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Schweitzer: LA PENSÉE OCCIDENTALE ET LA PENSÉE INDIENNE

domingo 1º de setembro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Une grande ignorance règne en Europe sur les formes de pensée différentes de la nôtre, et particulièrement sur la pensée de l’Inde. Celle-ci est difficile à aborder, à cause du rôle important qu’y joue la négation de la vie et du monde, conception foncièrement étrangère à la pensée occidentale moderne qui — comme d’ailleurs celle de Zoroastre et des philosophes chinois — pose en principe l’affirmation de la vie et du monde.

Par « affirmation de la vie et du monde », nous entendons l’attitude de l’homme qui dit « oui » à la vie et au monde, de l’homme qui, considérant la vie telle qu’il en prend conscience en son propre être et telle qu’il la perçoit dans l’Univers, l’estime comme une valeur en soi, et s’efforce, en conséquence, de la maintenir, de l’amener à sa perfection propre et de lui assurer son plein épanouissement.

Par « négation de la vie et du monde », nous entendons l’attitude de l’homme qui, considérant la vie telle qu’il en prend conscience en son propre être et telle qu’il la perçoit dans l’Univers, l’estime dépourvue de sens et pleine de douleur, et qui en conséquence se trouve amené à annihiler la volonté de vie qui est en lui et à renoncer à toute activité tendant à créer de meilleures conditions d’existence pour lui et pour les autres êtres.

L’affirmation de la vie pouvant être considérée comme étant impliquée dans l’affirmation du monde, nous emploierons, dans la suite, pour simplifier, les termes affirmation et négation du monde.

L’attitude affirmative comporte pour l’homme le devoir de servir son prochain, la société, la patrie, l’humanité, de se dévouer en général à tout être vivant et de faire preuve dans toute son activité d’un tenace espoir en un progrès possible.

L’attitude négative anéantit en l’homme tout intérêt pour le monde extérieur ; l’existence ne lui paraît qu’un jeu auquel il est forcé de prendre part ou qu’un pèlerinage mystérieux et douloureux à travers le temporel vers la patrie éternelle.

D’ordinaire, on appelle optimisme et pessimisme ces deux attitudes opposées. Mais cette distinction ne porte pas sur l’essentiel. Certes notre attitude fondamentale — affirmative ou négative — est influencée dans une mesure plus ou moins grande par l’inclination naturelle — optimiste ou pessimiste — de l’individu ainsi que par le concours heureux ou malheureux des circonstances. Mais elle n’est pas la simple résultante de cette inclination ou de ces circonstances. Au contraire, c’est précisément au milieu des pires circonstances extérieures qu’une vraie et profonde affirmation du monde fait ses preuves, de même qu’une très réelle négation du monde peut naître et prendre sa signification la plus profonde chez des natures sereines, favorisées par la fortune.

L’attitude affirmative, tout comme la négative, sont des positions qu’il faut sans cesse conquérir à nouveau.

L’affirmation du monde est naturelle parce qu’elle répond au vouloir-vivre instinctif existant en chaque être. La négation du monde nous paraît, à nous autres Européens, illogique et contre nature parce qu’elle est en contradiction avec notre instinct et notre intuition.

La différence foncière des deux attitudes n’a rien à voir avec les différences raciales ; en effet les Aryens de l’Inde adoptent l’attitude négative, tandis que leurs frères de race, les Iraniens et les Européens, optent pour l’attitude affirmative. C’est à une différence de pensée que tient la différence des deux conceptions du monde.


Il faut remarquer d’ailleurs que la pensée indienne n’est pas tout entière déterminée par la négation du monde, pas plus que la nôtre ne l’est tout entière par l’affirmation du monde. Dans les Upanishads   une certaine attitude affirmative est parfois nettement perceptible ainsi que dans maints autres ouvrages de la littérature de l’Inde. Comment se fait-il que l’affirmation et la négation du monde puissent coexister et s’interpénétrer dans la pensée indienne, où l’attitude négative est cependant prédominante? Tel est le problème qui se pose.

Comme dans la pensée indienne, il y a dans la pensée européenne certaines époques où la négation du monde trouve sa place à côté de l’affirmation. Par exemple, dans les derniers siècles de l’antiquité, la pensée grecque perd sa foi en l’affirmation du monde qui était pourtant à sa base. Le néo-platonisme   et le gnosticisme gréco-oriental, abandonnant l’attitude affirmative, ne sont occupés que du problème de savoir comment l’homme pourra se libérer du monde.

