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L’un des problèmes centraux de notre sujet : le traçage de pistes de départ. Ce serait à peu près, au sein de l’intelligence, le saut que les biologistes qualifient de mutation.
Un choc, une agression inattendue, comme l’ivresse, peut soudainement ouvrir des perspectives nouvelles, et le faire d’un coup, non, par conséquent, au moyen de l’évolution ni de l’enseignement. Nous pouvons encore songer à un tremblement de terre qui renverse une muraille. L’intervention, certes, est violente, mais il faut se dire, d’autre part, que sans elle, cette muraille eût peut-être, toute une vie durant, fermé la perspective, jusqu’à ce qu’enfin la mort, la grande niveleuse des différences, l’eût fait disparaître en même temps que la maison.
Quand on a coupé le cordon ombilical, ou qu’on l’a tranché d’un coup de dent, et que le nouveau-né fait sa première inspiration, un Grand Passage a lieu, et se relie au traçage d’une piste de départ. Quand le mourant, lui aussi, rend le dernier soupir, il lui faut, plus ou moins préparé, se présenter à la porte d’un Grand Passage. Sans cesse, on a supposé qu’il y trouvait la voie de nouvelles pistes de départ. C’est affaire de foi; nous n’en savons rien.
Une douleur poignante, la perte d’un être cher, un grand amour, un succès, une crise d’épilepsie peuvent être également suivis d’une percée jusqu’à des connaissances et des facultés toutes nouvelles. Nous pouvons les considérer comme des branchements sur les réserves d’intelligence non encore monnayées. C’est de la barre même de métal précieux que nous tirons alors la monnaie que nous allons battre. Il en existe de nombreuses images : les écailles vous tombent des yeux, la langue se délie, l’Esprit est infusé, il tombe des nuages ou monte de la mer. On entend alors ces ordres : « Écoute! » ou « Vois et vois encore! », ou aussi : « Viens! »
Chacun en a fait l’expérience, fût-elle modeste et passagère. Le génie poétique, lui aussi, peut surgir brusquement. Un grand poème vient à maturité quand la langue s’est déliée; il demeure peut-être, entre bien des jets, le seul qui ait atteint son but. L’arbre de vie n’a fleuri que cette seule fois. La force est montée des racines, en provenance des rêves -dans lesquels tout homme est un génie.
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L’extase et l’ivresse – l’enthousiasme qui s’empare de vous ou que l’on provoque sont difficiles à distinguer : voir Actes des Apôtres, chap. II, v. 13 et suivants. Pierre est, plus généralement, le type exemplaire de l’homme quelconque transmué par l’Esprit, et dont il se saisit malgré lui. Le roc prend conscience de ses vertus ouraniennes. Qu’il ait pour emblème la clef, c’est, du point de vue symbolique, parfaitement justifié.
Paul fut aussi saisi par l’Esprit, sous la forme d’un accès violent qui l’aveugla trois jours durant. Mais il était plus complexe que Pierre, et c’est pourquoi il ne put jamais devenir aussi populaire que l’Apôtre investi du pouvoir des clefs.
Cette connexion étroite entre l’ivresse et l’extase a été de tout temps familière aux orienteurs des songes et aux conducteurs d’âmes, aux mages ainsi qu’aux mystes. De là vient que la drogue a toujours joué son rôle dans leurs cérémonies de consécration, leurs initiations et leurs mystères. Elle est ouvreuse de voies, entre bien d’autres – telles que la méditation, le jeûne, la danse, la musique, la contemplation fervente d’oeuvres d’art, les émotions violentes. Aussi ne saurait-on faire assez de cas de son rôle. De plus, elle ouvre aussi les portes sombres : Hassan Sabbâh, avec ses Assassins, en donne un exemple.
La possession de la drogue permet de fonder des formes d’esclavage, des dépendances démoniaques qui n’ont besoin ni de gardiens, ni de grilles. On tresse le chanvre en cordes, on en tire aussi le haschisch, qui lie plus énergiquement – c’est au moyen de lui que les Boers tenaient les Hottentots en lisière. Le chanvre est également présent dans les cigarettes de marijuana; des trafiquants clandestins les distribuaient gratuitement aux écoliers de Chicago, qu’ils s’asservissaient ainsi comme le preneur de rats de Hameln. Ces gamins se changeaient en voleurs astucieux; un jour, n’ayant plus rien à voler, ils laissèrent leurs vêtements en gage, pour satisfaire leur besoin de la drogue. Ils racontèrent chez eux qu’on les avait dépouillés.
