Le Cantique des Cantiques a donc été le prétexte d’un certain nombre de discussions qui me paraissent insolubles. Il est permis de s’exprimer ainsi en présence des hypothèses aussitôt détruites qu’énoncées.
Il y a une chose que les critiques, quels qu’ils soient, n’ont pas remarquée. Si les rationalistes ont pu construire leurs systèmes en toute indépendance, c’est-à-dire en se laissant aller, comme de vulgaires mystiques, à l’imprévu de leur imagination symbolique, il est d’une instruction bien modeste de croire que les Catholiques ne sont pas à leur aise pour adopter celui de leur choix. L’Église, en effet, n’a pas de tradition concernant notre poème. « On ne peut parler d’une tradition de l’Ëglise dans l’exégèse du Cantique, dit le P. Jouon, d’abord parce que les premiers commentateurs n’ont pas prétendu donner leurs vues comme traditionnelles et obligatoires, puis parce que ces vues ne sont pas devenues traditionnelles même au sens large de ce mot. Je ne crois pas qu’il y ait un seul verset pour lequel on puisse trouver chez les écrivains ecclésiastiques un accord même moral. L’Église n’a donc pas de système exégétique officiel sur le Cantique ; bien plus, elle tolère des systèmes qui rejettent un point certainement traditionnel, à savoir le caractère purement allégorique du poème 1. » Les rationalistes, opposant leurs méthodes et leurs conceptions à celles des exégètes catholiques qu’ils prétendent soumises à un arbitraire imposé, ne s’aperçoivent pas, grisés par l’encens dont ils se parfument, qu’ils nè sont pas, à certains égards, aussi originaux qu’ils l’affirment. Bien souvènt, il leur arrive d’emprunter à des adversaires telle suggestion que leur esprit un peu lourd dénature en la découronnant d’une signification intellectuelle. C’est ainsi que Bossuet et dom Calmet, avant eux, ont découpé le Cantique en plusieurs parties. Jahn, également, pense qu’il était composé de plusieurs chants. La Bible espagnole annotée par D. Félix Torres Amat, évêque d’Astorges, partage l’opinion de Bossuet : « El Cantar de Cantares està escrito â manera de los poemas Orientales, o Dramas, que se representaban en los fiestas de una boda, que duraban siete dias. » Philippe Scio, de Saint-Michel des Ecoles pies, exprime un sentiment analogue. Ces maîtres inspirent Augustin Casazza (Naples 1846) qui a disposé le Cantique en drame de cinq actes, chaque acte ayant plusieurs scènes. On pourrait aisément prolonger ce parallèle où les rationalistes deviennent les disciples des catholiques.
Si l’on consent à y faire attention, on observera également que le langage ecclésiastique emploie très fréquemment cette locution : Cantica Canticorum. Ce langage semble indiquer qu’il s’agit d’une composition formée de plusieurs poèmes, que le Cantique est une « chaîne » de cantiques 2. Cette manière de s’exprimer remonte même avant Origène, puisque ce Père proteste à ce sujet, avec d’autant plus de raison, d’ailleurs, que ce pluriel n’est pas conforme au texte original qui emploie le singulier, et que le sens adopté par l’antiquité juive est la contradiction de l’hypothèse suivant laquelle il y aurait, dans le Cantique, plusieurs chants réunis. Sans espoir que la controverse soit jamais résolue à ce propos, il est permis de croire fondée l’opinion qui admet l’unité du poème, et d’affirmer, avec Scerbo : « una certa unità régna dal principio alla fine del componimento… Mal s’avvisano dunque, secondo noi, quelli che considerano la Cantica quale un’ accolta di canti diversi di genere amoroso. » Ce n’est assurément pas sans motif que l’on suppose cette unité de composition, car les hébraïsants seraient moins embarrassés qu’ils ne le sont, si elle n’existait pas, pour distinguer où commencent et où finissent les chants, et pour établir un scénario d’un ensemble assez identique, d’autant plus qu’on ne peut nier l’unité du style.
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Relativement à l’auteur (du Cantique des Cantiques), la question soulève les plus grandes difficultés. Les arguments pour et contre l’attribution à Salomon gardent leur valeur respective. Si l’on invoque le caractère d’une moralité douteuse chez ce monarque, ceux qui félicitent pompeusement Akiba d’avoir « sauvé » le Cantique en lui donnant une interprétation mystique de son invention sont-ils à l’abri de toute objection ? Mystique, patriote, gloire d’Israël, exalté parfois au-dessus de Moïse, Akiba assurément présente de belles qualités ; mais il ne serait pas non plus difficile de peindre un beau portrait de Salomon, et l’on ne dit point qu’il ait, comme ce docteur, conseillé à ses sujets de divorcer si l’on trouvait une autre femme mieux à sa convenance 3. Malgré que Salomon entretînt un harem au nombre de femmes de beaucoup supérieur à celui que le droit juridique ne le permettait, il gardait au moins une mesure dans une question où Akiba donnait licence, si l’on en manifestait le goût et la puissance, de rivaliser avec Hercule chez Thestius.