Cette répudiation désespérée apparaît au moment où la pensée gréco-romaine reconnaît qu’elle ne réussit pas à concilier l’affirmation du monde avec sa connaissance de l’Univers et du drame qui se joue dans l’histoire de l’humanité. Les événements tragiques de l’histoire font peser sur les hommes de cette époque un fardeau trop lourd pour leur pensée. De désespoir, ils se rallient à la négation du monde.

Le christianisme, lui aussi, met la pensée européenne en face d’une certaine négation du monde. En effet, Jésus a pris envers le monde une attitude négative. Il ne pense pas que le Royaume de Dieu se réalisera dans le monde naturel. Il s’attend à ce que celui-ci disparaisse prochainement pour être remplacé par un monde surnaturel où tout mal et toute imperfection seront anéantis par la volonté de Dieu.

L’attitude négative de Jésus est cependant de tout autre nature que celle des penseurs de l’Inde. Il nie, non le monde matériel au profit d’une pure existence immatérielle, mais le monde mauvais et imparfait au profit d’un monde parfait où ne règne que le Bien.

Le caractère particulier de son attitude est bien marqué par son éthique qui déborde les limites de la négation du monde. Il prêche, non pas une éthique contemplative de perfectionnement individuel, mais un amour enthousiaste et actif du prochain. Comme son éthique renferme un principe d’activité, elle a une certaine affinité avec l’affirmation du monde.

Je tiens à me justifier de l’emploi du terme d’éthique. Il importe de distinguer en philosophie entre la morale qui comporte les notions du bien et du mal telles qu’elles se trouvent dans la tradition, et l’éthique qui est la morale telle qu’elle cherche son fondement dans la pensée.

A la fin de l’antiquité, la pensée gréco-orientale et la pensée chrétienne s’unissent en une commune négation du monde. Jusqu’à la fin du moyen âge, la pensée européenne reste sous l’influence prépondérante de cette négation. Pendant cette période l’Européen place au premier rang de ses préoccupations celle de son salut, sans vraiment s’intéresser à l’amélioration des conditions de la vie sociale et à la préparation d’un avenir meilleur de l’humanité.

La Renaissance et les siècles qui suivent voient, par contre, triompher l’affirmation du monde. Ce renversement des valeurs est dû à l’influence du stoïcisme qu’on venait seulement de découvrir, à la foi dans le progrès, éveillée par les grandes découvertes scientifiques, et à l’action que l’éthique de Jésus, réclamant de l’homme l’amour actif pour le prochain, exerçait sur les chrétiens qui par la Réforme s’étaient familiarisés avec l’Évangile.

Cette attitude affirmative est si puissante qu’elle ne discerne plus la part de négation du monde contenue dans la pensée de Jésus. Elle tient pour indiscutable qu’il ait voulu, par sa prédication, fonder le Royaume de Dieu sur cette terre. Grâce au principe d’activité que renferme son éthique, le christianisme, malgré ses éléments négatifs, peut conclure une alliance avec la pensée européenne moderne qui accepte le monde.

Aussi voit-on commencer, au XVIIe siècle, l’ère des grandes réformes sociales d’où la société contemporaine est sortie.

Chez les penseurs européens de notre époque, l’affirmation du monde a souvent perdu le caractère éthique qu’elle avait conservé jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il est frappant de constater que par le rejet de l’élément éthique, cette affirmation perd de son énergie. Chez maint penseur contemporain l’affirmation du monde se fait incertaine.


En résumé, nous constatons, dans la pensée de l’Inde comme dans celle de l’Europe, la coexistence de l’affirmation et de la négation du monde ; dans celle de l’Inde, prédomine l’attitude négative, dans celle de l’Europe, l’attitude affirmative.

Le dévouement pour une personne ou pour une cause peut présenter les apparences de la négation de la vie. Mais en réalité ce don de soi est une pleine et profonde affirmation du monde. Il n’y a en vérité négation du monde que lorsque l’homme n’éprouve de l’intérêt pour aucune autre tâche à réaliser ici-bas et se désintéresse des conditions de ce monde. Sitôt qu’il abandonne tant soit peu cette attitude, il se trouve, consciemment ou inconsciemment, dans la sphère d’influence de l’affirmation.

Une conception négative du monde apparaît difficile à soutenir, car elle ne peut rester entièrement fidèle à elle-même. Elle se trouve toujours amenée à faire des concessions à l’affirmation du monde.

