V. – La forme symbolique comme fondement de la communication (E. Cassirer)
Voir dans la forme symbolique en général et plus précisément dans le langage le fondement de la communication humaine, c’est d’abord comprendre que le langage n’est pas un simple « instrument » de communication. Cette formulation n’est paradoxale qu’en apparence : traiter la langue comme moyen, c’est supposer que nous ayons la possibilité de définir en dehors d’elle des réalités qui, par elle, entrent en communication. Mais d’où nous viendrait alors la possibilité d’une telle définition ? Les apories dans lesquelles s’enferme une théorie purement communicative du signe ont été souvent signalées, et en particulier la difficulté de définir de manière univoque des contenus premiers et des signes adéquats à ces contenus. Pour sortir de la langue, il est donc d’abord nécessaire d’être en elle sous peine de se heurter à une conception monadique de la séparation des êtres que seule une harmonie métaphysique peut faire communiquer. La Philosophie des formes symboliques, qui est essentiellement une philosophie de la langue (suivant en cela une tradition dont W. de Humboldt a été le principal promoteur) répond d’abord à la préoccupation d’une théorie de la connaissance qui ne veut avancer que sur le sol d’une donnée incontestable. Ce faisant, elle implique aussi une ontologie, accordant à la langue un privilège dans l’être, faisant d’elle toute réalité.
La tradition dans laquelle notre conception épistémologique de la langue est couramment enfermée est une conception empiriste ou rationaliste. L’analyse psychologique moderne, voyant en la langue, d’une manière générale, un simple instrument, la relie, comme système de signes, à un monde étranger d’images et de concepts déjà posés. Or, c’est là se donner comme allant de soi une première objectivation de l’être, une séparation de l’interne et de l’externe, du sujet et de l’objet.
La réflexion la plus radicale sur cette objectivation a été opérée par Kant, qui traite les concepts comme des fonctions immuables de l’esprit humain. Mais cette fonction conceptuelle n’est-elle pas elle-même un aspect particulier et historiquement récent d’une fonction plus générale : la fonction symbolique ? Cette fonction, qui trouve dans le langage sa forme la plus achevée, loin d’être seulement consacrée à une transmission de sens par ailleurs conceptuellement définis, est elle-même constitutive de sens; elle est le milieu dans lequel les consciences communiquent et reçoivent leur contenu propre, en se déterminant comme consciences.
« Le signe, écrit Cassirer, ne sert pas seulement à la communication d’un contenu de pensée fixé, mais est un instrument en vertu duquel ce contenu se forme et gagne une pleine détermination » (Philosophie der symbolischen Formen, I, p. 18).
Ainsi se trouveront levés les principaux obstacles qu’une théorie de la connaissance d’autrui rencontre, et qui lui interdisent de concevoir pleinement une communication des consciences psychologiques selon leur contenu.
Distinction entre l’objectif et le subjectif ? Mais la langue, la forme symbolique en général, établit, parce qu’elle est porteuse à la fois du sens et du contenu de conscience, un « pont » entre le sujet et l’objet; en elle le second se détermine et le premier s’objective.
Séparation entre le domaine sensible et l’intelligible ou le conceptuel ? Mais la langue n’a pas seulement un rôle de formation des concepts, elle joue également, à l’égard du sensible, le rôle de formateur de sens. C’est une des acquisitions les plus nouvelles et les plus décisives de la philosophie de Cassirer que d’avoir ouvert à la psychologie contemporaine une voie féconde dans la recherche de l’interdépendance du domaine linguistique et du domaine sensible.
« La langue est plus concrète que le sensible; elle n’est pas un reflet de celui-ci, mais constitue la conscience sensible opérant à son égard une donation de sens » (ibid, p. 44.)
On ne saurait donc opposer une communication purement intellectuelle, utilisant la langue comme médium spirituel entre les idées, et une communication sensible qui renverrait, par des signes, à des intuitions individuelles, incommunicables dans leur contenu singulier et subjectif. Au rationalisme qui résout le problème de la communication par une participation au monde idéal existant en soi, comme à l’empirisme qui donne à la communication le sens sceptique d’un simple accord pragmatique, la philosophie du langage répond par une conversion des perspectives.
« La connaissance, comme la langue, le mythe, l’art, ne se comportent pas comme un simple miroir qui refléterait les images d’un donné interne ou externe; au lieu d’être des médiums indifférents, ils sont source de lumière, condition du voir, en tant qu’origine de toute forme » (ibid., p. 26).
