I La pensée ne se distingue de l’être que par son inachèvement.
Bien que l’être enveloppe et dépasse en droit toute pensée actuelle, n’est-on pas astreint en fait à l’enfermer dans les limites de celle-ci ? Autrement, comment serait-il possible d’en avoir l’expérience et même d’en parler ? Sans doute, il semble, puisque la pensée est une détermination dé l’être, que l’être doit pouvoir être considéré comme le genre et la pensée comme l’espèce. Mais alors ne devons-nous pas dire que nous avons affaire à un genre dont nous ne connaissons qu’une seule espèce ? Bien plus, nous n’avons pu poser le genre qu’en lui attribuant déjà les caractères de l’espèce, c’est-à-dire en faisant de l’être une pensée possible qui est une pensée non actuelle.
Cependant il se trouve que cette définition est justifiée par l’analyse de l’opéra» tion même de la connaissance. Si, en effet, au moment où la pensée se pose, elle apparaît toujours comme l’acte d’un sujet, fini, si elle est toujours fragmentaire et inachevée, mais s’il est vrai qu’elle reçoit son mouvement de plus haut, même quand elle cherche et quand elle tâtonne, si enfin elle se perfectionne dans le temps en se conformant de plus en plus étroitement à son objet, on demandera comment elle peut concevoir cet objet qu’elle distingue d’elle-même et avec lequel elle aspire à s’identifier. En disant qu’elle ne peut le considérer que comme son propre achèvement ou sa propre perfection, on veut dire que l’objet n’est point, par rapport à elle, dans un univers séparé, qu’il ne lui appartient pas d’en prendre possession grâce à une sorte de détente ou de renoncement en laissant envahir par lui sa propre puissance passive et réceptive, comme le soutiennent certains défenseurs de l’intuition, mais qu’au contraire l’objet ne peut, au moment où il est atteint, donner à la pensée une satisfaction plénière que parce qu’il se confond avec son pur exercice, de telle sorte que, si le contenu du réel paraît être devenu d’une transparence absolue, c’est qu’en fait ce contenu s’est évanoui : alors seulement il n’oppose plus à l’esprit aucune résistance, même pas cette résistance purement logique que crée la dualité.
On vérifie ainsi une fois de plus que notre pensée Be trouve placée à mi-chemin entre un objet encore inconnu, dont elle détache par l’analyse une suite d’aspects qui forment les états de la conscience subjective, et un objet parfaitement connu, qui est le terme de son effort, qui recouvre l’objet primitif auquel elle s’était appliquée d’abord, et qui doit être conçu désormais comme une idée pure, bien que la conscience, inséparable de l’individu et distincte par essence de l’objet qu’elle enveloppe, se retire nécessairement de celui-ci au moment où, par sa plénitude même, elle vient se confondre avec lui. L’écart entre la pensée et l’être, c’est donc l’écart entre une pensée inachevée et une pensée achevée, entre une pensée qui se cherche et une pensée qui se trouve.
On comprendra dès lors pourquoi il y a entre l’idée et le réel à la fois homogénéité, distinction et liaison. Il y a entre eux homogénéité, ou en d’autres termes le semblable seul peut connaître lé semblable, puisque la pensée doit participer à l’être et que l’être auquel la pensée s’applique ne peut être pensé lui-même que comme une pensée sans limitation. Il y a entre eux une distinction, car cette distinction est la condition sans laquelle une pensée individuelle, limitée et imparfaite, mais capable de progrès, c’est-à-dire une conscience, ne pourrait pas se constituer. Enfin, la liaison de ces deux termes est la loi selon laquelle, au sein d’une pensée totale, s’insère une pensée particulière qui tient de la première à la fois son origine et son essence, mais qui se meut dans le temps et qui, pour rendre sienne l’activité primitive à laquelle elle participe, doit rompre l’unité de celle-ci en opposant l’être à la pensée et chercher ensuite à les unir empiriquement dans un admirable circuit, toujours recommencé et toujours incapable d’être fermé, qui constitue la vie émouvante de tous les esprits finis.
II La pensée de l’être porte déjà en elle l’être même qu’elle pense.
Au moment où la pensée se distingue de l’être pour nous le révéler, il faut pourtant que nous la considérions comme possédant l’être elle-même, c’est-à-dire comme étant d’abord une détermination de l’être. Ainsi, puisque la pensée de l’être est elle-même un être, elle doit jouir par rapport à son objet d’une compétence et d’un privilège que l’idée de l’homme ne possédera jamais non pas seulement à l’égard de l’être, mais même à l’égard de l’homme. C’est par ce trait que la pensée de l’être accuse, d’une part, sa puissance et sa fécondité et, d’autre part, sa distinction à l’égard de toutes les pensées particulières auxquelles elle doit fournir nécessairement une garantie et un point d’appui.
Nous nous trouvons ici en présence du cercle vivant dans lequel notre pensée s’enferme elle-même dès son origine et dans chacune de ses démarches. Ce cercle est le véritable, terme primitif que toute philosophie cherche d’abord pour donner un fondement solide à la suite des opérations de la pensée ; mais c’est un terme qu’il ne convient pas d’oublier une fois qu’on l’a rencontré, au moment où l’on parcourt ensuite dans le temps les autres anneaux de la chaîne. Il justifie tous les actes particuliers de notre esprit, qui l’impliquent, mais qui le divisent. Il est constamment présent dans chacun d’eux. On peut l’énoncer sous la forme suivante : la pensée de l’être est adéquate parée qu’elle est réciproque de l’être, de la pensée, ou, en d’autres termes, parce qu’il est nécessaire d’inscrire dans le même être son opération et son objet.
