Schelling : Philosophie de la Mythologie – ONZIÈME LEÇON

La religion philosophique, telle que nous l’exigeons, n’existe pas. Mais, étant donné que, par !a place que nous lui assignons, elle a pour mission de nous rendre intelligibles toutes celles qui l’ont précédée, elle constitue le terme final du processus, depuis le commencement de celui-ci, ce qui revient à dire que sa réalisation ne peut s’effectuer ni aujourd’hui, ni demain, mais qu’elle est ce qui doit se réaliser, à quoi on ne doit jamais renoncer et qui, tout comme la philosophie, ne peut être atteint directement et instantanément, mais seulement à la suite d’un développement dont il est impossible de déterminer la durée.

A chaque chose son temps. La religion mythologique a dû être la première, celle qui a précédé les autres. C’est la religion aveugle, parce qu’engendrée par un processus nécessaire, une religion dépourvue de liberté et de spiritualité. La révélation, celle notamment qui est appelée à pénétrer dans le paganisme lui-même (le judaïsme s’est contenté d’exclure le paganisme), donc la dernière et la plus haute révélation, par sa victoire intérieure sur la religion dépourvue de spiritualité, libère la conscience et ouvre ainsi le chemin à la religion libre, à la religion de l’esprit qui, par sa nature même, ne peut être cherchée et trouvée qu’en pleine liberté et se réaliser complètement qu’en tant que religion philosophique.

Il en résulte que la religion philosophique est la religion révélée, historiquement transmise, autrement dit ayant passé par la phase de l’histoire. Le processus mythologique atteint dans la conscience grecque sa fin et sa crise; nous assistons à l’apparition de la première lueur d’une philosophie cherchant à comprendre la mythologie; mais la raison, la base sur laquelle reposait la mythologie ne s’en trouva pas supprimée, le résultat du processus demeura dans la conscience, et la libération complète fut reculée dans l’avenir par les mystères eux-mêmes dont Hérodote attribue l’élaboration aux philosophes (sophistais). Dans la religion mythologique, le rapport primitif entre la conscience et Dieu s’était transformé en un rapport réel et purement naturel; par ce côté, il est ressenti comme un rapport nécessaire, mais, d’autre part, comme un rapport provisoire, impliquant l’exigence d’un rapport plus élevé, destiné à le remplacer et à le rendre intelligible à lui-même. Tel est le trait tragique qui traverse toute l’histoire du paganisme. On trouve déjà le sentiment anticipé de cette exigence, d’une chose à venir, d’une chose imminente, mais non encore reconnaissable, dans certaines expressions de Platon qu’on peut à la rigueur considérer, pour cette raison, comme des anticipations du christianisme. Socrate, qui avait été accusé d’hostilité à l’égard des dieux, reconnaît cependant ceux-ci pour le présent, jusqu’à engager Xénophon, sur le point de prendre une grave décision, à consulter l’oracle de Delphes, et il ordonne à ses élèves d’offrir après sa mort, comme s’il s’agissait de la guérison d’une maladie, un coq en sacrifice à Esculape. Étranger à toutes les anticipations de Platon, Aristote dit, au commencement de sa Métaphysique, que le philosophe aime, lui aussi, les mythes, à cause du merveilleux qu’ils contiennent, et il ne peut s’empêcher de tourner de temps en temps ses regards vers la mythologie; mais que la mythologie lui apparaisse comme un fait inachevé, incomplet, sans aucune utilité pour la science, c’est ce qui ressort du fait que lui, dont l’esprit est largement ouvert à toute donnée de l’expérience, n’a jamais pensé à étendre ses recherches aux faits et phénomènes religieux. De quelle œuvre ne nous aurait-il pas enrichis, s’il s’était consacré, comme il l’a fait pour les différentes constitutions politiques, à l’étude des différentes religions sur lesquelles il aurait pu être renseigné, par l’intermédiaire de son royal élève, aussi bien qu’il l’a été sur les animaux des régions les plus éloignées [[Macrob., Sat., 1, 18 in. : « Aristoteles, qui Theologumena scripsit, Apollinem et Liberum patrem unum eumdemque Deum esse asseverat. » Il est permis de douter de l’exactitude du nom, car Théophraste a écrit, lui aussi, une historia peri theon. Diod., Lib. V, 48.]]. Une fois cependant, au point culminant de sa Métaphysique, il laisse entrevoir son opinion sur la mythologie. Si, de tout ce que les très anciens (pampalaioi) nous ont laissé sous la forme de mythes (en mythou schemati), on ne tient compte que du fait qu’ils donnent aux premières substances (tas protas ousias) le nom de dieux, et qu’on estime que tout le reste, à savoir la représentation des dieux sous la forme humaine ou sous celle d’autres êtres vivants, n’a été ajouté qu’à l’intention de la vulgaire multitude et pour la vie courante, on doit considérer les mythes comme provenant d’une source divine, et étant donné que tout art et toute philosophie ont été, dans la mesure où cela a été chaque fois possible, inventés et oubliés, il est très probable que les idées exprimées dans les mythes soient des survivances (leipsana) de ce genre qui ont été préservées et sont parvenues jusqu’à nous [[Métaph., XII, 8 (p. 254, 5 et suiv.), édit. Brandis. (Toutes nos autres citations de la Métaphysique sont empruntées à la même édition).]]. C’est ainsi qu’il ne pouvait voir dans la mythologie une source de connaissances expérimentales, du moins pas plus que dans les opinions des philosophes qui l’ont précédé et parmi lesquels il range Hésiode (Pour Parménide, I, p. 13, 8), avec cette seule différence qu’il classe celui-ci parmi les philosophes dont la philosophie est à base mythique (mythikos sophizomenous), qui ne mérite pas d’être étudiée de près, et non à base de démonstrations (di apodeixeos legontas) (L. 11, p. 53, 13 et suiv). Nous avons montré, dans la première partie de cette « Introduction », comment les écoles philosophiques postérieures (stoïciens et épicuriens) ont cherché à expliquer la mythologie; or il ne s’agit pas ici d’explication en général, mais de la question de savoir si une philosophie ou une école philosophique a réussi à comprendre la mythologie en tant que religion et dans ce qu’elle a de singulier. En ce qui concerne les néo-platoniciens, il serait facile de citer leurs explications allégoriques de représentations mythologiques comme preuve de la manière rationnelle dont ils les interprétaient. Etant donné cependant qu’ils voulaient, comme nous l’avons dit plus haut, combattre le christianisme avec la même énergie, ils se sont vus pour ainsi dire obligés d’attribuer à la théodicée ancienne un contenu spirituel supérieur, et cela en s’attachant, d’une part, à donner à leur philosophie même l’aspect et la forme d’une mythologie, sans grand gain pour celle-ci, comme lorsque Plotin comparait les principes suprêmes de sa philosophie à Ouranos, Cronos et Zeus ou leur donnait les noms de ces divinités; en cherchant, d’autre part, à interpréter la mythologie comme une sorte de philosophie, mais (et en cela ils se sont montrés plus catégoriques qu’Aristote) comme une philosophie inconsciente, naturelle (autophyes), ainsi que Julien l’avait d’ailleurs nommée en termes explicites. Elle cessa pour autant d’être à leurs yeux une religion, et c’est pourquoi ceux qui sont venus après Porphyre commencèrent à associer à la philosophie des cérémonies, des sacrifices, des incantations théurgiques et magiques et d’autres procédés semblables. Quant à savoir si les néo-platoniciens en général, obligés, à cause dù christianisme, de proclamer la théodicée traditionnelle comme étant la vérité, n’ont pas été amenés, par ce fait même et par l’élément extatique de la mythologie, à penser que c’est seulement dans une philosophie extatique (dépassant la raison) qu’on doit chercher le moyen de comprendre celle-ci (la mythologie); quant à savoir également si l’extase en général répond à nos exigences et présente des rapports quelconques avec les problèmes de notre temps, ce sont là des questions auxquelles nous essaierons de répondre par la suite. Mais quel que soit le rapprochement des néoplatoniciens et de la religion philosophique, il n’infirme-en rien notre sentiment que cette religion philosophique constitue l’aboutissement du christianisme, car les néo-platoniciens appartiennent, non plus à l’antiquité pure, mais à l’époque de transition et, tout en se défendant contre le christianisme et tout en s’y opposant, ils n’en ont pas moins déjà subi son influence.