La connaissance symbolique ne doit donc pas être prise comme un « pis-aller », un substitut d’une connaissance objective plus parfaite, une cogitatio caeca au sens leibnizien. Au contraire, si nous savons considérer la forme symbolique comme l’origine même du sens, nous devons constater que l’objet ne nous est donné que par le symbole et constitué par lui. Par là se trouve dépassé aussi le dilemme, insoluble dans toute autre perspective, de la variation historique des intuitions vécues dans leur contenu et de la communication de leur sens, car une jonction est alors établie entre contenu réel psychique et sens irréel. Pour Cassirer, le monde « phénoménal » des formes symboliques est le seul constituant ; en lui s’effectue l’explication totale du rapport entre le concept et l’intuition.
Il s’ensuit que la forme symbolique, en même temps que leur accomplissement, est la limite de toute connaissance et de toute communication : limite en deux sens du terme, de détermination, de limitation. En regard de la limitation psychologique subjective qu’assigne Dilthey à la connaissance, de la limite transcendantale kantienne, qui reposent toutes deux, bien qu’à des titres différents, sur des notions transcendantes à la forme symbolique, celle d’un entendement pur, ou celle d’une vie psychique universelle et invariante dans son style, la conception de Cassirer s’inscrit dans la dimension d’une anthropologie culturelle.
« La connaissance humaine ne peut assurément se passer nulle part d’images et de signes; mais elle est justement par là caractérisée comme humaine, c’est-à-dire comme limitée et finie, à quoi s’oppose l’idéal de l’entendement parfait, originaire et divin » (ibid., p. 49).
Cette remarque est d’une signification théorique importante pour qui veut situer la philosophie des formes symboliques par rapport aux autres théories de la limite de la connaissance inter-humaine et de la communication. Le problème qui se pose ici, une fois mise en évidence la jonction irréductible entre le contenu et l’expression est le suivant: la limitation de la connaissance humaine dans ses expressions symboliques doit-elle être interprétée comme une limitation négative ou positive ? autrement dit, la richesse progressivement accumulée dans laquelle la vie humaine s’objective est-elle une découverte par l’homme de sa réalité, ou un voile jeté sur son essence ? En ce dernier cas, le dernier mot resterait au renoncement à toute détermination, à l’intuition existentielle coupée d’un contenu historique, au pur néant de la mystique. Mais, de même que Rickert, Cassirer ne pense pas que la plus profonde communication s’exprime dans le silence, mais au contraire au sein de la culture : « C’est le destin nécessaire de la culture écrit-il, que tout ce qu’elle produit dans son procès de structuration et de formation nous éloigne progressivement de « l’originalité » de la vie ». Il y a donc un conflit entre la vie et la culture, et comme Cassirer refuse de transcender cette position par le recours à des «valeurs» assurant une certitude supra-culturelle, c’est au niveau de la culture et de ses formes que le conflit doit être résolu. Le principe de cette solution est dans la prise de conscience du caractère relatif de l’antithèse conceptuelle entre vie et culture; elle doit être dépassée pour conduire à la reconnaissance dans la culture de la véritable réalisation de la vie, en tant qu’humaine. La culture n’a donc pas besoin de renoncer à elle-même, ni de se tourner vers la logique, ni vers le transcendant, ni vers l’éthique, pour porter à la claire conscience de soi un sens originaire :
« Le but de la philosophie n’est pas de retourner en arrière de toutes ces créations de la culture, mais au contraire de les comprendre dans leur principe formateur et de les rendre conscientes » (p. 50). C’est dans cette prise de conscience que la vie elle-même atteint sa forme propre, « la vie s’élève au-dessus de la sphère de l’existence naturelle purement donnée, elle n’est plus simple procès biologique, mais trouve son achèvement dans la forme de l’esprit ». Cassirer se rattache ainsi, par-delà la tradition kantienne, à celle des philosophes de l’Aufklärung, des « lumières ». C’est dans le monde de l’esprit que l’homme devient pour l’homme totalement transparent, son semblable.
