Wojtyla : Étapes de la compréhension et ligne d’interprétation

L’induction comme saisie de l’unité de signification

Nous avons établi que la saisie de la relation « personne-acte » — ou plus précisément l’aperception de la personne par l’acte — s’effectue sur la base de l’expérience de l’homme. Cette expérience de l’homme « se compose » d’une quantité innombrable de faits, parmi lesquels sont pour nous d’une importance particulière les faits du type « l’homme agit », car c’est en eux que s’effectue la découverte particulière de la personne à travers l’acte. Tous ces faits offrent — outre leur multiplicité, autrement dit leur complexité quantitative — cette autre complexité dont il a déjà été question : ils sont donnés de l’extérieur chez tous les autres hommes qui ne sont pas moi, et ils sont également donnés de l’intérieur sur la base de mon propre « Je ». Passer de cette multiplicité des faits et de leur complexité à la saisie de leur identité foncière — autrement dit, ce qui a été défini précédemment comme stabilisation de l’objet de l’expérience — est l’ouvre de l’induction. C’est ainsi au moins qu’Aristote semble comprendre la fonction inductive de l’esprit 1. De lui se distinguent les positivistes modernes, tel J. S. Mill, qui voient déjà dans l’induction une forme de démonstration, alors que, suivant Aristote, elle ne représente aucune forme encore de démonstration, aucun raisonnement. C’est la saisie par l’esprit d’une unité de signification dans la multiplicité et la complexité phénoménale. Reprenant le fil de ce qui a été dit précédemment sur le thème de l’expérience de l’homme, on pourrait dire que l’induction conduit à cette simplicité de l’expérience de l’homme que nous constatons en dépit de toute sa complexité.

A partir du moment où l’expérience de l’homme prend la forme de l’aperception de la personne à travers son acte, cette aperception concentre en soi toute la simplicité de l’expérience et en devient l’expression. Ainsi, maintenant, sous l’angle de l’aperception de la personne, nous allons de la multiplicité des faits d’expérience à leur identité — à l’affirmation que dans chaque fait du type « l’homme agit » est comprise « la même » relation « personne-acte », que, de la même manière, la personne se fait voir à travers son acte. Cette identité, en qualité, équivaut à l’unité de signification. Parvenir à cette unité, c’est l’ouvre de l’induction, car, d’elle-même, l’expérience nous laisse en quelque sorte à la multiplicité des faits. Au niveau de l’expérience aussi subsiste toute la richesse des faits, leur diversité, constituée par les détails individuels, tandis que l’esprit ne saisit en eux tous que l’unité de signification. Saisissant cette unité, il permet en quelque sorte de dépasser l’expérience. Mais, en même temps, il ne cesse de comprendre sa richesse et sa diversité. La saisie de l’unité de signification n’équivaut pas à la suppression de cette richesse et de cette diversité de l’expérience (comme le veut parfois une représentation fausse de la fonction d’abstraction). Comprenant par exemple la personne et l’acte sur la base de l’expérience de l’homme, sur la base de tous les faits du type « l’homme agit» — l’esprit dans cette compréhension essentielle reste toujours ouvert à toute la richesse et à la diversité des données de l’expérience.


La réduction comme moyen d’« exploration » de l’expérience

Ainsi s’explique sans doute le fait qu’avec la compréhension de la relation « personne-acte » s’affirme le besoin d’expliquer cette relation, de l’élucider. L’induction fraie les chemins de la réduction. La présente étude naît justement comme l’expression de ce besoin d’explication, d’élucidation ou encore d’interprétation de la riche réalité de la personne qui nous est donnée en même temps que ses actes — et à travers eux — dans l’expérience de l’homme. Admettons donc qu’il ne s’agit pas de démontrer ou de prouver que l’homme est une personne, que l’action de l’homme est acte. Admettons que c’est bien plutôt déjà donné dans l’expérience de l’homme : la personne et l’acte sont, d’une certaine manière, compris dans tout fait du type « l’homme agit ». Existe, en revanche, sur la base d’une certaine compréhension fondamentale de la personne et de l’acte, le besoin d’une élucidation plus complète de la réalité de la personne et de l’acte. L’expérience de l’homme, non seulement nous révèle cette réalité, mais encore fait naître le besoin de son élucidation, en même temps qu’elle en établit les bases. La richesse et la diversité de l’expérience constituent comme une provocation pour l’esprit à tâcher, une fois conçue la réalité de la personne et de l’acte, de la comprendre aussi pleinement et de l’expliquer aussi complètement que possible.