Toutefois, c’est.seulement d’une façon indirecte que le christianisme pose la libre religion. Pour parvenir à celle-ci, la conscience doit être libérée une fois de plus, et, cette fois, de la révélation. La révélation devient, à son tour, la source de connaissances qui sont acceptées, sans que la volonté y participe en quoi que ce soit. En tant que négation du paganisme et en opposition avec celui-ci, le christianisme agit comme puissance réelle, incomprise (car si le paganisme a été vaincu, ce n’est pas à l’aide de « discours rationnels, inspirés par la sagesse humaine ») ayant affaire à un ennemi extérieur et puissant, le christianisme fut obligé, lui aussi, de se comporter pendant un certain temps comme une puissance extérieure et aveugle, et cela dans l’Église, dont l’ancien pouvoir d’oppression constitue un mystère non encore élucidé, étant donné que, contrairement à ce qu’on pense généralement, cette oppression ne pouvait pas être l’œuvre de l’arbitraire humain. Ce fut un pouvoir que le christianisme avait emprunté au paganisme, pour l’exercer à son tour contre lui. Il vint cependant un temps où, après avoir vaincu définitivement le paganisme, le christianisme adopta à son égard une attitude moins tendue : de principe de connaissance involontaire qu’il était jusqu’alors, il devint lui-même objet de connaissance volontaire et, pour autant, se plaça sur le même rang que le paganisme. Les signes précurseurs d’un pareil alignement furent l’enthousiasme subit, voire l’amour pour cette antiquité classique où la culture chrétienne ne voyait plus rien qui fût en opposition avec elle, puis le grand essor des arts, l’abandon des types transmis par la tradition ecclésiastique en faveur d’une représentation humaine qui avait, de ce fait, des apparences païennes ou profanes, des sujets chrétiens; ce fut encore l’adoption de rapports plus libres avec le paganisme, l’attitude des grands écrivains du xve et du xvie siècle qui ne faisaient à peu près aucune différence entre le paganisme et le christianisme, puisqu’ils se plaçaient, dans une certaine mesure, au-dessus de l’un et de l’autre, quand, par exemple, des cardinaux de la Sainte Église,” parlant au nom du Pape, le qualifiaient de « successeur des dieux immortels sur la terre » et n’hésitaient pas à qualifier de déesse la Sainte Vierge elle-même [[Expression bien connue du cardinal Bembi. Voir Lipsii Epist. 37, Centur. Il.]]. En se comportant avec cette légèreté et cette insouciance, on ne faisait que favoriser la pénétration de plus en plus profonde du paganisme dans le christianisme : formation d’un clergé puissant, doté de nombreux privilèges, sacrifices continus, pénitences, mortifications, exorcismes, service divin affectant des formes extérieures et sans vie, culte des anges, des martyrs, des saints, tels furent les éléments païens contre lesquels s’élevèrent les précurseurs de la Réforme qui opposèrent à ce christianisme paganisé le christianisme primitif du temps où, opprimé lui-même par le paganisme, il sut se maintenir pur et libre; et ils lui opposèrent également les déclarations des apôtres entrevoyant la venue d’un règne de parfaite,liberté ou prédisant l’inévitable interrègne constitué par l’anti-christianisme.

