pour le duc d’Urbin. Il doit avoir fourni le dessin de la composition. Quelques années plus tard, à Gubbio, cité natale des Montefeltre, sera aménagé un autre « studiolo » (aujourd’hui à New York) où les marqueteurs, s’inspirant du décor d’Urbin, pousseront à l’extrême la virtuosité et le brio dans le traitement des natures mortes.

Les plus belles cités géométriques venaient d’apparaître dans le cercle des marqueteurs issus de Piero della Francesca. Les compositions d’intarsia adaptèrent les épures du « monarque de la peinture » dont l’action fut décisive sur les frères Lendinara — Lorenzo et Cristóforo — et, par eux, sur toute l’école de marqueterie septentrionale. Après les décors « abstraits » à la cathédrale de Modène (1461-1465), les Canozzi s’orientent dans leurs panneaux destinés au chœur de la basilique de Padoue (1462-1469) vers une conception plus ample et plus « picturale ». La technique nouvelle des teintures bouillies favorisa cette orientation en leur permettant d’obtenir des tons de bois plus variés et nuancés et de rendre des effets d’éclairage moins durement contrastés. Ils fixèrent le schéma de l’arcature où alternent les claveaux sombres et clairs pour encadrer les vues urbaines. Et celles-ci peuvent se permettre de donner par les masses et les formes la physionomie d’une ville ; ainsi Padoue avec ses ponts, ses encorbellements, ses tours et ses portiques. Cristóforo da Lendinara travailla en 1488 à Lucques après la mort de son frère ; les petites cités qu’il représente à la sacristie de la cathédrale ont les tours droites, les murailles crénelées, le dessin vertical des bourgs toscans.

L’influence des Lendinara se prolongea au XVIe siècle en Toscane avec les frères Niccolo et Ambrogio Pucci : en 1529, ils composaient pour la cathédrale de Lucques des vues de la ville conçues comme des évocations symboliques, mais en disposant curieusement les paysages à l’intérieur de placards entrouverts. Les Lendinara laissèrent ainsi de nombreux disciples au nord des Apennins. L’un d’eux, Pier Antonio dell’Abbate, gendre de Lorenzo, dont un amateur signale la participation aux panneaux du « Santo » à Padoue, réalisa vers 1484, à Santa Corona de Vicence, une série de stalles où alternent natures mortes et perspectives d’architecture ; les arcs d’encadrement, les édifices bien découpés, les articulations de l’architecture rappellent Padoue.

Autour de 1480, les dossiers de marqueterie sont devenus le dernier refuge de l’art rigoureux d’autrefois dont la peinture commençait à se détacher. C’est avec Fra Giovanni da Verona que le mouvement « constructiviste » eut alors tout son développement. Le monastère bénédictin de Santa Maria in Organo, à Vérone, avait été rattaché en 1444 à l’ordre de Monte Oliveto. Fra Giovanni fit profession, en 1476, dans le monastère siennois où il devait revenir plus tard pour travailler à ses fameuses stalles. Il séjourna dans différentes maisons de l’ordre, à Ferrare, à Bologne, à Pérouse, à Naples ; mais son maître en intarsiatura fut Fra Sebastiano da Rovigno, oblat chez les Olivetains. Ils se trouvaient à Ferrare en 1477 et 1478. Pour le monastère de Sant’Elena à Venise, Fra Sebastiano avait exécuté trente-quatre stalles (transportées maintenant dans la sacristie de Saint-Marc). L’œuvre lui valut une grande célébrité. Sansovino, dans sa « Venetia », mentionne avec admiration les panneaux marquetés où il reconnaît « 34 città delle principali del mondo ». Fra Giovanni da Verona y collabora peut-être puisqu’il vint à Venise en 1489 et 1490, quand son maître était occupé à cet important travail. Il était déjà familiarisé avec les infinies possibilités du paysage urbain quand il aborda le thème au chœur de Santa . Maria in Organo dans sa ville natale (1492-1499). Avec une aisance technique qui se plie aux nuances de son imagination et un sentiment poétique assez raffiné, il compose les rues profondes bordées d’arcades spacieuses, ordonne la fuite des dallages et des pilastres en rythmes denses qui mènent le regard jusqu’aux montagnes où s’étagent hameaux et clochers. Le paysage, comme à Urbin, apparaît furtivement dans l’architecture : l’horizon élevé est celui des collines qui surplombent la cité.