Cependant, il existe une différence importante entre la conception « éclairée » de la culture, et la conception cassirérienne : celle-ci, loin d’envisager le développement progressif d’un sens unilatéral, est ouverte au contraire vers des formes différentes de celles de notre culture rationnelle, mais tout aussi riches de sens humain, les formes mythiques, qui, par excellence, sont le cadre universel de la culture. En ce sens, elle restera imprégnée de la tendance relativiste qui caractérise la théorie des visions du monde de Dilthey, et les questions que trouve sur son chemin tout relativisme se reposeront à elle : les diverses visions du monde sont-elles isolées les unes des autres ou peuvent-elles communiquer entre elles, et comment le peuvent-elles dans le flot renouvelé des créations culturelles; comment serons-nous assurés que nous avons atteint le point de connaissance où elles se révèlent dans leur vérité ?
Toutes ces interrogations renvoient à une problématique commune : quel critère avons-nous que la forme symbolique soit à elle-même son propre fondement? Ce point de départ évident de la connaissance est-il aussi un principe et comment est-il possible d’en décider ?
Pour élucider ce problème essentiel de la philosophie du langage, nous devons approfondir quelques notions déjà esquissées et, en particulier, celle, centrale, de la fonction de la langue comme phénomène universel et de la conscience en général. La difficulté réside ici dans la présupposition courante qu’il existerait une distance entre la langue comme véhicule et une conscience d’un contenu propre, en l’occurrence une vision du monde. Or, la langue ne peut émaner d’une conception du monde qui serait à son origine, puisque, littéralement, de cette conception, nous ne pourrions rien « dire ». C’est elle au contraire qui porte cette conception, cette Weltansicht (au sens déjà introduit en analyse linguistique par Humboldt).
Elle n’est pas non plus, au sein d’une culture donnée, une convention entre les hommes pour communiquer entre eux. L’arbitraire des signes, revendiqué par des linguistes comme fondement universel des phénomènes linguistiques, ne peut être interprété comme le résultat d’une telle convention, mais seulement comme l’affirmation d’une différence entre l’universalité naturelle, limitée à des signaux, et une universalité culturelle. Envisagée dans son contenu signifiant, la langue implique une présence immédiate des individus les uns aux autres, par rapport à laquelle la communication conçue comme lien entre des sujets déjà isolés n’est qu’une formation postérieure. Pour préciser cette conception, référons-nous à un texte de Humboldt, cité par Cassirer, qui fait totalement sienne cette analyse : « Les hommes, écrit Humboldt, se comprennent réciproquement entre eux, non parce qu’ils s’envoient des signes des choses, et non parce qu’ils se déterminent respectivement à mettre en évidence d’une façon suffisante et complète le même concept, mais parce qu’ils prennent contact chacun de leur côté avec le même membre de la chaîne de leurs représentations sensibles et de leurs convictions conceptuelles internes, ont la même pierre de touche de leurs instruments spirituels, et c’est à partir de cela que jaillissent en chacun des concepts correspondants, non les mêmes… Si le membre de la chaîne est ainsi touché, l’ensemble est ébranlé, et ce qui jaillit de l’âme comme concept se trouve en résonance avec tout ce qui touche le membre isolé jusqu’au plus lointain horizon » (o. c, p. 104).
En d’autres termes, une représentation objective du monde et une conscience de l’intériorité ne peuvent être définies comme des points immuables de référence, en dehors de cette « chaîne du signifiant », qui n’est jamais présentée comme totalité fermée, mais comme mouvement et ouverture. La forme symbolique, la langue, n’est pas le résultat d’une opération, mais elle doit être elle-même prise comme activité, energeia.
Quelle est la nature de cette activité, quel est son rapport à la subjectivité en général ? A ce point s’insère une question que ne peuvent éluder, quelque incontestable que soit leur apport, certaines conceptions contemporaines du relativisme culturel.
La philosophie de Cassirer conduit à mettre en question l’évidence de la subjectivité : en effet, le sujet parlant, auquel nous avons coutume de rattacher la langue et duquel nous la faisons dépendre, ne se constitue historiquement ou génétiquement, du point de vue psychologique, que dans le champ de la forme symbolique elle-même. Non seulement les catégories de l’objet, mais également les catégories subjectives apparaissent dans le développement d’une forme linguistique. Aussi la conscience de soi envisagée dans sa liaison à la première personne, ne peut-elle être considérée comme originelle, l’intérêt d’une étude historique linguistique est de franchir des limites que la réflexion assigne à la conscience comme terme dernier. Dans le chapitre de son ouvrage intitulé « la langue et le domaine de l’intuition interne : les phases du concept de moi (Ichbegriff) », Cassirer s’applique à réfuter la conception spéculative qui était encore d’ailleurs celle de Humboldt, selon laquelle le je serait une donnée première de laquelle toutes les autres personnes, suivant en cela une logique grammaticale, seraient dérivées : « Dans le je, écrivait Humboldt, le tu est aussi donné de lui-même, et par là une nouvelle opposition donne la troisième personne, qui est ensuite élargie aux choses ».