L’Église pouvait bien se faire valoir comme une révélation continue, toujours présente; mais la révélation qui, à la suite de la Réforme, n’est plus pour nous qu’une chose du passé attestée par des documents chrétiens qu’il est permis de considérer comme ayant un caractère fortuit, circonstanciel, a été soumise à une critique qui, passant des documents au contenu, commença par en contester la vérité, pour en, nier finalement la possibilité même. À la faveur d’un progrès incoercible, auquel le christianisme lui-même contribua dans une grande mesure, la conscience, après s’être rendue indépendante de l’Église, dut conquérir la même indépendance à l’égard de la révélation et orienter la pensée vers une connaissance libre et critique. Liberté purement abstraite, dont beaucoup croyaient pouvoir se contenter, mais à laquelle il était impossible de s’arrêter. Un nouveau développement devait suivre. . Or, ce que, de la façon la plus générale et le plus directement, on opposa à la révélation, ce fut la raison. Mais la conscience, soustraite à la révélation, ne put tout d’abord s’orienter que vers la connaissance naturelle, donc tout aussi peu libre, autrement dit vers la raison naturelle qui, selon les paroles de l’apôtre, ne perçoit rien de l’esprit de Dieu, mais reste avec le divin dans des rapports extérieurs et formels, ce qui fait que la conscience tombe seulement sous le joug d’une autre nécessité, d’une autre loi, d’autres présuppositions; nécessité, loi et présuppositions qui lui sont imposées par son pouvoir cognitif dont elle ne connaît pas elle-même l’étendue [[Ce fut donc un titre prématuré et présomptueux que celui de libres penseurs (free-thinkers) qu’avaient adopté dans le seul pays où la Réforme avait remporte une victoire complète, ceux qui, après avoir attaqué l’autorité de l’Eglise, s’étaient attaqués à celle des Saintes Écritures et de la révélation elle-même.]].

Cependant une science fondée sur des prémisses naturelles n’eut pas_ à attendre, pour se constituer, une rupture avec l’Église. Tant qu’elle ne prétendait pas avoir pénétré, pour le juger, le contenu de la religion révélée et être, en ce sens, une religion philosophique, elle était tolérée, voire même encouragée par l’Église, qui exerçait encore un pouvoir sans restriction. Cette science existait dans la métaphysique scolastique qui avait abouti à une théologie naturelle ou rationnelle (il ne pouvait encore être question, à ce moment-là, d’une religion fondée sur la raison), au sens que nous venons d’indiquer.

Pour comprendre la nature de cette métaphysique, on doit savoir qu’elle se rattachait à trois sources différentes de la connaissance naturelle, indépendantes de la révélation, et à autant d’autorités, à savoir :

1° A l’autorité de l’expérience universelle, de celle qui nous procure la certitude de l’existence et de la nature des objets sensibles, ainsi que de notre propre existence extérieure et intérieure et de ses déterminations permanentes et variables. (La révélation, en tant qu’expérience particulière, était déjà exclue par la première définition de la science, dont faisait partie la thèse de « deposita revelatione »);

2° A l’autorité des principes non acquis par l’expérience qui étaient considérés comme xoival êwoioa comme innés à la conscience, et parmi lesquels la loi de la causalité (celle de la cause aussi bien que de l’effet qui lui correspond) était le plus important;

3° A l’autorité de la raison, en tant que pouvoir de démonstration et de déduction. On y voyait une source de connaissances particulières, pour autant qu’on croyait qu’à la faveur de déductions par lesquelles ces principes universels, ayant le caractère de la nécessité, étaient appliqués aux données de l’expérience, plus ou moins fortuites ou accidentelles, on pourrait également atteindre les objets extérieurs à toute expérience, par exemple l’essence immatérielle de l’âme humaine, mais qu’on pourrait surtout démontrer de cette manière l’existence de Dieu [[« Causse certitudinis in philosophia sunt experientia universalis, principia et demonstrationes. — Demonstrativa methodus progreditur ab iis quœ sensui subjecta sunt et a primis notitiis, quœ vocantur principia. — Philosophia docet, dubitandum esse de his, qu» non sunt sensu comporta, nec sunt principia, nec sunt demonstratione eonfirmata. » Ce passage, emprunté à la préface de Mélanchton, aux Loci theologici, montre sur quoi reposait l’édifice de la vieille métaphysique.]].

Seule en effet Y existence de Dieu, et non celle de la nature, intéressait cette métaphysique, existence qui, par rapport aux données de l’expérience, devait être une existence nécessaire. Ce monde qui, en tant que donnée de l’expérience, se compose d’existences accidentelles, tout en se montrant, dans l’ensemble et dans les détails, animé de finalité, doit avoir une cause première, voire une cause intelligente et douée de liberté, mais l’existence de cette cause comme telle, indépendamment du monde qu’elle anime, n’est nullement nécessaire. On se vit bien obligé de dire : Ce qui est la cause première de tout ne peut avoir une existence accidentelle, ni être, à son tour, l’effet d’une cause qui lui soit extérieure; donc, cette cause première existe nécessairement, mais, notons-le bien, à la condition quelle existe; or, qu’elle existe réellement, cela ne découle nullement de cette argumentation, mais y est sous-entendu, à titre de prémisse. Sa démonstration ne différait donc pas de celles dont on se sert pour démontrer l’existence d’autres objets qui ne sont pas donnés par l’expérience immédiate (par exemple, d’une planète qu’on n’a encore jamais vue). En soi, Dieu était un simple objet d’expérience, un pur être individuel, et la conclusion ne servait qu’à remplacer l’expérience réelle, inaccessible à l’homme naturel. Même le prestige du célèbre Père de l’Église, saint Anselme, n’avait pas suffi à obtenir un droit d’entrée dans la métaphysique dominante pour l’argument en apparence apodictique qui, partant de l’idée de ce que Dieu est, conclut à l’existence même de Dieu, et qui avait été appelé, pour cette raison, argument ontologique. Les grands scolastiques, comme saint Thomas d’Aquin, n’admettaient pas qu’on s’en tînt à des preuves entachées d’expérience et dont ses successeurs (non pas encore Gabriel Biel, mais déjà Occam) disaient qu’elles renferment seulement des probabilités, sans apporter une certitude apodictique. Si, malgré cela, la science syllogistique de la métaphysique a reçu le nom de théologie rationnelle, ce fut parce que l’on considérait comme rationnel, en opposition à la révélation, l’ensemble des connaissances naturelles de l’homme, y compris les connaissances fournies par l’expérience. En tant que source de connaissances particulières, la raison ne pouvait jouer dans la métaphysique qu’un rôle purement formel ou instrumental et, en tant que simple pouvoir de déduction, elle, ne pouvait prétendre, dans la théologie s’appuyant sur l’autorité de la révélation, qu’à une place tout à fait subordonnée. C’est par ignorance qu’on avait reproché à la théologie chrétienne d’avoir assigné ce rang à la raison [[« Ratio, quatenus faoultatôm ratioeiaandi infert, fidei saltem est ancilla et religionis instrumentum, non principium ». C. M. PIAFFI. Instit. Théol., p. 26.]].