Lorsqu’on insiste, comme on le fait surtout depuis Descartes, sur l’intérêt que présente la découverte de la pensée par elle-même, on méconnaît la véritable portée de cette découverte, qui est moins de donner à notre être propre un caractère purement subjectif, que de lui ouvrir une place, grâce à cette forme subjective, à l’intérieur de l’être absolu dont la présence nous est alors révélée par la révélation de l’existence même de notre moi. C’est une des illusions les plus curieuses de l’intelligence de croire que, lorsque nous avons rencontré la pensée, nous avons besoin d’un nouvel effort de la pensée elle-même pour qu’elle atteigne l’être par une sorte de saut périlleux qu’elle ferait hors de ses propres frontières. Il est également impossible de soutenir que l’être est transcendant à la pensée, et que la pensée, demeurant enfermée en elle-même, est incapable de jamais rencontrer l’être, puisque la pensée ne peut se poser sans poser son être, c’est-à-dire sans poser l’être indivisible qu’elle détermine.
Cependant la plupart des hommes considèrent une existence de pensée comme n’étant pas une existence du tout ; et ils cherchent le véritable modèle de l’existence dans la limitation que la pensée reçoit au moment où elle se heurte aux données de la sensibilité. Mais le caractère distinctif d’un esprit philosophique, c’est sans doute d’être capable de considérer les idées comme ayant une existence dans l’entendement qui, bien qu’étant liée à l’existence que les objets possèdent dans la sensibilité, ne lui est pas inférieure en dignité : aussi bien la fonction de la pensée est-elle exclusivement de distinguer les opinions individuelles des idées vraies, c’est-à-dire universelles. Au lieu d’opposer la fugacité de l’idée à la stabilité relative de l’objet, on s’apercevra alors qtie, bien que l’idée soit un acte et sans doute parce qu’elle est un acte, elle surpasse infiniment tous les objets en résistance et en durée. Elle prouve son ascendant sur tous ceux-ci, non pas seulement dans l’opération par laquelle elle cherche à les saisir, mais plus encore dans l’opération par laquelle elle nous permet de les modifier et même de les engendrer, évoquant ainsi naturellement dans notre esprit l’image admirable par laquelle Platon voulait que les objets fussent comme des ombres et les idées comme leurs corps. Une fois done que l’on s’est affermi dans cette certitude que la pensée ou l’idée est une existence réelle, disons simplement une existence comme les autres et non pas même une existence privilégiée, — car c’est une chose singulière que l’existence privilégiée de la pensée ne soit utilisée que pour détruire, au lieu de la fonder, la notion d’existence en général, — une fois que, renversant l’argument familier à tous les penseurs idéalistes, on s’habitue à considérer non pas seulement tous les êtres comme des pensées, mais toutes les pensées comme des êtres, on ne se contentera pas de mettre la pensée de l’être sur le même plan que toutes les autres. On reconnaîtra qu’elle a une valeur absolue et qu’elle est la seule idée qui soit nécessairement adéquate à son objet. Toute idée générale en effet possède un excès de puissance qui lui permet de déborder son objet et un défaut de richesse par lequel elle permet à l’objet de la déborder à son tour. Mais il est contradictoire que l’idée simple de l’être puisse dépasser l’être, puisque rien ne le dépasse, ou être dépassée par lui, puisqu’elle le contient elle-même : elle joue donc par rapport à lui à la fois le rôle de contenant et de contenu ; il y a entre elle et son objet une sorte de réciprocité, ce qui veut dire qu’elle est de toutes les idées la seule qui soit en même temps une intuition.
Toutes les autres idées évoquent, en se distinguant au moins théoriquement de leur objet et à plus forte raison de l’être de leur objet, une marge entre le possible et le réel que l’idée totale de l’être abolit nécessairement. Mais, si les idées prises en elles-mêmes sont des êtres, ce seul caractère suffit pour que l’idée de l’être acquière un privilège auquel les autres ne peuvent pas prétendre, puisqu’en disant que l’idée de l’être est un être, on obtient entre la représentation et l’objet une exacte superposition, qui ne saurait être réalisée ni par la pensée du bleu, qui n’est pas bleue elle-même, ni par la pensée de l’arbre, qui n’est pas elle-même un arbre.
Nous savons qu’on ne gagne rien d’ailleurs en disant que l’être auquel la pensée s’applique est différent de l’être même de cette pensée. Partout où l’on rencontre l’être on le rencontré tout entier parce que sa notion est simple et indécomposable. Et comme on ne peut pas distinguer l’être et le tout, il est évident que l’être de la pensée, même s’il est qualifié dans une seconde démarche comme l’acte d’un sujet, doit s’identifier avec l’être sur lequel porte la pensée, même s’il est qualifié corrélativement comme l’objet de cet acte ou comme un état de ce sujet.
III L’idée de l’être contient toutes les idées particulières.
Dira-t-on que, quelle que soit la manière dont l’être puisse être considéré, c’est toujours la pensée qui le considère et qu’elle ne doit par suite atteindre sous ce nom qu’une idée et même la plus abstraite de toutes ? Ainsi, en attribuant à la pensée une sorte d’ascendant par rapport à l’être, dont on fait un objet pour la pensée, on est amené à regarder l’être comme une idée particulière parmi beaucoup d’autres. Le problème métaphysique se pose alors sous la forme suivante : entre tous les termes possibles de la pensée, y en a-t-il un qui mérite proprement le nom d’être, quel est ce terme et quel droit avons-nous de le poser ?
Pour que l’être devînt une idée particulière il faudrait le définir, c’est-à-dire limiter son idée de quelque manière en l’opposant à quelque autre idée qui serait limitée autrement. Mais cette entreprise se heurte à d’insurmontables difficultés. Car si on essaie de saisir l’être sous la forme d’une idée indépendante, en la distinguant de toutes les autres idées qui forment justement son contenu, on voit cette idée s’appauvrir peu à peu, puis se volatiliser et s’évanouir. Il devient impossible de la déterminer, puisque tous les caractères que l’on essaierait de lui accorder seraient l’objet de quelque autre idée particulière. Ainsi l’idée de l’être serait la plus déficiente de toutes et, par une sorte de paradoxe, elle serait la plus éloignée de son objet et la plus proche du néant.
