Marco Pallis: La Vie Active, ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas

Le titre et le sujet de cet exposé n’ont pas été choisis parce que l’on doit considérer l’Action comme l’élément le plus important de la vie des êtres, ou coïncidant avec la pleine étendue de leurs possibilités.

C’est simplement parce que, pour beaucoup d’entre nous, l’Action est actuellement le principal mode de réalisation.

Nous sommes grandement « engagés », tout au moins en intention, dans la conduite de la Vie Active. Approfondir la nature de cette vie, s’instruire des conditions qui la régissent auront donc pour nous un intérêt pratique. Il sera peut-être encore plus important d’en reconnaître les limites. Ainsi, tout en profitant le plus possible de la Vie de l’Action, nous pourrons en même temps échapper à une illusion habituelle, qui consiste à en attendre certains profits, au-delà de ce qu’elle peut offrir. Cependant, même si nous parvenons à comprendre l’existence de ces limites, si nous réussissons a jeter un coup d’oeil sur les domaines qu’elles défendent, il nous faudra toujours, si nous avons l’intention de pénétrer dans ces régions, prendre comme point de départ notre situation actuelle dans le monde de l’Action, car il est évident – mais est-ce tellement évident ? – qu’on ne peut partir en voyage que du point où l’on se trouve, et pas d’ailleurs.

Quand cette étude fut rédigée, elle n’avait pas d’autre objet que d’être lue à un petit groupe de personnes. Celles-ci avaient l’habitude de se réunir régulièrement, une fois par semaine, pour étudier en commun des questions se rapportant, directement ou indirectement, à des problèmes individuels soulevés par la guerre. C’est le dernier maillon d’une chaîne d’entretiens ayant eu lieu au. cours de l’automne 1943. L’auteur a éprouvé quelque peine à le rattacher aux sujets des causeries précédentes.

Par exemple, la première soirée de la série fut consacrée a « la nécessité d’une doctrine ». C’est la doctrine traditionnelle de la Vie Active, que nous allons étudier. Une autre causerie eut pour titre « Dieu et la terre ». L’usage normal du sol par l’homme entre entièrement dans le cadre de la Vie Active. Au contraire, tout ce qui concerne la connaissance de Dieu est le sujet de ce que l’on appelle habituellement la Vie Contemplative. La raison en est très claire : l’homme ne peut faire quelque chose à Dieu, qui, en ce qui se rapporte à l’action, est au delà de son atteinte. C’est seulement par la Connaissance, par une identification directe et indissoluble, que l’homme peut répondre pleinement à l’appel de la Grâce Divine, ou, comme disent les Chinois, à l’Activité du Ciel. C’est cette Connaissance suprême, et les méthodes qui permettent de l’acquérir (méthodes qui diffèrent de celle de la Vie Active) qui, dans leur ensemble, constituent la Vie Contemplative. Ces méthodes ont pour objet d’entraîner l’être à maintenir son regard constamment fixé sur sa Cause Transcendante, sans le moindre cillement de distraction, afin que le jaillissement de la Connaissance puisse se produire sans la plus petite interférence de l’extérieur. Ce centrage de l’attention sur un seul point rappelle l’action de la fine extrémité du ciselet de l’orfèvre, qui concentre toute la puissance de son coup de marteau sur un point bien défini.

Cet état d’ « unité de point », ainsi que les Hindous l’appellent, constitue la condition essentielle d’une contemplation parfaite. Extérieurement, tout l’être est calme, son esprit entièrement retiré des objets qui, autour de lui, pourraient affecter ses sens. Pour employer une expression tibétaine, son regard est « tourné vers l’intérieur », et entièrement absorbé dans sa vision. Mais, cette immobilité apparente – que les ignorants prennent pour de l’inactivité – représente vraiment l’état de l’activité la plus réelle et la plus intense qui se puisse concevoir, car on ne peut la distinguer de l’Activité même du Ciel.