C’est ce rôle de la métaphysique médiévale qu’il faut avoir bien saisi, si l’on veut comprendre le passage à l’époque suivante, plus proche des temps modernes. Car, tout comme précédemment de la révélation (du moins au point de vue formel), la conscience devait cette fois être libérée de la connaissance naturelle. Ce n’est pas pour rien, en effet, que nous avons parlé des différentes sources de celle-ci, comme d’autant d’autorités différentes. Le témoignage des sens auquel nous croyons et sur lequel repose la plus grande partie de nos connaissances expérimentales, constitue l’autorité la plus universelle à laquelle chacun se soumet aveuglément et devant laquelle toutes les autres s’effacent. Mais, même aux principes généraux qui déterminent nos jugements, par exemple la loi de causalité, notre infériorité n’obéit presque pas autrement que le corps à la loi de la pesanteur [[Question : En quoi diffère, sous ce rapport, la loi de la causalité de la connaissance fondée sur la raison pure?]] nous jugeons d’après ce principe, non parce que nous le voulons ou pour des convenances personnelles, mais parce que nous ne pouvons faire autrement. De même les lois des déductions rationnelles exercent sur nous un pouvoir aveugle, un pouvoir dont nous n’avons pas conscience et avant que nous en ayons conscience. Le prestige dont jouissait le syllogisme, non par son emploi, mais à cause des services qu’il pouvait rendre dans la recherche des principes et de» causes, a été attaqué pour la première fois par Bacon qui ne laissa subsister des trois sources de la connaissance que l’expérience sensible, comme la seule justifiée, et qui ne voulait entendre parler d’aucune autre généralité que de celle qui est acquise par induction expérimentale. Mais Descartes priva de matière la déduction métaphysique elle-même, en mettant en doute la réalité des représentations sensibles sur lesquelles Bacon entendait tout bâtir et en refusant de se fier à la validité objective des vérités générales. Tout le tissu artificiel de la métaphysique se trouva ainsi mis en pièces, ce qui ne fit qu’achever la rupture effectuée par la Réforme dans le système des connaissances jusqu’alors en vigueur. La Réforme elle-même, issue plutôt d’une profonde exaltation religieuse et morale qu’animée d’un esprit scientifique, avait laissé la vieille métaphysique intacte et était restée, pour cette raison, inachevée. Un obscur instinct avait poussé le jeune Descartes à intervenir dans la grande lutte politique que la Réforme avait eu à soutenir en Allemagne, en se rangeant du côté de ses adversaires, et c’est incontestablement en Allemagne qu’il a trouvé les premières assises de son système philosophique. Tout en protestant sans cesse de son attachement à l’Église et en se déclarant prêt à soumettre ses idées à son jugement, il chercha un asile en Hollande qu’il ne quitta que pour se fixer définitivement dans l’extrême Nord de l’Europe, auprès de la fille du héros qui a rétabli la cause de la Réforme en Allemagne; il trouva aussi une chaude amie de sa philosophie en la personne de l’épouse du malheureux prince contre lequel il avait combattu lui-même à la Montagne-Blanche. C’est à cet esprit, indépendant de la Réforme elle-même, qu’échut la mission de-donner la première impulsion au mouvement de libération totale qui se poursuit encore de nos jours.

On entend jusqu’à présent par raison, dans son sens le plus général, la faculté cognitive purement naturelle, dont les fonctions, loin d’être libres, dépendent de certaines prémisses dont elle n’a pas conscience. Lorsqu’elle devient consciente de ces prémisses, sans les comprendre, comme c’est le cas dans les mathématiques, on obtient bien une science, mais dans laquelle la raison ne se sent pas encore tout à fait chez elle, parce que, suivant la remarque de Platon, les prémisses sur lesquelles repose encore cette science, lignes droites et non droites, figures en général, trois sortes d’angles, etc., sont de nature telle que ceux qui cultivent cette science sont incapables d’en rendre compte à eux-mêmes et aux autres. La raison, d’après Platon, réside bien dans ces exercices ou arts (car, pour lui, ce ne sont pas des sciences), mais elle n’y règne pas en souveraine absolue, et elle agit, non directement, mais indirectement; c’est la raison exerçant son action par l’intermédiaire et à travers autre chose, Dianoïa, et si ces exercices ou arts sont bien capables d’attirer vers l’intelligible, vers ce qui n’est accessible qu’à la raison elle-même, c’est en forçant l’âme ou en l’habituant à se servir de la pensée pour arriver à la vérité, sans être à même d’y parvenir par leurs propres moyens. Car, aussi longtemps qu’ils laissent subsister les prémisses, sans s’élever à ce qui n’est plus prémisse, mais principe, ils récent bien de ce qui est (de l’étant), c’est-à-dire de l’intelligible proprement dit. mais sans être capables de le voir, avec des yeux éveillés. Là seulement où le Noûs tire directement de lui-même la matière et la forme, sans être attiré par quelque chose qui lui soit extérieur, là seulement naît l’Epistêmê, c’est-à-dire la science proprement dite, parvenant par elle-même à l’intelligible et au principe. C’est elle qui vient immédiatement après le Noûs; après elle vient la Dianoïa, qui renferme encore le Noûs, mais non plus dans sa pureté (dans le Phédon, Platon se sert d’un langage encore moins précis). Au Noûs s’oppose la simple opinion (doxa), après laquelle viennent la croyance (pistis) et la supposition (eikasia), si bien que la croyance est le contraire de l’Epistêmê, et la supposition le contraire de la Dianoïa (c’est-à-dire du mode de connaissance qui est la source des sciences dites apodictiqués) (De Republica, VII, p. 533 E. et suiv).