Cependant on n’en continue pas moins à opposer le néant à l’être. Mais ce ne peut être qu’en conférant maintenant à celui-ci quelque réalité, au moins comme objet de pensée : il devient ainsi l’acte positif par lequel l’idée de l’être est niée. Et dès lors on est naturellement incliné à introduire entre l’être et le néant une série de termes intermédiaires qui expriment précisément toute la richesse du monde. Entre la simple affirmation et la simple négation viennent prendre place toutes les opérations mixtes qui participent de l’une et de l’autre et par lesquelles nous appréhendons tous les objets particuliers.
Mais ce sont là des artifices de la logique pure destinés à nous donner l’illusion de reconstruire le monde dans l’abstrait, quand nous ne faisons qu’introduire en lui notre activité concrète et participée. Il est évident qu’il ne faut pas s’étonner, dans une telle conception, qu’aucune idée ainsi isolée ne puisse coïncider avec l’être, l’idée de l’être moins que toutes les autres, bien que toutes, même l’idée du néant, participent à l’être. C’est qu’en réalité il est nécessaire de distinguer autant de formes de l’être que de termes auxquels la pensée s’applique. En ce sens, tout objet de la pensée est lui-même un être, y compris le néant : puisqu’on ne peut le nommer sans en faire une idée actuelle, il y a contradiction à vouloir l’opposer à l’être et par conséquent à le mettre hors de lui. D’une manière plus générale, tous les termes que l’on distingue de l’être en sont des aspects. Toutes les idées abstraites sont obtenues par une analyse de l’être, mais l’être qui les contient toutes et qui est le principe vivant de leur séparation et de leur accord est aussi la seule idée qui ne soit ni séparée ni abstraite. Ainsi, en demandant quel est le terme auquel l’être convient, on renverse d’une manière illégitime le problème véritable : car l’être n’est pas un terme spécifié, mais chaque terme est une spécification de l’être total.
Si l’être ne peut être considéré comme une idée séparée, c’est parce qu’il faudrait pour l’obtenir répartir d’abord dans des idées particulières tous ses attributs. Mais alors que pourrait-il lui demeurer comme attribut propre ? C’est pour cela qu’il est plus aisé de lui refuser tout attribut que de lui en garder un privilégié ; si pauvre qu’on l’imagine, on serait incapable de le caractériser. Mais on peut lui refuser sans inconvénient tout attribut à condition que ce soit par une opération positive, et non point négative, qui permette de considérer tout attribut possible comme contenu en lui, dès qu’on commence à le déterminer. C’est le signe que la véritable idée de l’être ne se distingue pas de l’être lui-même, et qu’en particulier, au lieu de poser d’abord la pensée antérieurement à l’être afin de lui permettre ensuite d’en poser la notion, — ce qu’elle ne réussit à faire alors que d’une manière purement nominale, — il est nécessaire d’inscrire primitivement la pensée dans l’être de manière à ce que toutes les déterminations qu’elle opère, au moment où elles surgissent, apparaissent aussi comme des déterminations de l’être.
Il ne faut point s’étonner maintenant que l’idée de l’être puisse être considérée comme étant de toutes les idées celle qui a en même temps le plus de généralité et le plus de richesse. C’est qu’elle précède à la fois la division du’ monde en individus indépendants et sa division en idées distinctes : elle est la source commune où puisent ces deux sortes de division. On pourrait à la fois la définir comme une idée parfaite, c’est-à-dire, la seule idée qui soit capable de rejoindre le concret, et comme un individu parfait, c’est-à-dire le seul individu capable de jouir d’une indépendance absolue. C’est que l’idée de l’être pur est précisément l’idée d’une activité dont l’opération, ne recevant aucune limitation, ne s’opposerait à aucune autre, puisqu’elle contient dans son unité l’efficacité de toutes avec la loi même de leur opposition, et ne connaîtrait pourtant aucun recommencement puisque, dès qu’elle s’exerce, elle atteint nécessairement d’un seul coup la perfection plénière de son exercice.
Dire maintenant que cette idée est mienne, c’est dire non pas seulement qu’elle est le principe actuel qui permettra à ma pensée individuelle de renouveler indéfiniment son opération participée, mais que ma pensée s’individualise par sa liaison avec un corps privilégié qui lui fournit à la fois le centre original de sa perspective et sa teinte affective, — de telle sorte que, si je ne puis rien penser que l’être, il faut aussi à chaque instant que je sente que c’est moi qui le pense.
IV L’être est la totalité du possible.
Il est nécessaire de définir l’être non pas comme ce qui est connu, mais comme tout ce qui peut l’être, ou encore comme l’objet absolu d’une pensée adéquate et, puisque cette pensée se confond avec son objet, comme la Pensée parfaite. (On saisit bien ici l’originalité des deux termes absolu et parfait en même temps que leur rapport. L’absolu est antérieur à la pensée individuelle, mais il la fonde et c’est pour cette raison que celle-ci est relative. La perfection est le terme vers lequel tend la même pensée individuelle à travers la série infinie de ses opérations qu’elle ne pourrait achever qu’en disparaissant elle-même : aussi reste-t-elle imparfaite aussi longtemps qu’elle garde une existence séparée.)
Mais une telle conception n’aboutit-elle pas à une réalisation préalable illégitime et purement verbale de tout le possible ? Ne consiste-t-elle pas à ramasser et à solidifier dans un terme unique et transcendant, être absolu ou pensée parfaite, tous les actes de connaissance que tous les êtres limités pourront jamais accomplir ? Ce qui choque le plus les empiristes dans les Idées de Platon ou dans la Substance de Spinoza, c’est sans doute que ces deux philosophes, au lieu de prendre comme modèle de l’être le phénomène, ont appuyé celui-ci sur une réalité plus stable, mais aussi plus riche et plus féconde, bien qu’elle ne dépasse pourtant tous les phénomènes que par la seule surabondance des possibilités dont chaque phénomène exprime une manifestation particulière et isolée. On évite ainsi de faire de l’être un terme abstrait obtenu par un procédé de généralisation, mais c’est pour accumuler en lui, en vertu d’une simple opération de langage, toutes les propriétés que l’expérience nous révélera en lui tour à tour.