Cassirer démontre qu’il y a là une reconstitution logique et conceptuelle de la genèse des personnes à partir de ce que nous croyons savoir, et non une expérience linguistique réelle. Les chemins de la genèse réelle de la catégorie de personne dans la langue sont plus complexes et font, en tout cas, apparaître la non-primitivité de la personne en général, du je ou du tu pur. Sous sa forme linguistique pronominale, le je est une formation postérieure par rapport à d’autres manières d’exprimer le sentiment ou la conscience de soi: la phrase verbale, le nom, les opérations concrètes, signifient une première personne qui n’est pas parvenue à la conscience abstraite de soi comme je, La conquête progressive du moi par l’intermédiaire de la représentation et de l’expression linguistique, du corps, de l’âme, à partir d’opérations concrètes (comme le don) a fait l’objet, en particulier chez M. Mauss et chez M. Leenhardt, d’études qui ont précisé ce point de vue et montré l’absence de parallélisme entre des catégories grammaticales modernes et une constitution à la fois linguistique et psychologique de l’univers des personnes.
Surtout, la langue ne saurait admettre, en tant que production humaine, la constitution subjective que pourrait lui assigner une certaine démarche logique vers les origines, envisagée à travers de prétendues « formes originaires », qui sont en fait des abstractions de la pensée spéculative. Ainsi, alors que les premières catégories linguistiques sont les plus concrètes, la catégorie abstraite apparaît seulement au terme d’un processus de différenciation entre objectivité et subjectivité, prises d’abord dans leur unité. En particulier, l’histoire linguistique du je pur, lié par la philosophie classique à la conscience primordiale, est celle d’une forme du discours dont l’unité abstraite s’est progressivement dégagée, jusqu’à prendre l’apparence de posséder une existence autonome. Chez Kant d’ailleurs, la conscience de cette abstraction est poussée au plus haut point, puisque la forme du je pur est inhérente à la conscience en général et que son contenu a passé dans le monde objectif (ibid., p. 220).
p Le problème ici posé est d’une importance décisive. Il n’est autre que celui de la réalité d’une conscience pure ou conscience transcendantale, en tant qu’elle est définie par une forme pronominale. Si le je est l’indicatif de la subjectivité, commun pour tous les interlocuteurs et rendant la communication possible, mais sans contenu propre, on ne saurait fonder la langue sur cette catégorie abstraite, qui est prise elle-même dans la trame linguistique. En d’autres termes, la langue est autre chose que l’instrument de communication et d’expression d’une pure conscience identifiée au je qui la manifeste dans le discours : c’est au contraire la langue qui jouit, par rapport à la subjectivité transcendantale (en tant que celle-ci ne peut se passer du pronom qui l’exprime) d’une autonomie constituante.
Toutefois, pas plus qu’elle n’est le produit d’une conscience transcendantale, la langue n’est le résultat d’un processus empirique entre des individualités douées primitivement de simple conscience sensible :
« Si le mot parlé n’était rien d’autre que l’expression d’une représentation individuelle, engendrée dans une conscience, il resterait pris à l’intérieur des frontières de cette conscience, il ne posséderait aucune force susceptible de s’élever au-dessus d’elle. A partir du monde de représentations et de sons d’un sujet, on ne pourrait jeter aucun pont vers celui d’un autre. Mais, puisque le verbe sonore surgit, non dans une activité isolée des hommes, mais dans une activité commune, il possède dès l’origine un sens véritablement commun, un sens universel » (Ibid., p. 254).
Si la langue est le domaine primitif de l’apparition du sens sous sa face concrète, elle échappe, tout comme le sens, à une constitution psychologique. Elle est une activité autonome ne relevant que d’elle-même.
A ce sujet, un nouveau problème se présente : il faut bien que cette activité, à défaut d’acte de naissance déterminable du point de vue d’une psychologie préexistante de la conscience interne, puisse correspondre à un contenu quelconque ; sinon elle resterait formelle et l’on ne pourrait même pas dire d’elle qu’elle soit constitutive de contenu. Entre la langue comme forme et le psychisme comme contenu, ou le spirituel en général, il y a donc un mode de liaison ou de participation dont la psychologie ne peut rendre compte mais qu’au contraire elle présuppose. Or, comment comprendre cette liaison, que veut-on dire quand on affirme que la langue est constitutive du psychisme, et en particulier de l’intériorité ? Cette question est celle de l’origine même de l’expression et de sa nature ; les élucidations qu’apporte Cassirer à cette question sont, sur un certain plan, extrêmement éclairantes.