Après ces éclaircissements, j’espère me faire comprendre, ‘si je dis : La métaphysique, aussi bien l’ancienne que la moderne, que nous ne pouvons qu’avec beaucoup de réserves considérer comme relevant de la Dianoïa, au sens platonicien du mot, et qui, d’après ce que nous venons de dire (à savoir que ses preuves ne sont que des preuves de probabilité), se rapproche davantage de l’opinion et, par celle-ci, soit de la croyance (confiance dans les données des sens et dans les principes généraux), soit de la supposition, — la métaphysique ancienne et moderne, disons-nous, devait nécessairement provoquer un mouvement de libération des autorités sur lesquelles elle reposait et des nombreuses prémisses (au sens platonicien) obscures ou sous-entendues, et cela pour parvenir à i une science qui soit le produit de la raison même, c’est-à-dire à une connaissance originelle, indépendante, n’ayant besoin de rien en dehors d’elle, se suffisant à elle-même.

Si la religion mythologique était subordonnée à une loi étrangère et extérieure, il est non moins certain que la Réforme a fini par dégénérer en la croyance à la révélation, conçue comme une autorité purement extérieure. Mais elle ne devint pas plus libre, du fait qu’elle s’abandonna à là connaissance naturelle, non éclairée par la conscience, et elle réalisa déjà un progrès considérable, lorsqu’elle affirma également sa liberté à l’égard de celle-ci. Étant donné cependant qu’une fois sa liberté conquise, elle ne pouvait s’attarder dans la jouissance de sa pureté, de sa simplicité et de sa parfaite autonomie, mais devait devenir à son tour génératrice de science, la science à laquelle elle aboutit ne pouvait plus être une science particulière, comme le sont les mathématiques et, au fond, la métaphysique elle-même; en tant que produit de la raison, ce ne pouvait être que la science même, la science au sens platonicien du mot, celle qu’il appelle dans celte conjoncture Sophia; mais en ce qui nous concerne, étant donné que cette science ne nous est pas donnée en même temps que son concept, nous pouvons et devons dire qu’à partir de ce moment on commença à chercher la science qui est sagesse; c’est le mot philosophie qui convient le mieux pour caractériser la première phase après la métaphysique, phase où les autorités sur lesquelles reposait celle-ci commencèrent à psrdre leur prestige, et le premier qui se mit à chercher la science, au sens que nous entendons ici, fut Descartes. Et, dans la mesure où cette recherche implique également l’effort en vue de s’élever au-dessus de ce qui est simple prémisse, pour aboutir à un commencement ayant sa certitude en lui-même, un point de départ susceptible de conduire à la science cherchée, on peut dire que Descartes fut également le premier à chercher ce principe. La vieille métaphysique n’avait aucun centre commun, aucun principe d’où tout pût se laisser déduire; elle ressemblait aux mathématiques par l’incertitude de sa progression et aussi par le lait a priori que la science libérée de tout ce qui n’est que simple présupposition, commençant pour ainsi dire par le commencement (on peut lui appliquer l’expression chrétienne : episteme agothen gennetheisa), — on peut, dis-je, admettre a priori que cette science contribuera mieux et dans une plus gravide mesure à la compréhension du christianisme que celle qui s’en tenait à des déductions tirées de prémisses. Le christianisme exige, lui aussi, un dépassement, non celui de la raison comme telle (car alors toute compréhension deviendrait impossible), mais seulement de la raison naturelle. Le Christ bénit le Père d’avoir « caché ces choses aux sages et aux prudents », et de les avoir « révélées aux simples » (saint Matthieu, XI, 25). Mais qui donc ressemble plus à ces simples que ceux qui ne savent rien, comme Socrate (qui est celui qui ne sait rien) et qui, par conséquent, sont revenus, au point de vue de la connaissance, à la simplicité, à la naïveté primitive? Et lorsque, dans l’Épître aux Colossiens (I,. 9), l’a ; 0!re dit : « Nous ne cessons de prier Dieu pour vous, çc de demander que vous ayez la pleine connaissance de sa volonté (de Dieu), en toute sagesse et intelligence spirituelle », les « sages » et les « prudents » dont parle le Christ ne peuvent être que ceux-là qui ont une sagesse et une prudence naturelles. Dans leurs éclaircissements, les théologiens chrétiens eux-mêmes distinguent entre raison obscurcie et raison éclairée. Or, pour Platon, le Nous est déjà obscurci dans la simple Dianoïa, car, dit-il, pour les sciences mathématiques, qu’il appelle souvent sciences fondées sur la simple habitude, il doit trouver une définition faisant ressortir qu’elles sont plus obscures que la science, plus éclairées que l’opinion pure et simple, ce qui est justement la Dianoïa ou une matière certes acceptée de confiance, mais intelligible et transparente pour la raison permettant à celle-ci de se manifester directement. Toutes les fois que le Nouveau Testament parle de la raison d’une manière moins favorable, il se sert du mot Dianoïa ; il ne se sert jamais du mot logos, mais parle souvent de logismoi (2e Ep. aux Corinth., X, 5), par quoi il entend les raisonnements qui font également partie de la connaissance naturelle. Mais lorsque saint Paul dit que la paix de Dieu « surpasse toute intelligence » (Ep. aux Philip., IV, 7), même celle qui n’a plus rien d’obscur, qui n’est plus qu’elle-même, ou lorsque le même apôtre proclame que « l’amour du Christ surpasse toute connaissance » (Éphés., III, 19), cela peut signifier qu’il y a quelque chose embrassant le christianisme selon toute sa vérité et qu’il place plus haut que la connaissance vraie, puisqu’il dit : « Le Christ m’a envoyé… pour prêcher l’Évangile, non par la sagesse du discours, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine » (1re Êpître aux Corinth., I, 17). Il