Cependant le possible est lié à l’être plus intimement que l’on ne croit. D’abord il est un être de pensée, ce qui veut dire non pas qu’il n’est pas un être véritable, mais qu’il est un être dont la pensée commence seulement à prendre possession. C’est même parce que la pensée ne fait encore que l’effleurer qu’on le considère comme une pure création de la pensée en lui opposant l’être actuel, c’est-à-dire un être mieux déterminé et dont la pensée a déjà reconnu quelques caractères essentiels. Car la pensée se sent plus libre dans son premier élan que dans la suite des démarches précises par lesquelles elle se calque sur le réel pour le recouvrir avec fidélité : il semble, à mesure qu’elle s’enrichit, qu’elle cherche à refouler et à perdre peu à peu par l’excès même de son activité la subjectivité qui était inséparable de son premier accès dans l’existence.
Il y a plus : le possible n’est pas seulement un acte de pensée indéterminé et qui se trouvera oublié quand la pensée atteindra le réel ; non seulement cet acte initial reste présent dans tous les actes ultérieurs qui le développent, mais ces actes ultérieurs eux-mêmes expriment chacun pour leur compte un système de possibilités plus complexe. Au moment où la pensée saisit un objet, l’opération par laquelle cet objet est saisi, en tant qu’elle se distingue de cet objet, constitue précisément la possibilité de cet objet. Ainsi le possible se révèle à nous par l’activité de la pensée considérée à la fois dans son mouvement primitif et dans la multiplicité indéfinie de ses opérations. Il se confond avec l’existence même d’une pensée totale, soit que l’on ait en vue l’intégralité de sa puissance de développement, soit que l’on envisage tout le détail des manifestations par lesquelles s’exprime celle-ci. Mais alors la distinction entre l’être et le possible est abolie.
Au point où nous sommes parvenu, poser l’être, c’est poser tout le possible. Ce possible n’est point un abstrait puisqu’il est identique à l’universalité de l’acte pur : il ne devient un possible imparfait que par la participation imparfaite de tel être fini, bien qu’en donnant l’être à tous les individus, à toutes leurs opérations, à tous leurs états, à tous les phénomènes auxquels ils s’appliquent, il ne leur donne qu’un bien dont il jouit lui-même éternellement.
L’opposition du possible et de l’être comme celle de l’objet et de la pensée est donc produite par l’individualité et l’intervalle qui les sépare peut être considéré comme la condition de sa naissance : en soi elle n’a pas de signification. Bien plus, comment pourrait-on concevoir les objets non perçus autrement que comme les objets possibles d’une pensée qui dans l’instant ne s’exerce pas, et par conséquent la pensée qui ne s’exerce pas autrement que comme capable d’actualiser tous les objets réels au delà de la sphère de la pensée qui s’exerce ? Il arriverait même, si l’on voulait confondre l’être, comme on le fait souvent, avec l’actualité de la donnée, que le tout serait alors représenté d’une manière plus adéquate par l’idée du possible que par l’idée de l’être ; mais cette représentation ne serait pourtant valable qu’aux yeux d’un individu fini, et celui-ci ne manquerait pas de reconnaître que tout ce possible, qui marque par rapport à lui les limites de sa participation, possède vis-à-vis de son être participé une dignité et une efficacité singulières, puisque c’est en lui qu’il puise l’élan de son activité et la matière de son devenir. Il y a plus : on pourrait dire, par une sorte de renversement, que si, à l’égard de l’être fini, l’être total paraît une pure possibilité, inversement, à l’égard de l’être total, qui demeure toujours inaltéré, quelle que soit la destinée des êtres finis qu’il abrite dans son sein, ceux-ci demeurent, même quand ils s’actualisent, des possibles toujours disponibles et qui peuvent toujours être remis sur le métier. Mais eh admettant, comme on le fait souvent, que le possible est plus riche que l’être, on laisse entendre que l’être peut être considéré comme exprimant seulement un aspect du possible. C’est le contraire qui est vrai. Les possibles particuliers sont toujours empruntés à l’être, ils sont obtenus par la soustraction de certaines de ses déterminations. Ils ne sont distingués les uns des autres que pour permettre à l’individu de participer à l’être par le double jeu de son intelligence et de sa volonté en constituant librement la sphère de sa connaissance ou celle de son action. Mais cela même nous oblige à affirmer que tous les possibles réunis ne se distinguent plus de l’être même. Et l’on peut dire alors que le caractère le plus profond de l’être, c’est précisément la possibilité vivante par laquelle il ne cesse de se réaliser.
V L’être d’une chose est identique a la réunion de tous ses attributs.
Il est à craindre que les caractères que nous avons attribués à l’être ne paraissent point respecter la distinction classique entre la notion d’existence et celle de réalité. En effet, on pense en général que si l’existence est toujours identique à elle-même, c’est parce qu’elle est abstraite et la plus pauvre de toutes les notions, tandis que la réalité, qui au contraire est pleinement déterminée et indiscernable de la totalité du concret, doit recevoir une infinité de formes différentes toutes irréductibles l’une à l’autre. Ainsi, l’existence pourrait être appliquée, comme toutes les notions générales, à une multiplicité infinie d’objets, tandis que nous ne pourrions saisir tel objet réel que dans telle expérience particulière spécifiquement différente de toute autre.
