Shayegan (HC): Corbin e a Hermenêutica

Le passage de Heidegger à Sohrawardî a fait couler beaucoup d’encre : on y a décelé un signe de déception, une disparité et même un mélange incongru. Corbin s’y est expliqué clairement dans son entretien avec Philippe Nemo : « Ce que je cherchais chez Heidegger, ce que je compris grâce à Heidegger, c’est cela même que je cherchais et que je trouvais dans la métaphysique irano-islamique. » Ce que Corbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre « climat de l’Être » (eqlîm-e wojûd, Hâfez), un autre niveau de présence, niveau qui était exclu pour ainsi dire du programme de l’analytique heideggerienne. Le « retour aux choses mêmes » que préconisait Husserl, les mises entre parenthèses, le retrait hors des croyances admises que prônaient les adeptes de la phénoménologie, ne débouchaient pas sur le continent perdu de l’âme pas plus que Heidegger, analysant les existentiaux du Dasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat ou le monde de l’imaginal. Ainsi le passage de Heidegger à Sohrawardî n’était pas uniquement un parcours ordinaire, encore moins une évolution mais une rupture, une rupture qui marquait l’accès à un autre climat de l’être, et qui ne porta tout son fruit que lorsque Corbin, isolé à Istanbul en compagnie du Shaykh al-Ishrâq, en eut peu à peu la vision immédiate.

En effet, comme nous l’avons déjà remarqué, toute la problématique philosophique du jeune Corbin gravite autour de deux thèmes solidaires l’un de l’autre : l’herméneutique et la temporalité. Et pour quiconque s’intéressait à ces choses-là et qui était germaniste par-dessus le marché, l’originalité de la pensée du maître de Freiburg ne pouvait rester indifférente. Car le mérite immense de Heidegger, dit Corbin, est « d’avoir centré sur l’herméneutique l’acte même de philosopher ». D’autre part le concept d’herméneutique a une origine protestante et luthérienne. De Luther à Hamann, à Scheiermacher (1768-1834), à Dilthey, à Barth, à Heidegger, le lien de cette tradition herméneutique est évident. Il n’est pas étonnant dès lors de voir Corbin suivre pas à pas les jalons de ce parcours. Nous le voyons confronté à la notion de la significatio passiva chez Luther, à la théologie dialectique de l’appel de l’Autre de Barth ; nous le voyons en compagnie du Mage du Nord et en contact avec sa « philosophie prophétique », idée que d’ailleurs Corbin développera dans la pensée irano-islamique où l’identité de l’Ange de la connaissance et de l’Intelligence agente lui donnera les prémisses d’une philosophie prophétique. Voilà Corbin occupé par le problème de la temporalité : le temps existentiel de la foi et le temps de la Parole de Dieu, et sous-tendant ces différents modes d’être, les différents niveaux herméneutiques qui leur correspondent. « Ce que je trouvais avec enchantement chez Heidegger, dit-il, c’était en somme la filiation de l’herméneutique depuis le théologien Scheiermacher, et si je me réclame de la phénoménologie, c’est que l’herméneutique philosophique est essentiellement la clef qui ouvre le sens caché (étymologiquement l’ésotérique) sous les énoncés exotériques. Je n’ai donc fait qu’en poursuivre l’approfondissement d’abord dans le vaste domaine inexploré de la gnose islamique shî’ite, puis dans les régions de la gnose chrétienne et de la gnose juive qui en sont limitrophes. Inévitablement, parce que d’une part le concept d’herméneutique avait une saveur heideggérienne, et parce que d’autre part mes premières publications concernèrent le grand philosophe iranien Sohrawardî, certains “historiens” s’obstinèrent à insinuer vertueusement que j’avais mélangé Heidegger avec Sohrawardî. Mais se servir d’une clef pour ouvrir une serrure, ce n’est tout de même pas confondre la clef avec la serrure. Il ne s’agissait même pas de prendre Heidegger comme une clef, mais de se servir de la clef dont il s’était lui-même servi, et qui était à la disposition de tout le monde. »

