Lavelle (1948) – o eu, ser consciente

Il n’y a pas de mot qui soit pour nous plus mystérieux ni plus émouvant que le mot conscience. Nous l’employons tour à tour pour désigner cette lumière qui nous rend présent à nous-même et au monde et aussi, en face d’une action que nous venons de faire ou que nous allons faire, ce sentiment qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, en rapport avec un ordre qu’elle ne peut que respecter ou violer.

Mais la conscience sans laquelle nous ne pouvons rien connaître, ni la réalité, ni le bien, semble se dérober elle-même à la connaissance. Peut-on parler d’une conscience de la conscience ? Et cette expression ne présente-t-elle pas une sorte de contradiction ? Car la conscience dont on a conscience devient alors une chose parmi beaucoup d’autres et perd tous les caractères qui la distinguent et qui l’authentifient. Et la conscience qui a conscience redouble son mystère quand elle applique son opération à elle-même, et non plus à un objet différent d’elle et qu’elle appréhende.

C’est vers l’objet, en effet, que la conscience tourne naturellement son activité. Et elle se scinde alors en deux grandes fonctions qui sont l’entendement et le vouloir : le propre de l’entendement, c’est d’appréhender, soit dans la perception, soit dans l’idée,[8] un objet présent qui retient et qui capte toute son attention et dans lequel son acte même s’efface et s’abolit ; et le propre du vouloir, c’est de tendre, comme le désir, vers un objet absent qui, lorsque nous le possédons, occupe toute notre conscience et anéantit son indépendance. C’est seulement lorsqu’il nous manque que la conscience se révèle à nous, dans un sentiment de privation que la souffrance accompagne toujours. De là sans doute ce pessimisme de tant de penseurs pour qui la conscience naît de notre insuffisance et de notre malheur et se trouve condamnée à périr dès que cette insuffisance se comble et que ce malheur se répare. Mais dans une telle conception, la conscience se nourrit encore de la pensée de cet objet qu’elle poursuit et qui se dérobe à elle ; même alors elle se fuit elle-même vers cet objet qu’elle n’a pas. On la voit qui s’abîme en lui aussi bien quand elle le convoite que quand elle le possède.

Cependant, l’origine même de cette misère à laquelle on veut la réduire, c’est peut-être qu’en cherchant un objet dans lequel elle puisse s’anéantir, elle s’oublie elle-même, s’éloigne toujours davantage de sa source et tend à ruiner ainsi l’intimité de sa propre opération. C’est que l’objet est son instrument et non pas son but : en se subordonnant à lui, elle se matérialise. En le subordonnant à elle, elle le spiritualise. Elle lui donne un sens que par lui-même il n’avait pas ; au lieu de perdre en lui le sens qu’elle-même a toujours. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le caractère propre de la philosophie, ce soit précisément de résister à cet élan naturel par lequel la spontanéité nous emporte toujours vers l’objet, afin de retrouver par une réflexion sur soi la conscience à l’état naissant, de nous rendre attentif à son pur exercice et d’en régler le cours. D’une manière générale, toutes les sciences théoriques, toutes les recherches pratiques ont l’objet pour unique préoccupation. Mais c’est le propre de la [9] philosophie de se désintéresser de l’objet et de chercher à pénétrer l’essence même de cette conscience sans laquelle l’objet ne serait rien pour nous et serait aussi incapable d’être représenté que d’être désiré.

Ce qui fait que nous donnons à la conscience une valeur suprême, c’est que, si elle vient à disparaître, le moi et le monde disparaissent également à nos yeux. Il n’y a d’existence, il n’y a de signification que par rapport à elle. Dès qu’elle commence à fléchir ou à s’obscurcir, comme dans la distraction ou dans la rêverie, il nous semble à la fois que l’univers s’éloigne de nous et que notre moi l’abandonne.

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