Or ce que nous cherchons à atteindre en effet, c’est la notion d’existence pure, mais nous’ croyons que, là où l’existence est donnée, la réalité l’est aussi. Et sur ce point nous sommes d’accord avec le sens commun contre la spéculation. On ne peut parler de l’existence d’une chose sans admettre en même temps la présence en elle de la totalité de ses déterminations. Or, si l’on suppose au contraire que l’existence est un simple schéma conceptuel auquel il faut adjoindre, pour lui donner une valeur concrète, un ensemble de qualités, on admet d’une manière contradictoire que l’on peut poser une existence pure qui ne serait l’existence de rien, — non pas même l’existence d’une idée, puisqu’une telle existence serait concrète et plénière dans son ordre, — mais une pure existence en idée, à laquelle on conférerait ensuite une sorte d’existence nouvelle qui serait la seule existence réelle, le jour où on l’enrichirait par des attributs qui. sans participer primitivement à l’être, seraient capables pourtant, en s’unissant à cette existence abstraite, d’engendrer l’existence concrète.
Mais qui ne voit que l’existence, au lieu d’être une sorte de schéma abstrait et pour ainsi dire de cadre notionnel de toutes les autres notions, exprime au contraire la plénitude parfaite de chacune d’elles ? Car ce n’est que lorsqu’un acte intellectuel est entièrement déterminé et qu’il n’y a plus rien en lui d’abstrait, c’est-à-dire d’inachevé, qu’il coïncide avec la réalité. Jusque-là, la distinction persiste toujours entre la connaissance et l’être : mais la perfection d’une connaissance ôte à celle-ci son caractère subjectif, la dénoue des lisières dans lesquelles l’enferme la perspective de chaque conscience et nous permet par conséquent de la confondre avec l’être lui-même. Et si l’on prétend que cette perfection ne peut être qu’idéale, nous sommes prêts sans doute à le reconnaître, mais nous nous demandons comment, dans une connaissance imparfaite, se réalise la distinction entre la représentation et l’objet, sinon parce que nous considérons l’objet comme une représentation qui serait achevée. Il ne faut pas s’étonner par suite si la notion de conscience implique toujours une limitation de l’être pensant sans laquelle la représentation et l’objet représenté seraient indiscernables. Mais dès lors on se rend compte que l’être est sans doute la plus riche de toutes les notions puisque nous ne pouvons employer ce terme légitimement que lorsque la connaissance ne trouve plus rien à ajouter à l’image qu’elle se fait du réel. C’est qu’alors, au lieu d’une image, on se trouve en présence du réel lui-même.
On objectera que, si cette idée de l’achèvement se confond avec l’idée même de l’être, il n’y a pas une seule idée de l’être, mais une infinité, autant d’espèces d’être qu’il y a d’objets différents formés d’un ensemble défini d’attributs particuliers. Mais on ne peut méconnaître que la notion de l’achèvement reste la même, quels que soient les différents éléments dont la réunion constitue précisément à nos yeux chaque objet individuel. Et ce paradoxe reçoit une justification si l’on s’aperçoit, d’une part, qu’à l’intérieur de tout objet il y a une richesse inépuisable d’attributs, d’autre part, que chaque objet se trouve en fait relié à tous les autres, de telle sorte que les différents objets contiennent en eux le même tout et qu’ils ne se distinguent que par la vue ou la perspective originale que chacun d’eux nous ouvre sur lui. On voit donc que si c’est par sa liaison avec tous les autres que chaque objet se réalise et s’achève, la notion d’être ou d’achèvement est partout la même. Elle se confond avec la notion même de cet univers indivisible à l’intérieur duquel chaque terme particulier est suspendu par les mêmes fils innombrables qui viennent se recroiser en lui comme en tous.
En résumé, saisir l’être d’une chose, c’est saisir sa perfection propre qui ne diffère pas de la perfection du tout dont elle fait partie. Et par conséquent cette notion de l’existence, qui est en apparence la plus étroite de toutes, exprime en même temps le dernier point que peut atteindre l’enrichissement d’une notion quelconque lorsqu’elle cesse d’être abstraite. Au point où l’on vient de parvenir, l’existence n’est plus une chose, elle redevient identique à l’acte infiniment fécond avec lequel elle s’était identifiée avant que l’analyse mît à notre portée la diversité des aspects du monde. Car c’est seulement à un acte que l’on peut demander de présenter cette unité d’une indivisible acuité à l’intérieur de laquelle il faut resserrer l’infinité des déterminations par lesquelles, dans chaque instant, nous actualisons, sous la forme d’une donnée particulière et limitée, les différentes étapes de notre vie participée.
VI La pensée totale et la totalité de l’être sont indiscernables.
. Nous savons que la pensée de l’être se confond avec l’être même : de fait, l’argument fondamental qui prouve que la notion d’existence est rigoureusement adéquate à son objet, et qui par là nous place d’emblée au centre de toute spéculation philosophique, est celui que l’on tire de l’existence nécessaire de la pensée elle-même, au moment où elle essaie de s’assurer l’existence de son objet. En effet, dans l’acte même par lequel notre pensée essaie vainement de poser l’existence d’un objet qui existerait indépendamment d’elle, elle ne peut faire autrement que de poser sa propre existence. Or, l’originalité et la valeur de la pensée de l’être doivent éclater à tous les yeux dès que l’on aperçoit que la pensée de l’être possède inévitablement l’être elle-même. Cette observation nous explique, mieux encore que la simplicité de sa notion, pourquoi l’être est, de toutes les pensées que nous pouvons avoir la seule qui soit adéquate.