Si Corbin suit le cours de philosophie médiévale avec Gilson, Heidegger poursuit ses études théologiques puis philosophiques à l’Université de Freiburg et en 1911, après quatre semestres de théologie, décide de se consacrer entièrement à la philosophie. En 1915 sa thèse d’habilitation dédiée à Rickert a pour titre : Le traité des catégories et de la signification chez Duns Scot. Les pages de cet ouvrage traitant de la grammatica speculativa aideront plus tard Corbin à mettre en œuvre l’herméneutique luthérienne lorsqu’il sera appelé à suppléer son ami Alexandre Koyré à la section des sciences religieuses de l’École des hautes études, pendant les années 1937-1939. Il y a aussi le concept augustinien du temps où Corbin retrouve le schéma « génialement renouvelé » chez Heidegger. Corbin est séduit par l’herméneutique de Sein und Zeit. Quel est le lien qui relie le signifiant et le signifié ? C’est le Dasein, le Sujet, que Corbin traduit à l’époque par « réalité-humaine ». Le Sujet, en tant que réalité-humaine ou Être-là (comme on le traduira par la suite), réalise une présence, se constituant en tant que Da (là), il est d’ores et déjà être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein). Son être est la condition originelle qui précisément rend possible la projection d’un monde. Sa présence n’est pas un présent uniforme et continu dans le temps, mais il est lui-même en tant que pro-jet, source de temporalisation. Autrement dit il sécrète son propre temps. D’où la définition de Heidegger : « l’essence de la réalité-humaine consiste en son ex-sistance » (Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz). Ex-sistant en tant qu’être ex-statique, l’Être-là non seulement projette un monde, mais ce faisant, il l’explique : sa présence au monde qu’il éclaire lui-même de par sa présence au monde est d’ores et déjà compréhension et interprétation (Aus-legung). D’où l’importance que revêt pour Corbin le fait que Heidegger ait insisté sur l’herméneutique. Sa présence étant révélante, elle est aussi révélée mais « de telle sorte qu’en se révélant, c’est elle-même qui se révèle, elle-même qui est révélée ». Toute existence, étant une compréhension, est par là même l’articulation d’un projet (Entwurf) grâce auquel l’Être-là assume d’une part sa condition originelle d’un être jeté dans une existence qu’il n’a pas choisie et anticipe, par avance, son ultime pouvoir-être, c’est-à-dire son avenir. Le temps s’origine à partir de l’avenir et l’avenir acquiert de la sorte un privilège sur les deux autres extases temporelles à savoir le passé et le présent. Ainsi la trame de l’Être-là est tissée d’historicité : « L’analyse de l’historicité de la réalité-humaine (l’Être-là) essaie de montrer que cet existant (étant) n’est point “temporel”, parce qu’il “se trouve dans l’Histoire”, mais qu’au contraire, s’il n’existe et ne peut exister qu’historiquement, c’est qu’il est temporel dans le fond de son être. »

Les trois composantes de la structure tridimensionnelle du Dasein : la facticité ou la déréliction (Befindlichkeit, le fait de se trouver toujours-là), l’existence en tant que présence et source de temporalisation et l’être-auprès-de (Sein bei) constituent le souci. Celui-ci interprète le monde comme lumière naturelle. L’homme éclaire le monde par un double mouvement de rétrospection et d’anticipation, de sorte que souci, interprétation, temporalisation demeurent des existentiaux simultanément originels (gleichursprünglich), liés à la structure même du Dasein et son identification à l’être-dans-le-monde.

Ces existentiaux sont, par conséquent, les modes d’être ou, si l’on veut, les conditions ontologiques, existentiales du comprendre, c’est-à-dire de l’herméneutique. Ceci est la clavis hermeneutica que l’étude de Heidegger offrit à Corbin : les modes d’être requièrent leur propre mode de comprendre ; mais pour Corbin qui cherchait des modes d’être autres que ceux que postulait le Da de l’analytique du Dasein, le problème de l’herméneutique allait dépasser l’horizon de la Weltanschauung heideggerienne. Corbin allait ouvrir avec cette même clef d’autres serrures, notamment celles qui restaient en dehors du programme analytique de Heidegger ; c’est-à-dire d’autres modes d’être en rapport avec d’autres niveaux herméneutiques et d’autres modes de temporalisation. Le problème de la hiérohistoire, de l’eschatologie, de l’espace imaginal des symboles : toutes choses que ne visait guère l’horizon de la pensée heideggerienne et qui restaient néanmoins les soucis majeurs de la quête de Corbin. L’herméneutique de Heidegger, du moins celle du Sein und Zeit, avait pour tâche de mettre en lumière la manière dont le Da révèle l’horizon qui lui est caché. Autour de ce situs (Weltanschauung heideggerienne) s’ordonne ainsi « toute l’ambiguïté de la finitude humaine caractérisée comme un “Être-pour-la-mort” (Sein zum Tode) »… tandis que chez les mystiques iraniens, un Mollâ Sadrâ, par exemple, la présence telle que leur dévoile le phénomène du monde n’est plus une présence dont la finalité est l’être-pour-la-mort, mais un être pour au-delà de la mort, un Sein zum Jenseits des Todes. Par conséquent la différence converge vers cet au-delà qui est le point de rupture : entre ici-bas et l’au-delà le sens de la mort change du tout au tout. Mais quel est le fondement existentiel de la mort chez Heidegger ?