Logiquement, elle devrait demander à l’homme, sitôt qu’il est parvenu à la conviction que le non-être est préférable à l’être, de s’évader de la vie. Or elle ne pousse pas si loin ses exigences. Elle justifie son compromis en affirmant que l’important n’est pas de mettre fin à la vie, mais d’annihiler en l’homme le vouloir-vivre. La négation de la vie en arrive à ce paradoxe, de demander à l’homme de vivre une existence de renoncement à la vie. Entrée dans la voie des concessions, elle y est aussitôt entraînée plus loin qu’elle ne le voudrait. En effet, sitôt qu’on a accepté de vivre, fût-ce dans le plus grand dénuement, on est contraint à des actions nécessaires à la conservation delà vie. Même l’anachorète qui s’astreint à renoncer le plus sévèrement possible au monde et à la vie, ne peut s’y soustraire. Il cueille des racines et des baies, il puise à la source voisine et s’y lave même parfois, et, comme tout ermite qui se respecte, il donne la pâture aux oiseaux et aux biches, ses compagnons traditionnels.

A mesure qu’on accepte d’accomplir des actions indispensables à la conservation de la vie, on en arrive, de concession en concession, à mettre l’accent, non plus sur la réalisation du renoncement par des actes, mais sur la liberté intérieure à acquérir vis-à-vis du monde. On tombe dans le sophisme.

C’est en face du problème éthique que cette attitude négative se trouve le plus embarrassée.

L’éthique, en effet, demande à l’homme de s’intéresser au monde. Elle comporte une élémentaire obligation d’activité. Par conséquent, dès qu’une conception négative du monde manifeste des tendances éthiques, elle est amenée à des concessions si importantes qu’en fait elle se renie.

Pour éviter ce suicide logique, elle doit donc se contenter d’une éthique de non-activité et se borner à formuler dans ce cadre étroit deux exigences seulement. Elle demande d’une part que l’homme perfectionne son être intérieur en se gardant de toute haine et en cultivant la bienveillance, d’autre part qu’il manifeste ces dispositions intérieures en s’abstenant de toute action destructrice ou nocive envers les êtres vivants et en évitant en général tout acte malveillant ou sans pitié. Mais elle ne saurait exiger de l’homme un amour agissant.

D’une pareille passivité, l’éthique ne peut s’accommoder qu’aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint son plein développement. Sitôt qu’elle prend conscience de sa véritable mission, elle doit admettre que l’amour agissant a des exigences qu’on ne saurait éluder.

Dans la mesure donc où la négation du monde s’efforce véritablement de fonder une éthique, elle est amenée à renier sa propre nature.

Voilà précisément ce que prouve l’évolution de la pensée indienne. Partie de la négation du monde elle est entraînée par les exigences de l’éthique à faire à l’affirmation du monde des concessions de plus en plus importantes, si bien qu’elle finit par abandonner, de façon Consciente ou non, son attitude négative.

Au cours des méandres qui l’amènent à cette conclusion, elle se pose des problèmes et elle fait des constatations que la pensée occidentale moderne, toute orientée vers l’affirmation du monde, ne discerne pas aussi nettement.

Uniquement préoccupés d’agir dans le monde, nous ne sommes pas, au même degré que les Indiens, soucieux de spiritualité. Or l’attitude négative met au centre des préoccupations et des méditations de l’homme le souci du perfectionnement spirituel. Le bien suprême que les penseurs de l’Inde proposent à l’être humain, c’est la recherche du vrai recueillement et de la vraie spiritualité. Si incomplet que soit nécessairement cet idéal de perfectionnement intérieur, il revêt pour nous une signification spéciale en ce qu’il pose une question essentielle, à laquelle nous prêtons trop peu d’attention.

De plus, dans le domaine de l’éthique, la pensée indienne aboutit à reconnaître un principe que la pensée européenne a trop souvent méconnu. Elle prend conscience des responsabilités qui sont les nôtres non seulement à l’égard de nos semblables, mais envers tous les êtres vivants. Elle étend à l’infini le domaine de l’éthique, tandis que la pensée européenne, aujourd’hui encore, ne tient guère compte de cette obligation. De la pensée indienne l’impossibilité de limiter à nos semblables l’obligation éthique est reconnue depuis plus de deux mille ans.