Mais c’est là le signe d’une relation plus étroite et plus radicale encore entre la pensée et l’être. Car, si la pensée de l’être parait être une pensée privilégiée, c’est parce qu’elle ne se distingue pas de la pensée universelle à l’intérieur de laquelle toutes les pensées particulières sont contenues. Dès lors, il convient d’observer, non seulement que, derrière la distinction de fait entre la pensée et son objet, une identité de droit doit nécessairement être présumée, — faute de quoi la pensée ne pourrait jamais actualiser en elle cet objet, — mais encore que la pensée contient en elle,tout le pensable de la même manière que l’être contient en lui tout ce qui est. On ne peut se contenter de prétendre que l’universalité de ces deux genres provient seulement de leur extrême abstraction et que c’est par leur vide même qu’ils coïncident, puisqu’au contraire c’est l’acte universel de la pensée qui est le fondement de toute pensée concrète, comme c’est la participation à l’être universel qui donne un droit d’accès dans le monde à tous les individus particuliers.
Ainsi, si d’une part il n’y a rien d’étranger à l’être et que la pensée soit elle-même un être, si d’autre part il n’y a rien d’étranger à la pensée, et que l’être lui-même soit un objet de pensée, c’est la preuve que la pensée et l’être doivent nécessairement se confondre là où, faisant abstraction de leur limitation mutuelle ou, ce qui revient au même, les prenant ensemble, nous considérons la pensée et l’être, non pas à proprement parler dans leur somme, mais dans le principe commun qui fonde, grâce à leur opposition elle-même, la réalité originale de chacun de ces deux termes.
S’il y a donc identité entre la totalité du pensable et la totalité de l’être, on ne s’étonnera plus que les caractères les plus intimes de l’existence puissent nous devenir accessibles dans la pensée elle-même sans que nous courions pour cela le risque de rendre l’existence subjective dès le principe. De même, on comprendra pourquoi aucune idée particulière ne peut se séparer d’un objet sensible qu’elle dépasse en généralité et qui la dépasse à son tour en richesse, puisque sans cette distinction le sujet ne pourrait rencontrer un terme auquel il s’applique et la conscience ne pourrait pas naître ; mais on comprendra pourquoi en même temps l’idée de l’être, qui contient en elle à la fois toutes les idées et tous les objets, ne laisse subsister aucune distinction entre elle-même et son propre objet. C’est dire que, tandis qu’il y a une opposition entre les caractères de l’objet particulier et les caractères de la pensée qui le saisit, il faut admettre que la pensée qui cherche l’être possède en elle primitivement le même être qu’elle cherche.
Cependant on se heurte alors à une nouvelle difficulté ; en effet la pensée de l’être, saisie dans l’être même de la pensée, ne sera-t-elle pas une pure illusion, ou du moins une pensée sans conscience ? Car la dualité de l’acte et de l’objet est, semble-t-il, une condition sans laquelle la conscience doit disparaître. Ainsi, l’on verrait l’être échapper à la pensée en raison de sa présence même dans l’acte de la pensée, aussi sûrement qu’il lui échappait dans l’objet de la pensée en devenant, selon l’idéalisme, une pure représentation.
En fait, il ne s’agit plus ici pour la pensée de chercher à se rapprocher de plus en plus d’un être distinct d’elle et avec lequel elle ne peut jamais sans doute s’identifier sous peine uc s’évanouir. Si l’existence d’un objet n’est jamais distincte de cet objet lui-même, et si c’est la pensée de cet objet qui se distingue de son existence, on voit aussitôt qu’on peut appliquer aisément le premier principe à la pensée, qui ne peut être distinguée de l’existence de la pensée : quant au second principe, il n’est pas possible qu’il y ait une pensée de la pensée différente de l’existence de la pensée (ni par conséquent de l’existence en général), car cette pensée est nécessairement la même que la pensée qu’elle pense. S’il y a ici entre les termes que l’on oppose une réciprocité, un cercle, ou une régression qui va idéalement jusqu’à l’infini, c’est parce qu’entre la pensée pensante et la pensée pensée, il y a une distinction de raison, mais il n’y a aucune distinction réelle.
C’est donc le signe que la pensée pensante et la pensée pensée se recouvrent de la même manière que l’être de la pensée et la pensée de l’être. Par conséquent, on pourra bien dire encore en un sens que la pensée adéquate de l’être est une pensée sans conscience, mais c’est parce que, dépassant en effet la conscience bien qu’impliquée par elle, elle est identique à l’être même, c’est-à-dire à ce terme commun auquel toute conscience emprunte à la fois l’efficacité de son opération et l’objet auquel elle s’applique.
C’est donc parce que l’être est trop près de la pensée, puisqu’elle en fait encore partie au moment même où elle s’en distingue pour l’envelopper, qu’il lui semble qu’elle ne le perçoit pas. Et de fait, elle ne pourra jamais en faire une représentation qu’elle puisse réellement projeter devant elle. Mais c’est le signe de sa puissance à son égard et non pas de son infirmité. Car la connaissance est un effort pour posséder l’être et, si elle ne peut naître autrement qu’en paraissant s’en éloigner pour le contempler comme un spectacle, elle meurt de l’excès même de sa perfection, puisqu’en atteignant son objet il faut qu’elle vienne à nouveau se confondre avec lui.
Cependant cette oscillation inlassable et ce perpétuel mouvement de va-et-vient entre une pensée qui ne s’épuise jamais et un objet qui ne cesse jamais de lui fournir, permettent précisément d’introduire entre ces deux termçs, qui en droit se recouvrent, les opérations particulières d’une conscience qui oppose et croise en chaque point l’idée, par laquelle l’objet est appréhendé, à l’objet, par lequel l’idée reçoit une détermination et un contenu.
VII L’être est un acte omniprésent et non pas une somme.
L’être peut être considéré à deux points de vue différents selon que l’on essaie de l’embrasser dans la multiplicité infinie des objets auxquels sa notion s’applique, ou selon qu’on essaie de saisir dans chacun d’eux la multiplicité infinie des caractères que la pensée y découvre tour à tour. Dans ces deux opérations on soutiendra qu’il s’agit seulement d’un passage à la limite, du moins si l’on part d’abord de l’expérience du particulier, et qu’un passage à la limite est toujours hypothétique, on pourrait même dire chimérique. Aussi n’est-ce pas en assemblant d’une part des objets finis qu’on atteindra l’être total, ou l’existence même de l’univers, ni en assemblant d’autre part des caractères particuliers qu’on atteindra jamais l’être individuel, ou la pleine réalité d’une parcelle quelconque du concret.