Celui-ci postule que l’Être-là existe selon deux modes fondamentaux : l’existence inauthentique submergée dans la banalité quotidienne du On (das Man) soucieuse de se distraire et de se soustraire à ses vraies possibilités, ou sur le mode de l’authenticité qui est existence résolue cherchant à vivre selon ses possibilités propres, inconditionnelles et indépassables. Ce qui distingue ces deux modes d’être de l’existence c’est l’attitude de l’Être-là vis-à-vis de la mort. L’attitude authentique consisterait donc à ne point échapper devant cette possibilité ultime qui lui est propre. L’être-pour-la-mort a son fondement dans le souci, dans le fait que l’Être-là mûrit dès sa naissance sa mort. « Dès que l’humain vient à la vie, dit Heidegger citant un vieux proverbe, déjà il est assez vieux pour mourir. » La mort est quelque chose qui nous appartient en propre et personne ne peut décharger de sa mort quelqu’un d’autre. Elle est une imminence que nous portons toujours en nous, possible à tout instant et par là même indéterminée. Elle est donc notre possibilité « absolument propre, inconditionnelle, indépassable » et a sa source dans cet acte de l’anticipation de soi-même. Mais dans le mode de l’existence inauthentique l’Être-là est submergé dans la banalité quotidienne ; il se perd dans le On, lequel s’exprime d’autre part dans les bavardages et les parleries. On en parle comme d’une chose qui arrivera bien un jour mais en attendant c’est le tour du voisin tandis qu’on reste soi-même sain et sauf. Le fait de mourir, dit Heidegger, « est ainsi ramené au niveau d’un événement qui concerne bien la réalité-humaine (l’Être-là), mais ne touche personne en propre ». Ainsi cette mort qui est bien la mienne propre, « sans suppléance possible », la voilà à présent convertie à un événement qui relève du domaine public. La mort c’est à l’On qu’elle revient car celui-ci « justifie et aggrave la tentation de se dissimuler à soi-même l’être pour la mort, cet être possédé absolument en propre ».

C’est par la mort que l’Être-là forme un tout achevé. Être-pour-la-mort c’est donc assumer la mort comme possibilité, c’est l’acte de s’élancer par-avance (vorlaufen) dans la possibilité ultime ; c’est aussi être-attentif (warten) à sa réalisation. Par conséquent l’Être-là ne peut être authentiquement lui-même qu’à la condition de se rendre par lui-même possible pour la mort. Car l’élan anticipateur loin de se dévoiler devant la mort, loin de prendre la fuite devant la possibilité indépassable et inconditionnelle que recèle l’Être-là, se rend libre pour la mort ; c’est-à-dire libre pour sa propre mort. Cet élan empêche l’Être-là de tomber en arrière de lui-même ; il le rend seul face à son destin, lui offre la possibilité d’une anticipation existentielle, d’un accomplissement total dans une solitude radicale : « c’est-à-dire la possibilité d’ex-sister en tant que pouvoir-former-un-Tout (ganzes Seinkönnen) ».

Or la Stimmung qui éveille en quelque sorte l’homme et le met en face à face avec le Néant c’est l’angoisse. Celle-ci est un recul devant… qui n’est plus une fuite comme dans l’existence inauthentique où la dérobade se traduit par la crainte, mais « un repos et une fascination ». L’angoisse est donc essentiellement une répulsion ; elle révèle l’essence du Néant incluse dans la finitude même de l’Être-là ; elle est ainsi un néantissement. « C’est le Néant lui-même qui néantit » (das Nichts selbst nichtet) dit Heidegger. Le Néant, faisant glisser l’ensemble des existants, les rend ainsi branlants (hinfällig) et, les ébranlant, dévoile la solitude, l’étrangeté et le dépaysement de l’Être-là comme radicalement-Autre en face du Néant. Retenu ainsi à l’intérieur du Néant l’homme émerge hors et au-delà de l’étant et cet acte d’émergence c’est la Transcendance. D’où cette phrase de Heidegger qui fait penser à la catégorie du Sacré mise en œuvre par R. Otto, « sans la manifestation originelle du Néant, il n’y aurait ni être personnel, ni liberté ». Et pourtant cette angoisse originelle n’advient qu’en de rares moments ; elle est le privilège de quelques élus. C’est grâce à elle qu’en fin de compte, l’Être-là, affranchi des illusions du On, anéanti par l’angoisse qui le fait émerger au-delà de l’étant comme transcendance, achève la liberté pour la mort, c’est-à-dire la possibilité d’exister comme un Tout achevé.