est d’ailleurs tout à fait possible que cette science, engendrée par la raison pure, soit la dernière, celle au delà de laquelle aucune autre ne soit concevable. Mais, quoi qu’il en soit, et alors même qu’il y aurait en nous quelque chose qui surpasse la raison, il ne pourra en être question que lorsque la raison aura atteint son but, ou plutôt lorsque la science, en tant que produit de la raison, sera achevée, ce dont nous sommes encore très éloignés. Et c’est justement ce surpassement de la science fondée sur la raison qui sera alors notre tâche la plus urgente. Nous avons devant nous un chemin très long, et je le dis intentionnellement, afin que ceux qui veulent nous suivre s’arment du courage et de l’endurance nécessaires, et que les autres qui ne le veulent pas ou ne le peuvent restent où ils sont. Car, de même que la vie, la science comporte des décisions de paresse et des décisions de courage, et dans toute ascension un peu pénible les faibles, les hommes manquant de souffle et de courage s’arrêtent, épuisés à mi-chemin. Nous revenons donc à Descartes qui a donné la première impulsion à cette science fondée sur la raison et qui a cherché à commencer par le commencement, en faisant abstraction de toute prémisse, voire de tout semblant de prémisse. Le chemin qu’il a suivi pour arriver au principe était celui du doute. Mais, étant donné que tout doute suppose déjà quelque chose, et notamment ce dont on doute, il semble que le moyen choisi par Descartes ne soit pas celui qui pouvait conduire à la libération totale. « Je doute, je pense, donc je suis », c’est par ces mots célèbres qu’il commence, croyant ainsi avoir trouvé une certitude que les choses extérieures ne comportent pas. Mais, si je doute de l’existence des choses en dehors de moi, c est qu’elles sont : cette conclusion est tout aussi logique. Comment, en effet, pourrait-on douter d’une chose si elle n’existait pas d’une façon quelconque? Il résulte donc de la conclusion elle-même, que le» choses dont on doute existent d’une certaine façon; et le « je suis » implique, lui aussi, que je suis d’une certaine façon, rien de plus; et non seulement d’une certaine façon, mais d’une façon définie; il implique même que je suis dans l’acte de penser, mais non en dehors de lui, d’une façon absolue; non sum (d’une façon inconditionnée), mais : sum res cogitans (je suis une chose qui pense) (en français dans le texte). Au commencement de la philosophie, le doute signifie ou trop ou pas assez, selon le point de vue duquel on l’envisage. Le point de vue juste consiste à repousser, à considérer comme non existant tout ce qui n’est pas posé par la raison elle-même, et aussi longtemps que cela n’a pas été reconnu et compris par la raison. Mais cette attitude vaut aussi bien pour le « je suis » que pour le fait que les choses sont. Ce qui est en effet repoussé, c’est ce qui est douteux non seulement pour moi, mais en soi, et non pas pour toujours, mais jusqu’à ce que son temps soit venu. Or, est douteux en soi ce qui est, sans avoir en même temps le pouvoir-être. A la vérité, ce n’est pas sur ce fait psychologique, pour nous servir de l’expression des encomiastes les plus récents parmi les compatriotes de Descartes, que celui-ci fonde sa philosophie.. Est vrai pour lui l’être exprimé dans le « je suis », et cela n’acquiert pour lui une certitude véritable que de ses rapports avec ce dont l’existence ne repose ni sur l’expérience ni sur le raisonnement (tout cela, déclare-t-il, est sujet au doute), mais sur ce qui est du fait de son être-pensé; n’est certain que ce qui existe dans la pensée pure, sans que celle-ci sorte d’elle-même, dans la pensée qui, d’après le principe général (le principe dit de la contradiction) ne se rapporte qu’à elle-même. Pour lui, ce certain est Dieu, parce qu’en Dieu on pense l’être absolument parfait, ce qu’il ne serait pas s’il n’existait pas. On le voit : Descartes considère l’existence de Dieu comme posée dans la pensée pure. Mais il marque son but. puisqu’il intercale un concept intermédiaire (à savoir que l’existence est une perfection), et il aboutit ainsi à une conclusion. Il ne s’agit donc pas de l’objet dont Platon dit qu’il est touché par la raison même [[Malebranche s’exprime d’une manière très concise : « L’existence étant une perfection est nécessairement enfermée dans celui qui les a toutes. » Méditations métaphysiques, Paris 1841, p. 57. « Il suffit de penser [à] Dieu, pour savoir qu’il existe. » Passim. Et Platon: ou autos o logos aptetai, (Rép, V, p. 511, B.).]]. Il semble, en outre, que ce qui intéresse uniquement Descartes dans ce concept, d’un si riche contenu, de l’être absolument parfait, soit le fait que l’existence en découle; mais que Dieu « renferme en lui tout ce qu’il y a de perfection et de réalité dans les autres êtres », c’est ce qu’il semble oublier, et il ne pense plus au but proprement dit, c’est-à-dire à la science. Si Dieu est un être qui renferme toute la réalité et toute la perfection, il était indispensable de montrer comment, un.monde de limitations et de négations, comme celui que nous offre l’expérience, a pu provenir d’un être pareil. Mais Descartes s’interrompt là et, renonçant à ce en vue de quoi il a cherché l’incontestatablement et l’indubitablement existant, qui devait lui permettre de comprendre ce qui existe d’une manière douteuse, il fonde la certitude de l’existence des choses et même celle des vérités éternelles sur une croyance, sur celle notamment que Dieu, étant l’être le plus parfait, est nécessairement aussi celui qui aime le plus la vérité et est, par conséquent, incapable de tromper. Et lorsque, abordant la physique spéciale, il admet comme postulat [[Spinoza du moins va même jusqu’à chercher à donner, dans ses Cogitati Metaphysiei, une forme scientifique au Systems de Descartes.]] que Dieu ayant créé la matière l’a dès