Mais cette impossibilité d’atteindre l’être par des opérations de totalisation, et la nécessité pourtant de le poser, prouvent précisément que sa notion est primitive et que la découverte de ses différents aspects est un effet de l’analyse. Or, il n’y a pas plusieurs manières d’entrer dans l’être et l’identité de la notion d’être, qui reste toujours mystérieuse si l’être doit être défini par une synthèse de termes tous différents destinée à rendre compte de son avènement, s’explique mieux si l’existence de chaque terme apparaît comme une délimitation du même tout, c’est-à-dire comme un témoignage de la présence de tous ces termes dans un univers unique. Dès lors, il n’y a pas de différence de nature entre le tout de l’univers, qui appelle à l’existence tous les individus qui le réalisent, et le tout de l’individu, qui non seulement doit s’inscrire dans le tout de l’univers, mais qui l’exprime à sa manière et l’appelle à l’existence pour se soutenir.
C’est la raison pour laquelle les philosophes sont d’accord pour admettre que le tout se trouve présent dans chacune de ses parties, ce qui peut être rendu intelligible, dans la considération de l’univers matériel, en observant que chaque point est un nœud de relations qui réunissent ce point à tous les autres et, dans la considération de l’univers spirituel, en observant qu’aucune pensée particulière ne se suffit et que chacune d’elles implique toutes les autres. C?est là le signe que, si l’être doit être nécessairement identifié avec le tout, le tout dont nous parlons n’est pas une collectivité, puisqu’on supposerait alors quelque terme antérieur au tout et qui, en se multipliant, fonderait sa réalité ; il est nécessairement donné en chaque point dans son intégralité comme une vérité unique et plénière, dont toutes les déterminations particulières expriment la richesse, mais en la limitant et sans jamais l’épuiser. Ce tout doit être conçu comme une unité antérieure à toutes les analyses et qui en fonde la possibilité. Si la synthèse par laquelle nous cherchons à le reconstruire parvenait un jour à s’achever, elle atteindrait un dernier point où on la verrait se dénouer eu un acte unique de pensée qui seul est capable de donner une existence parfaite et indivisible à l’univers entier et à tous les individus qu’il enveloppe et qui contribuent inlassablement à le former.
Mais s’il est utile de toujours considérer l’idée du tout afin que l’unité de l’être ne cesse de nous être présente, on ne saurait méconnaître pourtant que la seule considération de l’extension de l’univers risquerait de nous disperser en nous invitant à abandonner chacune des formes particulières de l’être, dès la première rencontre, afin de courir sans trêve de l’une à l’autre. Aussi est-il bon de se souvenir aussitôt que le tout est présent dans chacune d’elles et qu’il s’agit pour nous de pouvoir l’y retrouver grâce à un regard assez pénétrant. Dans ce sens on pourrait dire que les esprits les plus forts sont ceux qui saisissent l’être dans sa simplicité plutôt que dans sa variété, qui recherchent non pas une connaissance en largeur, qu’on obtient en parcourant pour les réunir le plus grand nombre possible des aspects du réel, mais une connaissance en profondeur qu’on obtient en bannissant toute vaine curiosité, en demeurant dans une sorte d’immobile activité qui nous permet, au-dessous de chaque aspect du réel, même le plus humble, d’atteindre l’origine concrète et la racine commune de toute diversité. Lorsqu’un contact toujours identique et toujours nouveau, et qui, s’il n’est pas maintenu par une incessante opération, s’abolit aussitôt, est réalisé entre notre conscience et l’unité de la présence universelle, la, contemplation des formes multiples de l’existence nous donne une joie pleine de sécurité qui, sans nous troubler et sans nous divertir, met à la portée de notre sensibilité cette abondance infinie que la première expérience intellectuelle de l’être nous avait fait pressentir et, en droit, livrée déjà tout entière.
Celui qui espère atteindre l’être en reculant indéfiniment par un mouvement impatient les bornes de son horizon s’engage dans une série indéfinie d’apparences qui , le déçoit et le rend esclave. Mais chacun de nous rencontre l’être en chaque point s’il consent à exercer un acte avec lequel il lui appartient de s’identifier et qui le rend indifférent aux états, bien que chaque état reçoive de cet acte tout son prix et qu’il illustre, en l’enfermant chaque fois entre des limites, sa fécondité sans mesure.
VIII La présence fonde toutes les différences plutôt qu’elle ne les contient.
En définissant l’être par la pure présence on s’expose au reproche de lui refuser toute détermination particulière : mais toute détermination est abstraite et nejse réalise qu’en s’inscrivant, au milieu de toutes les autres, à l’intérieur d’une présence identique. Par suite, en paraissant vider la notion de la présence de tout contenu, au lieu de n’en faire la présence de rien, on en fait au contraire la présence de tout. Car le tout ne peut pas être distingué de la présence elle-même, comme en peuvent être distingués les termes particuliers. Le tout est la présence toute pure : il ne s’ajoute pas à celle-ci; elle ne s’ajoute pas à lui ; ‘il suffit que la présence soit donnée pour que l’être soit donné aussi tout entier dans la simplicité parfaite de sa position comme dans la richesse infinie de ses déterminations possibles. Mais il faut s’assujettir fermement dans cette présence pour en voir sortir par analyse toutes les formes du réel. Si l’on croit pouvoir alléguer contre la valeur objective de la simple idée de la présence l’impossibilité de la séparer de quelque terme défini, c’est parce qu’elle donne l’existence à tous les termes définis» Ainsi il faut justement qu’elle donne l’illusion de n’être d’abord la présence de rien, afin de pouvoir devenir la présence de tout lorsque les opérations particulières de la connaissance auront commencé de s’exercer. Comment deviendrait-elle en effet la présence de tout si originairement il fallait la borner en déterminant la nature de l’être auquel elle convient ? On s’attachera donc à maintenir le caractère vide de la présence afin de ne pas confondre l’être avec une chose, mais de pouvoir expliquer par lui comment toutes les choses deviennent en effet des choses.