Par comparaison, les efforts de la Vie Active au sens plus restreint du mot, activités tournées vers l’extérieur, dirigées vers ce qui entoure l’être, et qui sont visibles en raison même de leur dispersion, sont d’un caractère tout à fait mineur. C’est seulement en vertu de l’interconnexion de tous les éléments constituant l’existence que nous utilisons le même mot, « activité », dans les deux cas. D’une telle interconnexion il résulte que les ordres moins élevés, relativement dépendants et limités, reflètent, , à des degrés variables, la réalité de cet ordre universel et non enchaîné sur lequel reposent les réalités inférieures.

En vérité, s’il n’en était pas ainsi, ces dernières seraient dépouillées de toute réalité. Leur existence ne serait qu’une pure fiction, c’est-à-dire une impossibilité.

Pour les motifs que nous avons exposés en commençant, c’est à cette activité réfléchie, communément appelée Action, que nous consacrerons la plus grande partie de cette étude. Nous pouvons ajouter qu’elle ne sera pas sans rapports avec le sujet d’une des autres causeries de la série, quand un des assistants présenta la théorie du travail et de la vocation. Là aussi, il y a un thème qui se rapporte à la Vie Active, considérée sous ses deux aspects : faire et construire. L’homme en question s’attachait surtout au second. On doit aussi faire ressortir que l’éthique et le social tombent de même sous la domination de la Vie Active, hors de laquelle ils seraient sans signification.

Toutefois, nous devons ajouter un mot d’avertissement avant de nous embarquer dans l’exposé que nous voulons faire.

La doctrine que nous allons considérer n’a rien d’ « original ». Elle ne fait partie d’aucun système « philosophique ».

Dans un précédent passage, nous avons employé l’adjectif « traditionnel » à son égard, afin de bien faire remarquer que l’individu qui écrivait cet exposé n’en était en aucune façon l’inventeur.

C’est une doctrine sur la nature et l’usage de l’Action qui a été commune à toutes les civilisations traditionnelles, qu’elles soient anciennes ou modernes, orientales ou occidentales. C’est l’impossibilité d’en attribuer l’origine à aucun être humain particulier qui fait qu’elle vaut la peine d’en parler. Il se peut que les opinions personnelles de l’auteur l’intéressent lui-même. Elles sont de peu d’importance pour les autres. Bien plus, on ne doit pas considérer qu’un sujet comme celui-ci n’intéresse pas l’homme ordinaire. Ce n’est nullement un thème à discussions académiques à l’issue d’un bon dîner. Ou sa connaissance a un but authentique, ou elle n’est rien de plus qu’une forme de complaisance en soi absolument vaine.

La vérité, c’est qu’aucun exposé théorique n’a la moindre importance pour qui que ce soit, s’il n’est un pas préparatoire à une éventuelle « réalisation » par l’être qui l’a assimilé. La « théorie », en soi, n’est que le mot grec pour « vision » : quelque chose qui doit être contemplé. Elle n’a rien à voir avec les hypothèses laborieuses, fondées sur des généralisations statistiques, qui portent maintenant ce nom. Elle se rapporte à ces vues préliminaires, devenant graduellement plus vives, du but encore lointain promis au pèlerin. Sans cet aiguillon, il n’aurait pas e courage d’entreprendre ou poursuivre son voyage.

La théorie ouvre la porte qui donne accès à la Voie. C’est aussi le nom donné à la perspective des visions successives, insensiblement fondues l’une dans l’autre, qui, par tous les stades intermédiaires de la connaissance partielle, conduisent le voyageur, de l’ignorance relative vers la fin de toutes les questes.