Entre la pensée occidentale et la pensée indienne, il existe encore une autre différence essentielle. La pensée de l’Inde est moniste et mystique, la nôtre est dualiste et rationaliste.

Dans la mystique l’homme recherche et atteint l’union spirituelle avec l’Univers.

Toutes les autres conceptions du monde sont, par nature, incomplètes et inadéquates. Au lieu de fournir à l’homme la solution du problème fondamental de son union spirituelle avec l’Univers et de régler à partir de là sa conduite envers lui-même et envers le monde, les autres conceptions échafaudent des théories et des doctrines sur le monde pour faire comprendre à l’homme le rôle qu’il doit y jouer.

Ces théories sont dualistes. Elles trouvent à l’origine de l’Univers deux principes agissants : d’une part une personnalité divine qui assigne une fin éthique à l’évolution du monde, d’autre part une force matérielle inhérente à l’Univers et qui règle le mécanisme de son évolution. Cette conception dualiste existe en de nombreuses variétés. Dans la doctrine de Zoroastre, chez les prophètes d’Israël et dans le christianisme, l’évolution du monde est interprétée comme une lutte entre une force éthique surnaturelle et une puissance naturelle non éthique. A mesure que la pensée devient plus logique, elle cherche à masquer le dualisme ; mais il n’en subsiste pas moins. Même la philosophie de Kant   est dualiste. Elle emprunte au christianisme sa notion de Créateur éthique, et identifie celui-ci, sans s’embarrasser d’explications, à la Cause première de l’Univers.

La conception dualiste du monde est une interprétation inadmissible de la réalité. Elle naît d’une pensée influencée par une croyance éthique.

Comment se fait-il que la pensée européenne moderne, au lieu de chercher à aboutir à une mystique comme la pensée indienne, se contente d’une conception du monde qui par sa nature même est naïve ?

C’est que, jusqu’à ce jour, toutes les mystiques sont basées sur la négation du monde et ne répondent pas aux exigences de l’éthique. La mystique n’a pu jusqu’ici concevoir l’union spirituelle avec l’Univers que comme un abandon tout passif de l’individu à l’Univers. Puisque l’Univers ne comporte pas en lui-même un principe éthique et que la mystique s’abstient de lui en prêter un, comme le fait le dualisme, il lui est impossible de déduire de l’idée de l’union spirituelle avec l’Univers l’obligation d’une activité éthique.

Situation paradoxale : quand la pensée reste fidèle à la réalité, elle ne peut justifier l’affirmation du monde, et quand elle se décide néanmoins à adopter celle-ci, parce que d’instinct elle la sent vraie, elle est obligée de remplacer la notion réelle du monde par une conception éthique dualiste. Au lieu d’admettre que l’Univers émane d’une mystérieuse cause première, elle doit postuler l’existence d’un Créateur éthique et admettre une évolution éthique du monde.

C’est en vertu de cette conception éthique du monde que l’homme peut se sentir appelé à servir la cause du Bien sur terre.

Aussi longtemps que la pensée reste naïve, l’explication éthique et dualiste du monde ne soulève guère de difficultés. A mesure que se développe la réflexion, on se rend mieux compte combien cette explication est peu conforme aux faits. Aussi le dualisme est-il loin d’être pleinement admis par la pensée européenne. Constamment se dressent contre lui des doctrines monistes et mystiques. Au moyen âge, la scolastique est en butte aux attaques d’une mystique remontant au néoplatonisme. Le panthéisme d’un Giordano Bruno   (1548-1600) n’est autre chose qu’une manifestation de mystique moniste. Dans la philosophie de Spinoza  , de Fichte  , de Schelling   et de Hegel, il «s’agit également d’une union spirituelle avec l’Univers. Bien qu’elle ne se donne pas pour une mystique, leur philosophie l’est néanmoins par essence. Le grand assaut contre le dualisme est livré actuellement par la pensée moniste moderne sous l’influence des sciences naturelles.

Incontestablement la pensée moniste, la seule qui s’en tienne aux faits, vient de remporter la victoire sur le dualisme. Mais elle ne sait que faire de son avantage. Elle est incapable de remplacer la conception éthique du dualisme par une autre qui lui soit en quelque mesure équivalente. L’éthique du monisme — encore qu’elle soit pour une bonne part empruntée à celle du dualisme — est d’une pauvreté manifeste. Le monisme européen n’a pas encore discerné qu’il doit se créer une conception du monde qui soit par essence une mystique et qui ait pour objet le problème de l’union spirituelle de l’homme avec l’Univers.