Ici, le nom de « toxique » est justifié et une stricte surveillance s’impose. Pourtant, dans ce même Chicago, où l’on préparait pour l’impression la première partie du présent ouvrage, destinée aux Mélanges Mircea Eliade, je fus choqué par le titre, Drugs and Intoxication, retenu par mon traducteur. Drugs and Ecstasy me semblait mieux convenir.
Il est vrai que l’extase n’est pas le but cherché, mais bien le déchirement du voile tissé par les sens. S’y joint étroitement le sentiment d’angoisse, ou aussi la brusque douleur qui accompagne l’entrée dans l’ivresse. L’extase elle-même n’est rien de plus qu’un véhicule qui vous rapproche d’un monde immobile en lui-même, et qui repose. Nous nous contenterons de l’avoir, ne fût-ce qu’une seule fois, employée en guise de bac. C’était, de toute manière, une manœuvre, une expérience, un vol d’essai. Il ne faut pas en croire tout homme capable. Sur ce point, je n’irais pas aussi loin que Huxley. Je serais plutôt porté à approuver la règle fixée par Gurdjieff, l’un de nos mages modernes : il faut opérer une sélection et, même ensuite, la prudence est de rigueur.
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Gurdjieff, autour de qui s’était formé à Paris un cénacle ésotérique, semble avoir pénétré assez profondément dans des galeries depuis longtemps ensevelies sous leurs déblais. Il venait du Caucase. Peut-être est-il permis de considérer de tels phénomènes comme des fossiles ethnographiques. Certaines facultés se sont conservées comme dans des îles ou des vallées montagnardes : telles l’interprétation des oracles et la seconde vue. De pareils dons surviennent et se tarissent avec les courants du sang. Ils peuvent aussi resurgir d’abîmes dont on a perdu le contact – ainsi les traits étrusques chez les Romains, celtes dans notre présent atlantique.
Gurdjieff aimait les alcools raides, comme nombre de ses compatriotes caucasiens. On dirait, d’une manière générale, que l’initié ne s’astreint pas à la règle avec la même rigueur qu’il exige de ses adeptes. C’est ainsi que cet illuminé mourut d’une indigestion, ayant festoyé de viande de sanglier. L’ascèse peut faire du bien, et l’ivresse également. Ce ne sont, nous l’avons dit, que des véhicules. Mais quant à trancher le point de savoir quand l’une ou l’autre est bonne -cela n’est pas donné à tout le monde.
Gurdjieff ne faisait pas grand cas de la drogue, moins, de toute manière, que Huxley, qui voyait dans la mescaline comme un substitut de la religion. Cependant, le Caucasien était d’avis qu’il pouvait s’avérer utile d’inonder une seule fois l’adepte, jusqu’à l’extrême limite, comme si on le plaçait sous une cataracte, pour lui montrer jusqu’où l’on peut aller dès qu’on se soustrait à la routine quotidienne. Qu’ensuite il travaille dix ou vingt ans sur lui-même.
Une méthode, par conséquent, identique à celle du Vieux de la Montagne, mais liée à des desseins métaphysiques. C’est selon d’autres principes que procédait l’abbé de l’un des couvents syriens : Cassien raconte qu’il ordonnait aux novices d’enfouir un morceau de bois et de l’arroser chaque matin durant toute une année. Ce qui devait les exercer à la patience et à la soumission.
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Ainsi, deux méthodes pédagogiques? Assurément, mais il faut que toute doctrine contienne bien plus qu’une méthode. Les écoles, elles aussi, ne sont que véhicules, et sans valeur si l’on en ignore le but. Tout chemin praticable doit être une image du chemin de la vie.
L’abbé syrien savait que la vie est dure, mais que la patience fidèle se voit récompensée d’une manière qui passe toute imagination. Son bout de bois était emblème de l’arbre de vie ou du palmier, qui finit par porter fruit.