Il existe un point très important, à bien saisir dans la conception traditionnelle d’une doctrine complète. Le plus important : on doit toujours considérer la doctrine comme potentiellement « effective », dans la plus large acception de ce terme. L’exposé théorique doit toujours être accompagné des méthodes appropriées qui permettent de le « réaliser ». Ceci est fort bien exprimé par un dicton favori des Lamas Tibétains « Sagesse (de la nature de la théorie) et Méthode (de la nature de la réalisation) sont d’éternels époux qui ne peuvent être séparés ». C’est en raison de la force de cette association que les différentes traditions, spécialement orientales, ont pris la peine de tant insister sur le rôle essentiel du « guru », (maître, celui qui enseigne). C’est le guide personnel qui, en vertu de sa propre place dans la ligne ininterrompue d’une succession remontant à une origine supra-humaine, est qualifié pour « initier » les autres à des méthodes qu’il a lui-même suivies. Le cas échéant, il peut adapter ces méthodes, selon le caractère et les capacités propres à chaque disciple. La relation qui s’établit ainsi entre eux est d’une nature extrêmement intime ; on l’a souvent appelée « paternité spirituelle » d’un côté, et « filiation spirituelle » de l’autre. Ces expressions traduisent aussi l’idée de transmission de quelque chose qui transcende l’ordre individuel. Ces fonctions font du maître l’incarnation de la tradition, et le héraut de la théorie. Son influence embrassera tout ce qui peut affecter le progrès du disciple, y compris l’action. En effet, un des obstacles les plus communs sur la voie du développement spirituel est l’existence, à un degré plus ou moins élevé, d’une contradiction entre la vie intérieure et la vie extérieure de l’être. Il faut que celle-ci soit rappelée à l’ordre, afin qu’aucun sentiment de gêne ne persiste entre les deux. Ou plutôt, les activités extérieures, pour autant qu’elles soient nécessaires – (en fait, ceci s’applique à la plupart des hommes, sinon à tous) – seront ordonnées et dirigées de telle façon qu’elles fassent partie de la méthode elle-même, lui fournissant la plupart de ses applications naturelles. C’est pourquoi cette conception du maître et de sa fonction ne s’est pas bornée à la transmission de disciplines évidemment contemplatives. Elle a aussi embrassé tous les arts actifs, depuis l’art de gouverner jusqu’aux plus humbles.

Si l’on a pleinement compris l’indissolubilité du mariage « Sagesse-Méthode », on verra que toute la conception de ce qui constitue réellement la Connaissance est fondée sur l’idée de la réalisation effective. C’est cette possibilité d’une vérification immédiate qui distingue clairement la véritable Connaissance des sciences spécialisées. Ces dernières, par des méthodes nécessairement discursives, s’occupent des innombrables « faits » séparés qui frappent les sens. Au mieux, leur autorité ne sera qu’une autorité dérivée, dans la mesure où on peut effectivement les rattacher, comme moyens auxiliaires, à la Connaissance transcendante. C’est seulement par un abus de langage, correspondant à un état avancé de décadence scientifique, que le mot simple et dépouillé, « Connaissance », a été appliqué d’une façon équivoque aux résultats hétérogènes et disjoints de telles études, pour lesquelles le mot « Instruction » eut été beaucoup mieux approprié.

La connaissance ordinaire des choses, quand on la poursuit avec des intentions raisonnables, et non, comme cela arrive trop souvent, quand elle fait partie d’une manie d’école prétentieuse et vaine, appartient au domaine de la Vie de l’Action, conformément au caractère « pratique » des objets examinés par les sciences dont il s’agit. Il en est de même pour les « études », la « recherche », la « philosophie ». En fait, pour tout ce qui peut être codifié en système et exposé dans des classes, tout autant que pour des activités extérieures indubitablement manuelles.

Bien que beaucoup de personnes soient affligées de cette illusion, il ne faut pas considérer que le fait, pour certaines professions, d’être sédentaires nous autorise à les considérer comme des refuges sur la voie de la contemplation.

Il faut le répéter : la Connaissance, au sens plein et sans restrictions que lui donnent les doctrines sacrées de l’Orient et de l’Occident – excluant toutes les méthodes d’investigation indirecte – ne se rapporte pas aux choses, mais à Cela sur quoi tout notre être repose. En définitive, la seule façon de connaître, c’est d’être. Ainsi que l’ont enseigné tous ceux qui ont prêché la doctrine traditionnelle, toute distinction disparaît entre ces deux termes lorsqu’on atteint les plus hauts sommets. C’est la même doctrine dont nous entendons l’écho dans Aristote, lorsqu’il déclare : « L’âme c’est tout ce qu’elle connaît ». Quand on a bien saisi cette idée, on trouve qu’elle implique des conséquences à longue échéance, qui auront leur répercussion dans chaque sphère de l’existence.

