IV La découverte du moi contient déjà la découverte de l’être.
Nous ne rencontrons jamais le moi dans une expérience séparée. Ce qui nous est donné primitivement, ce n’est pas un moi pur antérieur à l’être et indépendant de lui, mais l’existence même du moi, ou encore le moi existant, ce qui signifie que l’expérience du moi enveloppe celle de l’être et constitue une sorte de détermination de celle-ci.
De plus, le moi ne peut avoir l’intuition de sa propre pensée qu’en appliquant sa pensée à un objet. Et cet objet, bien qu’étant en relation avec cette pensée, ne se confond pas avec son opération : il la rend possible, mais il s’en distingue et même en un certain sens il s’y oppose. L’objet de la pensée et son acte sont compris tous les deux à l’intérieur du même être. Ils le limitent, mais d’une manière qui est propre à chacun d’eux. C’est même une condition de toute participation que ces deux termes contrastent d’abord afin précisément de pouvoir ensuite s’accorder.
Aussi la notion de l’être est-elle beaucoup, plus claire et plus aisée à saisir que celle du moi. Car le moi nous échappe dès que nous essayons de le fixer : il est mobile et évanouissant ; c’est qu’il est en progrès incessant et se constitue seulement peu à peu ; nous craignons toujours d’en donner une définition trop étroite et de le confondre avec un de ses éléments, ou une définition trop large et de le confondre avec un des objets auxquels il s’applique, mais dont il se distingue. Des inconvénients de ce genre ne se produisent pas quand il s’agit de l’être : car l’être est toujours présent tout entier, et il n’y a pas un seul caractère ni un seul élément du réel qui puisse lui échapper, qui n’en constitue un aspect et qui ne tombe sous sa juridiction.
Supposons maintenant que l’expérience du moi soit primitive et indépendante. Alors on est naturellement invité à considérer le moi comme étant l’origine même des choses ; et il faut exiger de lui qu’il fasse effort pour engendrer cet être total auquel, en se pensant, il empruntait déjà son être limité. Mais c’est lui demander de refaire à rebours le chemin qu’il vient de parcourir. Or cette entreprise est devenue impossible : le moi est condamné désormais à rester enfermé dans ses propres limites ; s’il a l’illusion d’engendrer l’être, c’est seulement parce qu’il s’est établi en lui tout d’abord. .
Ce n’est pas par une dilatation du moi qu’on lui fera rejoindre l’être si on l’en a d’abord séparé. Mais si le moi est dès l’origine intérieur à l’être, en devenant de plus en plus intérieur à lui-même, il pourra espérer découvrir le mystère de son propre avènement, la loi selon laquelle il doit collaborer à l’ordre universel et devenir l’ouvrier de sa destinée individuelle.
Cela ne peut empêcher les esprits qui ont plus de profondeur métaphysique que de tendresse psychologique pour eux-mêmes d’atteindre le sommet de cette émotion que nous ressentons tous dans notre rencontre avec l’être par la simple découverte de sa présence plus encore que par la conscience d’y participer.