le début divisée en un nombre aussi grand que possible de parties égales, non rondes, parce qu’elles n’auraient, pas alors constamment rempli l’espace, mais d’une forme différente, de grandeur moyenne, on ne retrouve plus trace de science, et on a peine à croire qu’on se trouve en présence du même Descartes que celui qui a écrit les premières Méditations. Il n’en est pas autrement du successeur le plus direct de Descartes, de Malebranche qui, en disant de Dieu qu’il « a tout ce qui est possible » (Médit, métaph., p. 24), aurait dû d’autant plus nous montrer, d’une part, de quelle manière Dieu est en possession de tout ce qui est possible et, d’autre part, comment s’effectue le passage de cette possession de toutes les possibilités à la réalité; lui surtout, qui a osé dire (et étant donné sa manière de penser bien connue, on peut bien qualifier cette idée d’audacieuse) que la matière, elle aussi, participait à la perfection qui est en Dieu [[Recherche de la Vérité, L. III, ch. 9.]], il avait d’autant plus le devoir de démontrer et de préciser cette participation. Mais pas plus qu’il ne pense à cela, il ne cherche à expliquer comment ont lieu cette participation (en français dans le texte) et cette imitation imparfaite de l’essence de Dieu qu’il voit dans les choses. Malebranche a cependant fait un grand pas en avant, sans s’en douter. Car lorsqu’il déclare, sur les traces de son prédécesseur, que Dieu comprend tout ce qui est perfect:on dans les choses, il s’interrompt pour dire; il est en un mot l’Être [[Voir Entretien d’un philosophe chrétien avec un philosophe chinois,tout à fait au début. Disons incidemment que, dans ce qui va suivre, nous donnerons à l’Être la même signification que celle du mot français.]]. On doit à l’équité d’admettre qu’il entend « l’Être », non au sens générique, bien qu’il ait l’imprudence de dire aussi que Dieu est la « généralité, l’être en général » (dans une seule occasion il dit : P« être universel »), expression qui lui avait sans doute été suggérée par l’Ens des scolastiques, lequel était pour eux le genus generalissimum, leur a servi de point de départ et qu’ils ont déclaré comme étant ens omnímodo ndeterminatum (l’être indéterminé sous tous les rapports): L’influence de l’école précédente se manifeste dans la concordance des termes, comme lorsqu’il parle de l’ « idée vague de l’être en général » qui est inhérente à notre esprit [[Rech. de la Vérité, L. III, ch. 8. Voir non seulement le titre, mais aussi le texte.]], car c’est ainsi que les thomistes parlent de l’ens in genere [[Cf. 3. 4, Rentz: Philosophia ad mentem D. Thomæ Aquin., dès les premiers paragraphes.]], et c’est à cela encore qu’il faut rattacher le fait qu’i ne connaît que des expressions négatives pour le concept le plus positif : telles que l’être indéterminé, l’être sans restriction. Mais le même Malebranche dit également : Dieu n’est pas tel ou tel Être; il est bien au-dessus de tout ce qui est, il est bien plutôt tout être [[Rech. de la Vérité, par exemple III,9, extr. Entretiens, l. c.]], selon la traduction latine, adoptée par lui-même : omne ens ou omnia entia. A la bien comprendre, et dans toute son ampleur, cette proposition que Dieu est l’Être a été le pas le plus important, la plus grande intuition susceptible de marquer un tournant, puisqu’en l’énonçant on a renoncé à voir en Dieu un simple être particulier, ce dont s’étaient contentées les démonstrations de la métaphysique antérieure. Dieu ne peut pas être un simple être particulier, et Dieu qui ne serait pas l’Être, l’Existant, ne serait pas Dieu; il n’y a pas de science d’êtres particuliers. Et non seulement au point de vue de la science, mais aussi à celui du sentiment, sa vérité est autre, et les rapports de Dieu avec les choses ne sont possibles que parce qu’il est un être général; l’Être non au sens abstrait, indéterminé, mais au sens le plus déterminé, l’Être auquel rien ne manque de ce qui constitue l’Être, l’être parfait et achevé, to pantelos on, comme l’appelle Platon (République, V, p. 477 A). Descartes voulait commencer par l’Être posé dans la pensée pure, c’est-à-dire indépendamment de la science discursive; mais ce commencement mal compris l’empêcha de trouver la véritable progression et resta sans conséquence pour la science. Dire que Dieu est ce qui est (au sens que nous venons de préciser) n’équivaut pas à dire : Dieu est; il s’agit là, comme vous le voyez, d’une proposition non existentielle, mais attributive. Mais cet être-l’Être est également un être, non l’être de Dieu en général, comme Descartes prétendait l’avoir démontré à l’aide de l’argument dit ontologique, mais seulement l’être posé dans la pensée pure; nous pouvons l’appeler également l’ « Etre de raison pure », ou l’ « Être de Dieu enfermé dans l’Idée », car ce qui est d’une façon absolument générale n’est pas une idée, mais l’Idée tout court, l’Idée même ;-pour autant donc que Dieu est seulement ce qui est, il n’est également que dans l’Idée, éternellement, mais en donnant à ce mot le sens que nous lui attachons, lorsque nous parlons de vérités éternelles existant également dans la pensée pure. Cet « être-l’Existant » est donc également un être, mais non un être en tant qu’une des perfections réunies en Dieu, pourtant un être qui est sa perfection même, car « être-l’Existant » signifie justement : être le parfait, le complet, l’achevé, il ne peut être ici question de preuve, car il s’agit d’un être posé directement par la raison, alors que toute preuve comporte une médiation; et, surtout, il. ne peut être question d’une preuve de l’existence de Dieu, telle qu’elle avait été entendue jusqu’à présent, c’est-à-dire d’une preuve de l’existence de Dieu en générai; il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu en général, parce qu’il n’y a pas d’existence de Dieu en général. L’existence de Dieu est directe