« Les mots de la langue, écrit-il par exemple, ne sont pas le reflet de déterminations stables de la nature ou du monde de la représentation alors qu’au contraire ils dessinent les lignes directrices de leur détermination. La conscience de la totalité sensible n’est pas en face d’elle (de la langue) passivement, mais la langue la pénètre et la remplit avec sa propre vie intérieure. Seul ce qui touche l’activité intérieure d’une certaine manière, ce qui paraît « significatif » pour elle reçoit aussi du point de vue de la langue, le sceau de la signification » (p. 255).
La langue jouit d’une intériorité propre, plus primitive que l’intériorité psychique; c’est ce que nous lisons dans les études de Cassirer consacrées à la liaison de la langue et du mythe :
« Un regard sur l’évolution des formes symboliques nous montre partout que leur constitution essentielle ne réside pas dans le fait de la reproduction du monde de l’extérieur dans celui de l’interne, ni de la projection d’un monde interne formé, sur le monde extérieur, mais qu’en elles et par leur médiation, les deux moments de l’interne et de l’externe, du Je et de la réalité, ont leur détermination et leur délimitation réciproques » (o. c, II, p. 191).
On est conduit alors à l’idée d’une nature substantielle de la langue sur le fond de laquelle les processus spirituels se déterminent :
« Le mot doit être compris dans le sens mythique comme être substantiel et force substantielle avant qu’il puisse être compris dans le sens idéal comme un organon de l’esprit, comme une fonction fondamentale de la construction et de l’articulation spirituelles » (ibid., p. 51).
L’explication ainsi proposée n’est toutefois valable que sur un certain plan et à un certain point de vue, contre la thèse réduisant la langue à l’état de simple instrument de communication non constituant. Mais si nous voulons approfondir la notion de substantialité, celle d’intériorité de la langue, celle d’activité, nous sommes bien obligés, du point de vue anthropologique où se situe Cassirer, d’avoir recours à des notions qui dépassent le cadre strict de l’analyse du langage; que ces notions soient personnalistes : « comme le mythe, la langue procède de l’expérience fondamentale et de la forme originaire de l’activité personnelle » (o. c, 1, p. 25ó), ou qu’elles soient fonctionnelles: « ce n’est pas le simple contempler, mais le faire (Tun) qui forge le point central à partir duquel, pour l’homme, prend son départ l’organisation spirituelle du réel » (o. c, 11, p. 193). « Activité personnelle », « faire », ce sont là des notions qui maintiennent la présence et la résistance du signifié à l’égard du signifiant et qui indiquent combien l’idée d’un pouvoir constitutif du signifiant, quoique s’imposant d’une certaine manière à toute réflexion sur la langue, est difficile à maintenir.
Tout au moins l’est-elle, si, ainsi que le fait Cassirer, on veut conserver leur validité à certains concepts psychologiques, dans une théorie qui, selon son orientation profonde, marque un dépassement nécessaire de toute psychologie. Mais cette orientation déjà présente dans certaines indications ontologiques données par Cassirer, exigerait pour atteindre sa pleine cohérence, une critique plus radicale de l’attitude anthropologique. Et si nous explorons, d’autre part, le domaine d’une théorie de la connaissance, il est encore incontestable que la théorie de Cassirer conduit à certaines contradictions, du point de vue même qu’elle entendait dépasser: contradiction si l’on fait de la langue une activité personnelle, car on retrouve alors les impasses d’un psychologisme, contradiction également si l’on considère l’activité de la langue comme une activité libre, ou anonyme, cette activité devenant dans ce dernier cas sans support, un « faire » dont on ne sait comment il prend naissance, ni ce qu’il parvient à édifier.
En effet, si le signifiant est totalement immanent au signifié, celui-ci ne se réduit-il pas alors à la forme même du signifiant ? Tout étant, en définitive, ramené à ce dernier, pourrons-nous maintenir l’idée que le pouvoir constituant de la langue constitue « quelque chose » en dehors d’elle. N’y aurait-il rien en dehors de cette forme ? Dans l’acte de communication, n’en ne serait, au fond, communiqué, puisqu’on ne peut parler, si l’on vise au-delà de la forme symbolique, ni de sujets qui communiquent, ni d’un objet sur lequel porte la communication. Cette conséquence rapproche paradoxalement la philosophie de la langue d’une théorie nominaliste et empiriste du signe verbal. N’est-elle pas cependant inévitable tant que l’on s’en tient à la formule générale d’un « pouvoir constituant » du Verbe ?