Ceci toutefois ne peut s’accomplir qu’au cours d’un engagement toujours plus profond dans l’expérience, dans son contenu propre. De cette façon, la personne et l’acte seront, pour ainsi dire, sortis de l’ombre, et toujours plus pleinement, plus complètement dégagés et exposés devant l’esprit qui les connaît. L’explication, la compréhension réductive sont comme l’exploitation de l’expérience. Il ne faut pas se méprendre sur le terme de « réduction » : il ne s’agit pas le moins du monde d’une réduction au sens d’une diminution ou d’une limitation de la richesse de l’objet d’expérience. Il s’agit de sa mise en évidence d’une manière cohérente. L’exploitation de l’expérience de l’homme doit être un processus de connaissance dans lequel s’accomplit de façon continue et homogène le développement de l’aperception originaire de la personne dans l’acte et à travers lui. Cette aperception, durant tout ce processus, doit, de façon conséquente, s’approfondir et s’enrichir.


Réduction et interprétation : vers une théorie dérivant de la praxis humaine

Ainsi voyons-nous la ligne d’interprétation de la personne et de l’acte dans la présente étude. A l’induction, nous sommes redevables peut-être, non pas tant de l’objectivation que de l’intersubjectivisation essentielle à cette étude : la personne et l’acte sont constitués en objet, que tous peuvent regarder indépendamment de l’implication subjective où cet objet se trouve au moins partiellement engagé. Au moins partiellement, puisqu’une part, et tout ce qu’il y a de plus importante, de l’expérience de l’homme est constituée par l’expérience du « Je » propre. On peut dire que pour chacun la relation personne-acte est avant tout une expérience vécue, un fait subjectif. Par l’induction, elle est thématisée et devient problème. Alors, elle entre aussi dans le domaine des investigations théoriques. Comme vécu en effet, c’est-à-dire comme fait d’expérience, la relation personne-acte constitue en même temps ce que la tradition philosophique a défini par le terme de praxis. Elle est également accompagnée d’une compréhension « pratique », c’est-à-dire de la compréhension suffisante et nécessaire à l’homme pour vivre et agir consciemment.

La ligne de recherche et l’interprétation que nous avons choisie passent par la reprise théorique de cette praxis. La question n’est pas : comment agir consciemment ? Mais : qu’est-ce que l’action consciente ? Autrement dit, l’acte. Et de quelle façon cet acte nous révèle-t-il la personne et sert-il à sa pleine et entière compréhension ? Une telle ligne d’interprétation est, dans la présente étude, évidente depuis le début. Néanmoins, il fallait également prendre en considération le moment qui est en rapport à la praxis, à ce qu’on appelle la connaissance pratique, à laquelle on a traditionnellement rattaché l’éthique. Nous avons déjà souligné précédemment que l’éthique ne fait que présupposer la personne, tandis que dans cette étude il s’agit de sa mise en évidence et de son interprétationFOOTNOTE()Le problème de la connaissance pratique selon les présupposés aristotélico-thomistes (en tenant compte de l’acquis de Kant et de la philosophie contemporaine) constitue l’objet de l’étude de J. Kalinowski, Teoria poznania praktycznego, Lublin, 1960 (Tow. Nauk. Kul). En cette étude, nous ne comptons pas nous intéresser à la connaissance pratique en tant que source spécifique et fondement de la « praxis » humaine. Par contre, nous comptons exploiter la « praxis » comme source de connaissance de l’homme-personne.FOOTNOTE.