et précise; en attribuant à Dieu une existence imprécise et générale, on s’interdit toute progression. C’est pourquoi ni Descartes ni ceux qui l’ont suivi n’ont pu arriver à la science. Il en est autrement, si l’on adopte la manière de voir que nous venons d’esquisser, plutôt que d’exposer d’une façon explicite. Elle rend possible une progression directe de l’existence par laquelle Dieu n’est pas Lui-même, mais n’existe que d’une façon générale, à l’Être où il est lui-même; du Dieu implicite au Dieu explicite dont on ne peut plus dire qu’il est ce qui existe, mais qu’il est ce qui est, ce qui est l’Existant. Le dernier résultat de cette recherche est encore très éloigné, et ne peut être énoncé qu’avec beaucoup de réserve. Cependant Dieu et l’Existant doivent être distincts, sinon dans la réalité, du moins dans l’Idée, en tant que sujet et attribut. Dieu doit donc être pensé dans son « être-ce-qui-est » comme « ce-qui-est-capable-d’être-pour-soi », comme particulier (koriston au sens aristotélicien du mot). D’une pareille distinction, conceptuelle au début, on ne trouve pas trace chez Descartes, mais on en trouve une, n’aboutissant à rien, vite effacée, chez Malebranche, qui parle de « la substance divine prise absolument et en tant que relative aux créatures et participable par elles » (Rech. de la V., 1. III, ch. 6) [[La distinction est empruntée à saint Thomas d’Aquin, qui dit : « Potest cognosci Drus non solum secundum quod est in se, sed etiam secundum quod est participabilis, secundum aliquem modum similitudinis, a creaturis. » Voir ce passage dans Rech. de la Vérité, L. IV, ch. 11. Quant à savoir ce que saint Thomas entend par cette similitude limitation parfaite, de Malebranche), nous n’avons pasà le rechercher ici.]]. Traduit dans notre langage à nous, ceci pourrait signifier que les choses participent bien de l’Existant, mais non de ce qui est existant, lequel est absolument imparticipable. Malebranche était bien obligé de faire une distinction quelconque, puisqu’il se croyait en droit de qualifier l’autre successeur de Descartes, Spinoza, pour lequel Dieu n’était que la substance-absolue, de « misérable Spinoza », et son Dieu d’« épouvantable chimère ». Mais cette distinction reste tout à fait stérile et inutilisable pour la compréhension du monde et, lorsqu’il dit de Dieu qu’il est tout ce qui existe et qu’il se demande aussitôt comment cet être-toutes-choses (en un certain sens) s’accorde avec la simplicité absolue de l’essence divine’, il répond : « C’est ce qu’aucun esprit fini ne saurait comprendre » [[C’est une propriété de l’Être infini, d’être un et, en un sens, d’être toutes choses, e’eat-à-dire (d’être) parfaitement simple sans aucune composition de parties, de réalités, et [d’être] imitable et imparfaitement participable en une infinité de manières par différents êtres. C’est ce que tout esprit fini n« saurait comprendre. » Entretien, p. 367.]]. Comme, cependant, Dieu est tout de même, dans un certain sens, toutes choses, la question devait se poser nécessairement : dans quel sens? La réponse connue était que nous ne voyons toutes choses qu’en Dieu, ce qui revient à dire qu’elles n’existent pas en dehors de lui. Spinoza s’est soustrait à toutes les exigences qu’on pouvait avoir pour Descartes et Malebranche; nous allons essayer de faire comprendre comment et pourquoi, car la chose n’est pas aussi facile que beaucoup se l’imaginent. Spinoza dit : Dieu est la substance universelle, infinie, tout comme nous disons : Dieu est l’Existant. Si cela ne comportait aucune distinction, il aurait fort bien pu se dispenser d’employer le mot « Dieu ». Il faut donc admettre qu’il avait pensé à une distinction. Mais il rend toute distinction inutile, lorsqu’il dit : Dieu est seulement pour autant qu’il est substance infinie, il n’a pas d’être distinct de son «être-substance », car tel est le sens de la proposition: En Dieu, essence et être ne sont qu’un (« In Deo Essentia et Existentia unum idemque sunt »). Une distinction n’aurait chez lui aucun but. Même à supposer une distinction, Dieu ne serait pour lui pas aptre chose que l’Être éternel _ ou posé par la raison (l’« être-substance-éternelle »). Tout est éternel. De l’éternel, du pur « Être en raison » ne pensent découler que des vérités également éternelles, et les choses ne peuvent pas découler autrement de la nature (de l’essence) de Dieu que la vérité de la nature du triangle, celle notamment d’après laquelle la somme des angles est égale à deux droits. Enfermé dans l’être éternel, Dieu n’entretient avec les choses que des rapports qui sont ceux de cause essentielle (non réelle) à effets. Mais cette conséquence logique est affirmée, sans être démontrée. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, le concept de substance infinie ne comprend aucun contenu obtenu par la pensée pure, et le concept de l’Être le plus parfait s’évanouit, à moins qu’on n’en voie un reste dans l’allusion à un nombre indéterminé d’attributs divins dont l’expérience ne nous révèle que deux : la pensée infinie et l’étendue infinie. Nous assistons ici à une interruption complète du développement purement rationnel (à la plus flagrante metabasis eis allo genos). Ce n’était vraiment pas la peine de s’élever au point de vue de la raison pure, pour ensuite retomber dans l’expérience. Mais, et c’est un point qu’on aurait tort de négliger, la grande définition que Dieu est l’Être général, définition dont l’initiative revient à Descartes et que Malebranche, qui était d’une piété morbide, n’a défendue que faiblement, n’a pu atteindre toute sa portée, acquérir une valeur durable qu’après avoir été érigée par Spinoza en un dogme dévorant qui a fait disparaître dans ses entrailles aussi bien la science que la religion. Tel est en effet le sort des choses humaines.

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