Cela constaté, il est fort probable que le terme de « Salomon » semble avoir, pour la tradition mystique, un caractère symbolique, désignant plutôt le roi idéal de la Paix que le prince historique, qui fut sans doute celui de la Paix, mais dont le gouvernement devait amener le schisme et dont le faste coûteux et les pratiques idolâtriques devaient corrompre, au moins temporairement, la pureté morale du Judaïsme. D’ailleurs, j’ai précédemment remarqué, dans une note, que les Kabbalistes, malgré qu’ils eussent la plus grande admiration pour le prestige de la royauté salomonienne, insinuent quelques restrictions à son désavantage et en faveur de David. Le père de Salomon semble bien avoir été, à leurs yeux, le Roi par excellence. Certains commentaires favorisent mon sentiment. En voici un. Le Zohar dit : « Mille désigne les choses profanes. Car ce nombre émane du côté gauche (du démon), c’est pourquoi l’Écriture dit : les mille sont à toi, Salomon (VIII, 12). Ce sont les mille jours profanes, les jours de l’exil (Z., 11,227 b). » Il y a là, évidemment, une allusion aux actes licencieux et surtout « profanes » du grand Roi, qui anémièrent, par leur exemple, la sainteté d’Israël 4.
Que la glose mystique parle d’une Majesté idéale se déduirait aussi du fait que la physionomie de son Salomon présente des rapports avec celle du roi de Salem (Melchissédec), figure également typique. Le Zohar (I, 87 a) parle du « Roi de la Paix » celui dont le règne est parfait (schélim) (1), en attribuant cette désignation à Melchissédec. « Quand est-il le Roi de la Paix ? Le jour des expiations quand tous les visages resplendissent. » (B’ yomà d’kipourê d’kol anepin nehirin).
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Les théories kabbalistiques peuvent être l’objet de traductions intellectuelles ou produire de très poétiques suggestions, inspirer des pratiques devenues un peu naïves, mais sanctifiant l’acte de la fructification par son idéalisation. La théologie amoureuse peut faire sourire ou engendrer des pensées corrompues. Etant donné le point de départ, c’est-à-dire les rapports des énergies divines ad intrà et les relations de ces énergies avec le monde, décrits sous la fiction du mariage, on a soit quelque poème, le Cantique des Cantiques, soit l’exposé scholastique de la théorie symbolisée. Louryah par exemple. On sait que, par les termes de père, époux, fils, mère, fille, fiancée, épouse, etc., la Kabbale exprime des rapports qui ont un synonyme dans le langage abstrait. Ainsi la « face » désigne en réalité l’«intérieur» relativementau«dos» qui désigne réellement l’ « extérieur » des êtres. Il était donc possible d’exprimer les mêmes notions en dégageant son vocabulaire de toute métaphore naturaliste. C’est ce qu’ont fait les Kabbalistes du XVIe siècle. Molitor, qui les a suivis de près, reproduit ainsi la doctrine des « visages » et des « dos ». Ce profond mystique n’invente rien, et c’est son mérite, il continue les maîtres de la Kabbale moderne, quand il dit : « L’intérieur dans la Kabbale est également appelé Panim (visages), ou encore l’élément activement masculin, le côté antérieur ; le côté extérieur, au contraire, est appelé l’Ahour (postérieur), ou encore le côté respectivement féminin ou actif avec le signe « moins ». Dans la créature, c’est le dernier élément qui l’emporte, par suite celle-ci se comporte par rapport à la Divinité, comme quelque chose de féminin… D’après la Kabbale, toute vie dans les êtres, la vie spirituelle comme la vie physique, repose sur la compénétration (sivoug) des deux activités opposées du masculin et du féminin, provenant de l’unité androgyne. » Et Molitor ajoute cette réflexion : « A notre avis, la vieille doctrine kabbalistique du masculin et du féminin est la théorie la plus profonde qui ait jamais été énoncée en un temps quelconque sur cet objet. »
- P. Jouon, Le Cantique des Cantiques, p. 15.[↩]
- Cette idée provient-elle du Judaïsme où certains exégètes, jouant comme toujours sur les mots, imaginaient que Schir (cantique) dérive de Schira (chaîne) ?[↩]
- Gittin, IX, 10.[↩]
- Dans son commentaire sur le Cantique, Isaac ibn Sahula (XIIIe siècle) interprète d’une façon curieuse l’expression de mille. Il voit sans doute, comme la tradition mystique, dans le mot aleph le symbole des « jours profanes », mais l’article (ha-aleph), c’est-à-dire la lettre hé désignerait le 6e millénaire où triomphera la dynastie de David. Son symbolisme est donc celui du Zohar. (Cf. Salfeld, p. 108.)[↩]