Página inicial > Modernidade > Florent Gaboriau > Gaboriau: debate com Blondel

Gaboriau: debate com Blondel

sexta-feira 19 de abril de 2024, por Cardoso de Castro

  

1. Écrite à la veille de ses 26 ans, l’épure d’un projet qui sera l’œuvre de sa vie témoigne d’une vocation admirable à la pensée synthétique, dont il serait erroné de croire que les Jeunes n’ont pas la nostalgie... Car philosopher, c’est tout ou rien.

2. Mais philosopher, c’est procéder par ordre, en vue d’une certitude que l’on ne saurait asseoir sur des aspirations ou des intuitions dépourvues d’assises méthodologiques. Or sait-on d’emblée que Dieu existe?

3. Blondel   annonce une étude « métaphysique et morale » : où il faut entendre que la vie est engagée par l’étude elle-même théorique. Mais il avoue aussi : « Je sens qu’il m’est bien difficile de lui donner un caractère philosophique » (ib. p. 105) — tant la pente théologique est forte dans cette œuvre, et la commande toute, au détriment peut-être de son caractère scientifique. Expliquons-nous en citant l’auteur lui-même.

« C’est l’action surtout qui éclaire la pensée. Elle est l’abondance du cœur et la garantie de toute sincérité intellectuelle. Je crois que par la dialectique toute théorique et aux yeux de la pensée on peut rendre tout vraisemblable ou plausible, principalement dans les choses morales et politiques » (ib. 97).

En vérité, une question demeure insoluble à ses yeux, au moment de l’entreprise :

« Jusqu’à quel point est-il légitime de trouver par la raison ce que la Révélation nous a d’abord appris?
 
Quelle est la valeur, quels sont les rapports de nos trois connaissances : scientifique, métaphysique, divine? Pourquoi trois vues et comme trois yeux? » (ib. 105-106).

4. Le caractère incertain d’une science métaphysique est un postulat depuis longtemps admis de la pensée française. Voici par exemple à quoi se réduit, pour un Diderot, la démonstration dans les sciences :

« Nous ne faisons qu’énoncer des phénomènes conjoints, dont la liaison est ou nécessaire ou contingente, phénomènes qui nous sont connus par l’expérience : nécessaires en mathématiques, en physique et autres sciences rigoureuses ; contingents en morale, en politique et autres sciences conjecturales. » (Entretien entre d’Alembert et Diderot, Œuvres de Diderot, Pléiade, p. 673).

L’appellation de « sciences morales et politiques » perpétue l’idée à laquelle Blondel se rallie sans critique, lorsqu’il se propose de faire une étude de l’action qui soit « métaphysique et morale ».

5. Encore une fois, ni l’ampleur du projet, ni la générosité de l’intention, ni même l’excellence du choix ne sont en cause, dans cette ambition d’une philosophie chrétienne :

« Il faudrait un homme, un homme qui ferait éclater aux yeux la hauteur, la largeur, et la profondeur de la philosophie chrétienne qui acceptant de voir briser nos traditions nationales en prenant à l’Allemagne le meilleur et le plus intime de son esprit, sauvât la raison, la foi et la France.
 
Je suis français, et je crois que j’ai raison de l’être! Que je voudrais le prouver » (ib. 95).

En vérité, ce qui fait question à nos yeux, ce ne sont pas dans tel philosophe le catholique ou le français, mais une méthode dont -Uh nous ne voyons point qu’elle puisse en philosophie prendre comme point de départ un ensemble de vérités aussi difficiles à tenir d’emblée que l’existence de Dieu, ou celle de l’esprit.

Il se peut que l’analyse de l’action y conduise, mais cela reste à montrer. Il y a là une exigence dont je crains qu’on me trouve mauvaise grâce à la formuler. On ne saluera jamais assez la noblesse de l’inspiration blondélienne; on ne bénificiera jamais trop des vérités qu’elle énonce (« Les contemplatifs font une pure action. Pensant, et priant et souffrant, tout en Dieu, c’est une vie très active et très opérante », ib. p. 93; et plus encore l’admirable résolution :

« Qu’en toute pensée, qu’en toute action, je dise ou je fasse per Dominum nostrum Jesum Christum. Que ce soit la pensée de mes pensées, l’acte de mes actes »... ib. p. 87). Mais...

Mais il faut — c’est une question de loyauté philosophique — exprimer aussi les doutes irrépressibles que l’on conçoit sur la validité d’un projet qui fait dépendre de Dieu, et de son Verbe explicitement, le contrôle métaphysique.

« On n’a guère fait qu’approprier au christianisme la philosophie païenne; de philosophie proprement chrétienne, issue de l’Évangile même, il n’en est pas... Qu’est-ce donc que cette parole qui juge d’elle-même, sans LUI qui est le Verbe? » (ib. p. 86).

Et encore ceci :

« Ne peut-on désencorceler la pensée du kantisme, comme Kant   l’avait fait du cartésianisme, comme Descartes   du péripatétisme? ]M Ne peut-on faire du kantisme catholique? » (ib. p. 105).

Comme s’il fallait que la philosophie, pour être, fût catholique; et comme s’il ne suffisait pas à la philosophie, pour liquider les traces de certains traumatismes historiques, de secouer ce « besoin d’idoles successives » que lui-même dénonce comme une « étroitesse de l’esprit » (p. 105).

6. Certaines idées sur la logique — dont nous aurons à connaître au chapitre de la relation — ont d’ailleurs joué aussi leur rôle dans l’entreprise blondélienne :

« La vieille logique est bien étroite, elle a éclaté. La vérité n’est plus adaequatio rei et intellectus ; et on ne vit plus sur des idées claires. Mais il reste la vérité, et cette vérité qui reste, elle est vivante et agissante : adaequatio mentis et vitae » (ib. p. 86).

En vérité ces choses-là s’opposent-elles! Adaequatio mentis et vitae, qui est une sincérité loyale, ne jure point avec adaequatio rei et intellectus, hors de laquelle une sincérité même généreuse devient illusoire. Blondel dont on nous dit qu’il est « revenu laborieusement à saint Thomas d’Aquin   » (Hayen) lui rend hommage d’avance, s’il accepte de préconiser également cette double adéquation, qui est le fruit d’une action intellectuelle (intellectus et rei) répercutée dans la vie que précisément saint Thomas entend bien désigner aussi par le mot res.

A ce compte-là « ce qu’on a accusé d’étroitesse, c’est cela même qui est immense et inépuisable » (ib. p. 93).

Si laborieux que ce puisse être en effet, à partir de certains milieux et mentalités, peut-être une meilleure intelligence de saint Thomas d’Aquin est-elle, de fait, la clef d’un progrès qui ne fait rien perdre à Blondel de ses intuitions religieuses, mais les assoit plus solidement sur une analyse tout à fait profane — et rigoureusement philosophique — de l’action.


Ver online : Florent Gaboriau