On comprendra aussi pourquoi on ne voit pas l’existence, mais seulement ses aspects. L’erreur commune à la plupart des théories de l’être provient précisément de ce qu’on veut réaliser l’être dans un objet distinct de tous les objets particuliers et qui serait manifestement dépourvu lui-même de toute réalité. Mais nous avons essayé de montrer que l’être est le caractère identique qui fait qu’il existe des objets. Et si ce caractère est aussi l’acte par lequel ils se trouvent posés, on comprend qu’il n’y aura de visible que l’aspect varié que pourra revêtir cet acte pour des êtres limités qui, soutenant avec lui une multiplicité de rapports, ne coïncident jamais avec lui. Et il est pourtant remarquable que chaque être individuel, précisément parce que, participant toujours à l’être, il demeure toujours en contact avec lui de la même manière, ne laisse jamais entamer sa foi dans la simplicité parfaite de cette notion, au moment où il en perçoit dans l’expérience les manifestations les plus hétérogènes.
Nous dirons donc que la présence du tout est antérieure à la distinction du sujet et de l’objet, mais qu’elle les comprend en elle, ou plutôt qu’elle leur permet de naître en les opposant et en les accordant. Cependant il faut pour cela que l’on considère le tout comme vide de tous les caractères particuliers qu’y découvre une analyse toujours inachevée. Il faut que ceux-ci ne soient point en lui sous une forme séparée afin de permettre à tous les individus, en les discernant, de constituer en lui leur propre nature. Ainsi, le tout est la racine d’où jaillissent toutes les qualités comme une gerbe infinie, à l’intérieur de laquelle chaque être fini assure son propre développement autonome en isolant certaines d’entre elles avec lesquelles il s’identifie.
IX L’être pur, qui est tout, n’est rien de particulier.
La notion du tout ne peut pas être formée par une accumulation d’éléments finis qu’il serait possible de clore ; et elle n’est pas non plus un infini qui nous déborde et qui nous échappe. Elle est le fondement et non pas la somme de cette multiplicité d’objets que l’on ne découvre qu’après coup par l’analyse et que l’on n’achève jamais d’énumérer. En réalité l’être contient toutes les différences et les abolit toutes.
On se rappellera à ce propos l’opposition classique entre là théologie positive et la théologie négative. La première nous oblige à affirmer de Dieu et la seconde à en nier tous les caractères qui peuvent être observés dans chacune des formes particulières de l’être. Car tout ce qu’il y a en elles de réel doit être en Dieu comme dans le principe qui le fonde ; et tout ce qu’il y a en elles de fini, — et sans quoi il est impossible de les distinguer les unes des autres et par suite de les définir en leur donnant un contenu, — doit être exclu de la nature divine, de telle sorte que l’idée de Dieu pourra tour à tour être considérée, à l’égard du monde où se trouve à nos yeux toute réalité connaissable, comme une totalité infiniment remplie ou comme une vacuité infiniment féconde.
Il y a plus : l’antinomie de l’être et du néant doit trouver ici sa solution. Il est évidemment absurde de vouloir faire entrer le néant dans un jugement d’existence. Et !a seule affirmation, métaphysique qu’il soit peut-être impossible de contester est celle de Parménide : que l’être est et que le néant n’est pas. Aussi tout jugement négatif est-il un jugement positif dissimulé : en disant que A n’est pas, nous voulons dire qu’il y a là un terme qui n’a pas les propriétés qu’on lui prêtait, mais qui en a d’autres. Si maintenant il est vrai de dire du tout qu’il n’a aucun des caractères que nous pouvons attribuer aux objets particuliers dans notre expérience finie, (bien qu’il les contienne indivisiblement dans son unité, comme le principe qui permet à l’analyse de les découvrir et, pour ainsi dire, de les former en les opposant), on ne s’étonnera pas qu’en lui les deux idées d’être et de néant paraissent s’identifier, puisqu’il faut nier de lui chacune des formes de l’être pour qu’il puisse également donner l’être à toutes.
C’est ainsi que le contraste entre les qualités sensibles peut être regardé comme la rupture d’une indifférence qualitative, qui n’est point enrichie mais limitée par l’apparition de chaque qualité particulière : celle-ci serait d’ailleurs impossible à concevoir elle-même si elle n’appelait pas corrélativement toutes les autres.
En prenant un exemple encore plus étroit, le silence sera défini comme une sorte de synthèse compensatrice de tous les bruits. Chaque bruit romprait le silence en rompant pour ainsi dire son unité. C’est par sa distinction à l’égard de tous les autres bruits, c’est en s’opposant à eux qu’il pourrait être recueilli par l’oreille, qui est elle aussi un instrument d’analyse. Mais la somme de tous les bruits, l’essence commune dan3 laquelle ils sont puisés et qu’ils divisent, surpasse elle-même infiniment la capacité de l’oreille et doit être nécessairement pour celle-ci indiscernable du silence.
Et on peut imaginer aussi un état d’indifférence affective, qui n’est pas négatif, qui est peut-être au contraire la véritable condition de la sérénité et de la force, qui contient en puissance tous les plaisirs et toutes les douleurs et qui précisément ne les laisse filtrer d’une manière séparée qu’au moment où cette exceptionnelle réussite, cet équilibre parfait et fragile cesse de pouvoir être maintenu.
Dans le même sens enfin, les mystiques décrivent l’extase comme une élimination de toutes les différences, mais qui les comprend toutes et qui est en quelque sorte leur source et leur confluent.