« A Bonaparte qui l’interrogeait sur ses conceptions et lui demandait ce qu’il faisait de Dieu, Laplace répondit qu’il n’avait que faire de cette « hypothèse » sans fondement scientifique. Le rejet de toute transcendance désigne donc un nouvel humanisme pour lequel le métaphysicien comme le théologien ne sont que des bouches inutiles. Ils ne peuvent d’ailleurs qu’égarer la recherche positive, de sorte que, au bout du compte, leur influence est néfaste. Déjà les bons esprits du XVIIIe siècle, ne pouvant les proscrire, s’employaient avec Voltaire, à les ridiculiser. D’Alembert constate cette dépréciation constante de la métaphysique et du métaphysicien : « Je ne doute point, écrit-il (Discours préliminaire à l’Encyclopédie, 117) que ce titre ne soit bientôt une injure pour nos bons esprits, comme le nom de sophiste, qui pourtant signifiait sage, avili en Grèce par ceux qui le portaient, fut rejeté par les vrais philosophes ». Le pronostic devait être vérifié par l’événement : l’appellation même de métaphysique tend à disparaître de l’usage au XIXe siècle et les programmes universitaires du XXe siècle substituent à ce vocable périmé l’expression prudente de « philosophie générale » qui à vrai dire ne signifie rien, et semble surtout destinée, par sa modestie, à détourner des soupçons toujours menaçants.
La métaphysique ne cherche plus qu’à se faire oublier. Elle est cantonnée dans une de ces « réserves », territoires sans valeur où les peuples civilisateurs relèguent après la victoire les débris des populations indigènes, à la fois camp de concentration et musées folkloriques. La connaissance positive, les méthodes rigoureuses de la science occupent tout l’espace utile » (G. Gusdorf, Vers une métaphysique, p. 7).
La prétention de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Kant ou de Hegel, de déterminer a priori les structures du savoir n’a jamais abouti qu’à des châteaux de cartes idéologiques, vite détruits par le progrès réel de la connaissance. L’histoire de la philosophie apparaît à la lumière du savoir positif comme un catalogue d’absurdités qui se ridiculisent les unes les autres; jamais elles n’ont servi à autre chose qu’à égarer les chercheurs qui leur faisaient confiance. La raison doit renoncer à tous ses privilèges et se mettre résolument à l’école de la science. La métaphysique n’apportait aucune vérité spécifique ; elle se payait de mots et se réduisait tout entière à une sorte de gigantesque maladie du langage. Toute certitude valable se réduit à un constat d’expérience et la pensée humaine authentique représente un système conventionnel qui doit se contenter de répéter sans déformation le continu expérimental des « protocoles » correctement établis.
C’est pourquoi le langage métaphysique et l’attitude métaphysique représentent une sorte de dépravation dont il faut préserver la pensée par des mesures radicales » (G. Gusdorf, ib., p. 8).
De l’aveu même de spécialistes éminents, il n’y a donc pas d’autonomie de la science à l’égard de la métaphysique… L’expérience humaine demande à être comprise dans sa totalité en fonction d’une intelligibilité complexe qui ne laisse aux lois et formules mathématiques qu’une fonction secondaire de corrélation et d’explicitation. Le mythe du scientisme était une sorte de roman d’anticipation que l’expérience n’a pas confirmé. » (G. Gusdorf, ib. cahier 2, p. 14. et Traité p. 94-95.)
On peut relever chez bien des savants une nostalgie de la métaphysique. Les solides certitudes de l’homme de science n’ont qu’une portée limitée; elles le font prisonnier du domaine restreint de sa compétence. Il éprouve donc un sentiment d’incomplétude à se trouver cantonné dans un rayon d’action aussi étroit. Homme d’une expérience objective et restreinte, le savant fait figure d’inadapté, mal à l’aise partout ailleurs que dans son laboratoire. Il lui manque cette satisfaction d’atteindre l’homme, de lui proposer un contentement plénier. Bref, la science envie à la métaphysique son privilège d’être un savoir de la totalité humaine, et de pouvoir prescrire des fins, tandis que la technique n’offre qu’un éventail de possibilités, un répertoire de moyens, qui ne sauraient se discipliner par eux-mêmes. Le savant d’aujourd’hui souffre d’être ce spécialiste qui, selon le mot d’un humoriste, en sait de plus en plus sur un domaine de moins en moins étendu, en attendant le moment où il saura tout sur rien. » (G. Gusdorf, ib. cahier 2, p. 15).