Si donc l’Être-pour-la-mort réalise grâce à l’angoisse une existence authentique qui est celle d’assumer l’ultime possibilité de son être et le pouvoir de former un Tout achevé, ce Tout-là reste néanmoins au niveau horizontal d’ici-bas. D’ailleurs Heidegger dit que « l’analyse de la mort reste purement circonscrite ici-bas ». La transcendance heideggerienne ne se soucie guère de l’au-delà (Jenseits) ; elle n’effectue point une rupture avec notre plan d’existence. Elle ne se préoccupe ni du devenir posthume de l’âme, ni de l’eschatologie, ni d’une théologie apophatique, ni enfin de résurrection. Toutes choses que Corbin retrouve ailleurs dans le monde irano-islamique. L’acte de transcendance révèle chez les penseurs iraniens une présence au-delà de la mort. Par exemple pour Sohrawardî (infra, Livre III, chap. V, 2), la Connaissance orientale (ishrâqî) est une connaissance présentielle (’ilm hozûrî) ; étant illumination, elle est également « rendre-présent » (istihzâr). Mais cette faculté de rendre-présent est proportionnelle au degré d’immatérialisation (tajarrod) qu’acquiert l’homme. Plus l’âme s’esseule, s’abstrait d’elle-même par rapport à la matière, plus elle est présente et plus soustraite par là même au règne de la matière et à l’emprise de la mort. C’est pourquoi arrivée à la présence totale des lumières infinies, l’âme subit une transfiguration de tous les sens et voit et entend par l’œil et l’ouïe intérieurs. Mollâ Sadrâ professe aussi que le degré d’existence est proportionnel au degré de présence. Plus intense est l’acte d’être, l’acte d’existence, plus il est présence à d’autres mondes et plus l’être est absent à la mort. La présence consiste à se séparer des conditions de ce monde-ci, à combler le retard sur la présence totale. Plus l’homme s’immatérialise et s’absente plus il rattrape aussi le retard de la chute et plus il se libère par là même des conditions de l’être-pour-la-mort. La présence totale de l’homme transcende l’horizontalité du tout achevé qu’est la liberté pour la mort chez Heidegger et ceci en vertu d’une ascension verticale par laquelle la mort devient une résurrection et le Tout achevé, un Retour à l’Origine, c’est-à-dire le point de coïncidence des deux arcs de la Descente et de la Remontée, et enfin l’endroit où le point initial du cycle de l’Être rejoint le point final du Retour. D’où résurrection au niveau du sensible, puis au niveau de l’Intermonde des Images, résurrection enfin au niveau du monde des Intelligences. De résurrection en résurrection l’homme gravit l’échelle de l’ascension, éclôt en d’autres mondes, fait acte de présence à d’autres niveaux de l’Être. Le Da s’étend en verticalité jusqu’à la consommation finale dans le fond abyssal de la surexistence en Dieu. L’être-dans-le-monde ne se limite pas à la dimension d’ici-bas, ni à la temporalisation qui, dans son élan anticipateur, s’élance en avant de soi-même vers la mort, mais se prolonge verticalement à l’Intermonde des Images, au monde des Intelligences, chacun des mondes ayant en plus sa temporalisation propre. Ainsi du temps dense et opaque du monde sensible (molk) ; ainsi du temps subtil du monde du malakût ; ainsi du temps absolument subtil du monde de Jabarût (Intelligences). Aux trois modes de présence correspondent trois modes de connaissance, et chaque mode ayant en outre son herméneutique propre que ce soit le tafsîr, le commentaire littéral, le tafhîm, le « faire comprendre » par inspiration divine (ilhâm) ou le ta’wîl qui est une vision immédiate ou dévoilement intérieur (kashf). C’est donc dans la différence qualitative de ces deux façons d’être-dans-le-monde qu’éclate toute la dimension de cet au-delà qui est un revirement du temps des horizons (âfâqî) en un temps intérieur de l’âme (anfosî) et la découverte d’un continent perdu, voire la révélation de l’envers du décor de notre monde. Et c’est ce continent perdu, enseveli sous le sable de l’« oubli de l’Être », que Corbin redécouvre dans la mémoire originelle de la pensée irano-islamique.

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