Le dualisme se maintient donc en Europe parce qu’il représente une conception du monde à laquelle nous restons fidèles à cause de sa vérité et de sa valeur intrinsèques. Il fait au monisme toutes les concessions possibles. La confusion où se débat la pensée européenne vient de ce que le dualisme se donne les apparences du monisme tandis que le monisme, pour son éthique, est tributaire du dualisme.

D’autre part, aux Indes, la mystique moniste est obligée, dans la mesure où elle se prononce pour l’affirmation du monde, de faire des concessions au dualisme. Elle évolue peu à peu, passant de la mystique brahmanique de l’absorption de l’individu dans l’Absolu, à la mystique hindouiste de l’union avec Dieu par l’amour. Elle est donc amenée à faire ce qu’elle évitait à l’origine : à concevoir la Cause première comme une personnalité divine. En fait, elle abandonne le monisme pour le dualisme.


La façon dont la pensée moderne de l’Inde conçoit le Dieu éthique ne diffère plus essentiellement de la conception européenne.

Malgré ces concessions au dualisme, la pensée indienne moderne persiste à affirmer que toute véritable conception du monde est mystique ; elle reste attachée à ce principe que toutes les idées impliquées dans une conception du monde doivent solidairement découler de la façon dont l’homme réalise son union spirituelle avec l’Univers.

Il est vrai que les penseurs indiens sont incapables de réaliser l’idéal qu’ils se proposent. Leur mystique est insuffisante. Mais au moins — et c’est là un fait capital — restent-ils fidèles à l’idéal d’une vraie conception du monde (Weltanschauung).

Pour le dualisme, la conception du monde est une doctrine que chaque individu reçoit et accepte d’autrui et qui n’émet pas la prétention, comme la mystique, d’être une conviction née d’une expérience intime sans cesse renouvelée.

Or, quand on abandonne la véritable notion de la conception du monde, on court le danger de prendre pour telles des doctrines qui à vrai dire n’en ont plus les qualités. C’est ce qui se produit de nos jours. Des opinions et des convictions qui ne sont nullement nées de méditations sur l’homme et l’Univers, et qui ne se préoccupent que de l’homme et de la société sont présentées et considérées comme « conceptions du monde », de même que nous appelons histoire mondiale le récit des misérables guerres livrées sur notre minuscule globe terrestre.

Il nous faut à tout prix nous rendre compte qu’une véritable conception du monde ne peut naître que de méditations sur l’homme seul en face de lui-même et seul en face de l’Univers.

La confusion et l’incertitude où se débat la pensée européenne proviennent non seulement des difficultés qu’elle doit surmonter, mais surtout de ce qu’elle ne perçoit pas nettement sa tâche propre, qui est de créer une nouvelle conception du monde. Il faut d’abord qu’elle sache que tous les problèmes particuliers concernant la vie humaine sont à résoudre en fonction de ce problème fondamental : comment l’homme entrera-t-il en une véritable communion spirituelle avec l’âme universelle ? Cela posé, la pensée occidentale retrouvera sa véritable orientation. Elle ne se relèvera de sa misérable condition qu’en se proposant l’idéal le plus élevé.

C’est donc à un double point de vue qu’il est intéressant pour la pensée européenne de s’occuper de la pensée de l’Inde fondée sur des principes si différents des siens.

La pensée européenne se décide pour l’affirmation du monde. Mais elle manque de profondeur parce qu’elle ne s’est jamais expliquée à fond avec l’idée de la négation du monde. D’autre part, dans la pensée indienne, après de longues luttes, l’affirmation éthique du monde l’emporte finalement sur la négation.

La pensée européenne part de la conviction que la conception du monde basée sur l’affirmation éthique est la seule valable.

La pensée indienne est déterminée par la conviction que la conception mystique du monde est la seule parfaite. La pensée européenne a donc pour tâche d’élaborer une conception éthique, basée sur l’acceptation du monde, qui soit en même temps une mystique ; et la pensée indienne a pour tâche de donner à la mystique un contenu éthique fondé sur l’affirmation du monde.

La confrontation des deux pensées nous montre clairement que le grand problème consiste à élaborer une mystique d’affirmation éthique du monde. La pensée n’est pas encore parvenue à combiner en une seule conception du monde celle qui par nature est la plus parfaite et celle qui, par son contenu, est la plus précieuse.