A Monte Oliveto, en deux années (1503-1505), Fra Giovanni monta les 52 panneaux du chœur dont une partie seulement a été conservée sur place (38 ont été transportés à la cathédrale de Sienne en 1813). La liberté d’inspiration du Véronais s’accentue encore dans cet ensemble fameux, en même temps que l’observation de plus en plus attentive de la nature et des sites. Devant les longs panoramas ou les perspectives régulières, des hirondelles s’envolent, un faisan ou une huppe se posent. Sur le lutrin, un chat à fourrure tigrée s’encadre dans un arc triomphal imposant, il semble répondre à l’arabesque de l’écureuil d’Urbin. Mais des vues de Monte Oliveto, du Campo de Sienne avec son Palais public, ou d’édifices circulaires parmi lesquels on reconnaît le Colisée, attestent l’intérêt pour l’analyse architecturale précise.

Appelé à Rome par Jules II, Fra Giovanni da Verona y reçut la commande d’un décor de marqueterie pour la Chambre de la Signature sous les fresques de Raphaël : il y travailla de 1511 à 1513. Sous le pontificat de Paul III on lui substitua malheureusement les camaïeux de Pierino del Vaga. Cette désaffection trahit un changement de goût significatif. La grande marqueterie était morte. L’art de Fra Giovanni représentait un moment d’équilibre où la virtuosité était retenue par la force de la tradition «abstraite». Cet accord se trouva nettement rompu avec les panneaux insensés que Capodiferro exécuta pour la cathédrale de Bergame (1524-1530), d’après les cartons de Lorenzo Lotto d’un fourmillement et d’une difficulté extrêmes. Fra Damiano, un autre élève fameux de Fra Sebastiano, s’éloignait lui-même de la mesure de Fra Giovanni. A la fin du siècle, Mgr Sabba Castiglione, en décrivant les « ornements de la demeure » recommande encore de s’adresser aux marqueteries et, de préférence, à celles de Fra Damiano. Comme Fra Giovanni da Verona, il excellait non seulement dans les perspectives mais aussi dans la représentation « des paysages, des bâtiments, des lointains, et même des figures où il réalise avec le bois tout ce que le grand Apelle aurait difficilement fait avec son pinceau ». Et le texte ajoute : « ces travaux admirables sont vraiment une peinture nouvelle, merveilleusement colorée sans couleurs ». La formation de Fra Damiano explique toutefois la persistance d’un certain style dans ses architectures. A San Bartolomeo de Bergame, sa ville natale, Fra Damiano avait représenté, entre des scènes bibliques, une vue de Brescia, la « piazza vecchia » de Bergame, et une perspective « vénitienne ». Ce sont surtout les épisodes de la vie des saints dans les stalles du chœur à Saint-Dominique de Bologne que Sabba Castiglione considérait comme «la huitième merveille du monde» et qui sont en effet le chef-d’œuvre composite et varié du moine. Fra Damiano y travailla de 1528 à 1540. En 1530 Charles Quint venu à Bologne pour se faire couronner dans l’église San Petronio, alla visiter à Saint-Dominique l’atelier du marqueteur et admira extrêmement les premiers éléments réalisés.

Les vues d’architecture sont diverses et rappellent tantôt Bramante, tantôt Venise, tantôt la Toscane. Leur agencement est toujours ingénieux, les contours et les bordures animent avec finesse ce décor plein d’acteurs. : car a la différence des maîtres d’autrefois, Fra Damiano ne connaît plus l’architecture vide et silencieuse des perspecteurs. Elle est la scène des épisodes pieux. Ce renversement des termes est plus sensible encore chez le disciple favori de Fra Damiano, G. Francesco Zambelli : il composa pour San Lorenzo de Gênes une série de panneaux en hauteur où le paysage a absorbé l’architecture et les figures envahi tout le champ.

La fragmentation des pièces de bois nécessaires à la fabrication des panneaux a atteint sa limite et la marqueterie s’est condamnée en perdant ses masses et ses formes pures. Ce qui avait été l’un des premiers fruits et l’un des plus fermes témoins des grands styles, a glissé au tour de force maniériste. Mais pendant plus d’un demi-siècle, on avait eu sur les grands panneaux d’intérieur puis sur les dossiers des stalles un étonnant miroir de l’architecture ; les traits propres de chaque ville y coloraient les grandes structures édilitaires inlassablement combinées et exaltées. Chaque cité devenait le cas particulier d’une architecture imaginaire dont le meilleur support était, par sa constitution même de puzzle géométrique, la solide marqueterie des Toscans passée aux provinces du Nord.

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