But de l’interprétation : saisie adéquate des raisons de l’objet

C’est pourquoi cette étude possède un caractère de réduction. Le mot « réduction » n’indique pas le moins du monde, comme nous l’avons déjà fait remarquer, une limitation ou une diminution; reducere veut dire « ramener » : ramener aux raisons, aux fondements véritables — c’est-à-dire, justement, expliquer, élucider, interpréter. Expliquant, nous allons toujours plus loin à la suite de l’objet qui nous est donné dans l’expérience — et ce, suivant la façon dont il nous est donné. Toute la richesse et la diversité de l’expérience s’ouvrent devant nous; sa complexité également. L’induction et, avec elle, l’intersubjectivisation de la personne et de l’acte n’effacent en rien cette richesse et cette complexité qui, pour l’esprit à la recherche de raisons véritables — de raisons qui expliquent la réalité de la personne et de l’acte complètement et en profondeur —, constituent comme une source inépuisable et une aide constante.

Il ne s’agit pas, en effet, d’une abstraction, mais de pénétrer dans la réalité réellement existante. Les raisons qui expliquent cette réalité doivent répondre à l’expérience. Ainsi la réduction, et pas seulement l’induction, est immanente par rapport à l’expérience, sans cesser d’être transcendante — autrement que l’induction — par rapport à elle.

D’une manière générale, la compréhension est immanente à l’expérience humaine, tout en étant par rapport à elle transcendante. Non parce que l’expérience est un acte ou un processus sensible, tandis que la compréhension et l’explication sont d’ordre intellectuel, mais à cause du caractère essentiel de l’une et de l’autre. « Avoir l’expérience » est une chose, et c’en est une autre que de « comprendre » ou encore d’expliquer (ce qui suppose déjà la compréhension).

Dans l’explication ou interprétation, il s’agit de rendre l’image intellectuelle de l’objet adéquate, égale à l’objet, ce qui signifie : telle qu’elle saisisse toutes les raisons de l’objet, qu’elle les saisisse correctement, en conservant entre elles leur proportion spécifique. La justesse de l’interprétation en dépend dans une très large mesure. En dépend également sa difficulté.


La conception : expression de compréhension et d’interprétation de l’objet

C’est également la difficulté de la conception entendue comme l’expression même du processus de compréhension, depuis l’aperception initiale de la personne dans l’acte jusqu’à son interprétation complète. Il s’agit non seulement de la conviction intime de ce que l’homme agissant est une personne, mais d’une présentation intellectuelle et linguistique de cette conviction, d’une mise en forme « extérieure » (dans la présente étude) qui la rende pleinement communicable. Une telle conception se forme en même temps que la compréhension de l’objet, et prend les formes nécessaires pour que cette compréhension — aussi pleine et entière que possible — puisse s’exprimer, puisse être communiquée à d’autres hommes et qu’elle les atteigne. Le savoir humain comme fait social se forme bien à travers la communication réciproque de ce qui est compris.

La difficulté de l’interprétation et de la conception de l’homme est liée à la disparité que nous avons déjà signalée, existant dans l’expérience de l’homme, et par là également dans la saisie de la relation personne-acte qui s’effectue à partir de cette expérience. Il est clair que cette relation doit se révéler autrement à partir du « Je » propre dans le champ de l’expérience qui est aussi intérieure, et autrement, dans le champ de l’expérience extérieure qui embrasse les autres hommes, au-delà de celui que je suis moi-même. Au cours de l’interprétation et aussi de la conception de la personne et de l’acte doit se faire jour le problème d’une intégration convenable de ces compréhensions qui se dégagent d’une telle disparité de l’expérience. La résolution de ce problème, l’intégration des deux aspects de l’expérience de l’homme dans la conception de la personne, c’est là une des tâches principales que nous nous proposons dans cette étude.

  1. Les phénoménologues parlent de la connaissance de ce qui est essentiel (dans notre cas, nous parlerions de la connaissance de ce qui est essentiel dans le fait « l’homme agit »). Cette connaissance, ils la nomment « aperception de l’essence » ou « idéation» et la qualifient d’à priori. L’idéation provient pourtant de ce qui dans l’exemple est particulier — et, ainsi qu’on l’a souligné (cf. entre autres M. Merleau-Ponty, Le problème des sciences de l’homme selon Husserl, Paris, 1953, Cours de Sorbonne), représente justement un effort pour approfondir le concept traditionnel d’induction, par opposition à sa compréhension positiviste : la généralisation à d’autres cas semblables de cas où interfèrent des éléments étrangers les uns aux autres.[]

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