Gurdjieff se meut à l’intérieur de la même figure de rhétorique, du même tao. Mais lui tient à montrer le palmier avec son fruit dans l’image magique… non comme un mirage qui charme la traversée du désert, ni comme une promesse pour l’au-delà, mais en tant que but accessible. Non un faux-semblant, donc, mais une semblance du réel.
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Au reste, les mirages, eux non plus, ne sont pas simplement « suspendus en l’air ». Ils se fondent sur des objets accessibles – des palmiers bien réels, des puits réels, une oasis réelle. Et tout cela plus beau dans l’imagination. Si l’on manque le but, ce n’est point qu’il n’existe pas, mais que les sens, et la perception qui se fie en eux, ne suffisent pas. L’égarement a pour cause, non la vérité inébranlable, mais l’insuffisance du système, le manque d’intelligence et d’instinct.
L’apparence n’est pas sans réalité, mais est un indice sur lequel peut se fonder un calcul. La localisation réelle de l’oasis pourrait être déterminée par simple repérage. Si le voyageur périt de soif au désert, c’est qu’où bien sa science, ou bien sa soif n’était pas assez grande – parce qu’il n’a pas crié « comme le cerf soupire après le courant des eaux ».
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Tant que le désert et l’oasis se distinguent encore, il ne saurait être question d’abondance. Il est vrai qu’on en viendra bientôt à irriguer, grâce à la technique, jusqu’aux déserts les plus arides. Cela ne concerne notre sujet que tangentiellement.
L’abbé syrien place le but plus loin que Gurdjieff qui, comparé à lui, fait à peu près la même figure que Simon le Magicien confronté aux Apôtres. Mais tous deux sont dans le désert; ils tournent en rond sur les parvis de la mort. Approches de plus ou moins d’importance.
A ce propos, une glose qui, comme celle concernant le désert, ne doit servir qu’ad usum Delphini et être comprise en ce sens : il n’est pas indifférent de bien se reconnaître sur un parvis ou dans une salle d’attente. On peut s’y enquérir de la bonne sortie, des heures des départs et des correspondances. Science qui peut devenir particulièrement précieuse en des lieux que menace la catastrophe.
C’est pour cette raison que s’est trouvée de tout temps, dans les cérémonies et les fêtes, les consécrations, les initiations et les mystères, une marche symbolique à la mort et à la renaissance. La conscience du néant est suivie d’une résurrection; la poussière se métamorphose en splendeur. Le croyant participe à la mort et au retour d’Adonis; le myste s’élève de l’obscurité vers la lumière d’Eleusis.
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Entrée dans le néant, sur tous les plans – y compris celui de la morale, dans la succession nécessaire de l’effondrement et de l’éveil, telle que l’ont décrit Hamann et Kanne, telle qu’elle fait partie intégrante de la confession chez les piétistes. Entrée dans le néant et convalescence, impression de ressusciter, également après de graves maladies :
J’ai de loin,
Seigneur, aperçu Ton trône…
Le désespoir, de toute manière. Dés-espérer, c’est-à-dire atteindre le point où le doute, et avec lui l’espoir s’abîment. Dubitare fortiter.
Avec les hommes de nos jours, on ne saurait se passer d’allusions psychologiques et physiologiques.
Des rêves peuvent annoncer la mort, à des années d’avance, et il est probable que des images typiques la précèdent immédiatement. Dans quel ordre se déroule la chaîne toxique, avant et après le dernier souffle, et quelle est la succession du décès organique? Que veulent dire les récits selon lesquels les appels des mourants, surtout de ceux qui se noient, sont perçus par leur mère, comme un message émis d’une longue distance? Y a-t-il quelque aura qui se révèle conductrice – surtout pour les hypersensitifs et dans certains états?
Je note tout ceci le 26 mai 1969, lundi de Pentecôte, le jour où les trois astronautes d’Apollo X, ayant fait le tour de la Lune, ont regagné la Terre. Leur vol entrera dans l’histoire de l’astronautique – surtout à cause des manœuvres compliquées du module lunaire, qui s’est approché à très courte distance de la surface de notre satellite. Exercice préliminaire à l’alunissage, dont le succès est des plus vraisemblables.
Soit : la marche à la mort, elle aussi, doit être conçue comme exercice, peut-être comme préparation à des débarquements bien plus importants encore. Le passeur est encore étroitement lié à sa nacelle, mais le jour viendra où il la laissera derrière lui.