Or, il est évident que pour Cassirer il ne saurait s’agir que de la constitution d’un sens ; mais le sens vide, irréel, a besoin d’être rempli et. le philosophe ne trouve, pour le remplir, que des notions psychologiques déjà présentes qu’il adopte dans leur généralité et qui lui paraissent satisfaire à l’exigence de contenu que tout sens postule. Sans doute, cette fusion du linguistique et du psychologique qui caractérise une telle anthropologie prend-elle souvent l’apparence d’une solution dialectique. Mais l’apparence seulement: elle débouche plutôt sur un phénoménalisme radical qui exclut bien tout « en soi » de son champ de recherches, mais ne le réduit pas, au sens propre du terme. Car la question naïve pourra toujours revenir: qu’en est-il des objets sur lesquels porte le discours, des sujets qui, par lui, communiquent entre eux ? Question naïve et pourtant rationnelle qui se pose nécessairement si l’on veut comprendre le passage de la communication qui s’établit dans l’univers du mythe à celle qui apparaît dans le monde objectif scientifiquement connu.
Aussi les problèmes de communication sont-ils plus facilement exprimables pour une philosophie de la langue au niveau du mythe que dans un monde déjà objectivé pour une pluralité de sujets. En faisant apparaître l’équivalence fonctionnelle du concept et du mythe, en tant que formes symboliques, Cassirer a, certes, mis l’accent sur un fait de première importance pour les sciences humaines, et détruit certaines illusions de l’objectivisme. Il reste que la découverte du concept et, d’une façon plus générale, l’application de la pensée scientifique à l’objet, marquent un stade nouveau dans les rapports humains, dont la compréhension n’appartient plus seulement à une philosophie de la langue. De la même façon que, chez Dilthey, la théorie des visions du monde se heurte à la nécessité de découvrir un point de vue absolu et universel selon lequel ces visions du monde peuvent être perçues comme telles, mais ne peut, prise dans le psychologisme, opérer la conversion exigée, de même, chez Cassirer, la conscience, Immanente à la langue ou à la forme symbolique, ne peut échapper à cette immanence ni justifier comment cette forme opère un lien entre des subjectivités. La condition de réalisation du sujet ne serait-elle pas alors, au contraire, une condition d’aliénation ou de relativisation radicale des perspectives ? Cette objection est irritante sans doute, étant donné la vaste portée des études de Cassirer, les aperçus nouveaux qu’elles ont apportés dans le domaine de la connaissance de la culture, de l’esthétique. Aussi est-il nécessaire de bien comprendre en quel sens nous l’élevons : ce qui dirige notre recherche est la logique d’un point de vue critique qui peut être difficilement satisfait par l’abdication de la réflexion devant une forme, ou une fonction symbolique, considérées comme des points de départ absolument valables et au-delà desquels il serait impossible de remonter. Il en va de même ici que pour la notion de valeur qui est au fondement de la théorie de Rickert. S’il est vrai que les valeurs et les formes sont le milieu universel de toute activité humaine et de toute conscience, la condition toujours requise des communications, l’exigence subsistera toutefois que nous puissions décider, par-delà l’a priori structural dont les prétentions constitutives se réfèrent en définitive à des postulats psychologiques, métaphysiques ou formalistes, de l’origine du sens ; et, si tant est qu’il y ait activité originelle donnant à la communication sa forme, que nous puissions élucider pourquoi et pour qui cette activité se déploie, que nous puissions, sous le signifiant, assigner sa place à un «sujet» qui pourtant, compris psychologiquement, se dérobe.
D’une philosophie de la forme ou du sens qui paraissait pouvoir rendre compte de la structure de la communication et même abolir en elle la question spécieuse de l’origine, parce que le déplacement qu’elle opère laisse incertain le statut de l’a priori, et, devant le retour d’une interrogation critique, reste sans réponse, nous nous trouvons renvoyés, par une sorte de mouvement négatif — pour employer une expression de Hegel, un « négativement rationnel » — à un approfondissement de la philosophie du « sujet ». La phénoménologie de Husserl inscrit à cette place son « discours ».