Encore une remarque complémentaire on ne doit jamais perdre de vue que dans chaque idée, q u’elle soit profonde ou relativement superficielle, le dessein de cette idée surpasse toutes les formes possibles de, son expression. Même l’exposé le plus impeccable est, par définition, contraint de laisser de côté davantage que ce qu’il inclut. Plus ! Ce qu’il omet est réellement le noyau du noyau, l’essence même de l’idée. Cette essence est incommunicable par nature. Elle ne peut être saisie . que par ceux qui ont « des oreilles pour entendre », c’est-àdire par une assimilation intellectuelle réalisée dans la solitude. Il s’en suit que si quelqu’un pouvait réussir à présenter la doctrine sans la déformer – et ce ne serait pas un petit exploit, qui mériterait réellement l’épithète « original » – même alors, l’auditeur ou le lecteur devrait faire toutes réserves sur l’inexprimable, qui est le seul facteur d’importance absolue.

Nous en avons maintenant dit assez pour que le lecteur puisse avoir acquis quelque idée de la relation qui unit l’Action à la Connaissance. Même si les remarques qui précèdent s’appliquent pour la plus grande partie à celle-ci, tandis que le sujet qui a donné son titre à notre essai est plutôt resté à l’arrière-plan, il ne faut pas que cet ajournement provoque quelque surprise, car il découle de l’instabilité inhérente à l’Action, si on la compare à la Connaissance. Ce sont les raisons tirées de cette instabilité qui nous imposent de « situer » l’Action par rapport a la Connaissance, tandis que la réciproque ne tient pas. Ce dont l’objectif est contingent, transitoire, limité, ne peut être « apprécié » que dans des termes analogues à ceux que nous employons pour ce qui échappe à ces limitations. Essayer de considérer la Vie Active comme indépendante en soi aurait pour résultat inévitable de brouiller la perspective des choses. Cela conduirait à un échec presque littéralement comparable à celui de qui tente de bâtir sa maison sur le sable. C’est peut-être la plus profonde des leçons contenues dans cet apologue de l’Evangile, des deux hommes bâtissant leurs maisons, l’un sur le sable, l’autre sur le roc. Ceux qui acceptent que leur horizon soit borné par l’Action, et qui mettent en celles-ci toute leur confiance, même pour réaliser des fins actuelles (sans parler de l’au-delà), devraient prendre garde à cet aspect de- la parabole, si, souvent négligé.

Si de tels hommes voient se dissocier, aussi vite qu’ils sont assemblés, le monde et le mode de vie dans le monde qu’ils ont tenté d’organiser avec tant de peine, c’est parce que ce sont là des résultats auxquels on doit s’attendre, lorsqu’on essaie d’utiliser une des meilleures armes extraites de l’arsenal de la Méthode – (car c’est la seule valeur de l’Action) – indépendamment de la Sagesse.

L’ultime identification de la « Connaissance » et de l’ « être » porte en elle ce corollaire que les fruits de la Connaissance ne font qu’un avec la Connaissance elle-même. Ils sont une acquisition permanente du « connaissant » ; ils diffèrent ainsi des fruits de l’Action. Ceux-ci ne peuvent qu’être ultérieurs à l’acte qui les a produits, que celui-ci ait été entrepris dans l’intention d’atteindre un but déterminé, ou de répondre à un stimulant extérieur, sous forme de « réaction ». Dans n’importe quel cas, le résultat de l’action englobera quelqu’un ou quelque chose indépendant de l’agent luimême, bien que, naturellement, ce quelque chose puisse faire partie de sa propre personne. Il en découle que les choses obtenues par une action peuvent également être perdues par une action différente, puisqu’elles demeurent en soi séparées et séparables. Les Hindous le disent sous cette forme concise : « L’Action est toujours séparée de ses fruits ». Tandis que, une fois obtenue, la Connaissance demeure à tout jamais.

Tout ceci contribue à montrer qu’il existe une irréciprocité fondamentale de relation entre l’Action et la Connaissance, au bénéfice de cette dernière. Ceci est exprimé dans l’énonciation formelle : « La Connaissance est supérieure à l’Action ». Il en résulte que si deux constituants de n’importe quel ordre d’existence sont respectivement attachés à la Connaissance et à l’Action, ils doivent se tenir, l’un par rapport à l’autre, dans une relation identique. Il est à peine besoin de faire remarquer que ce principe est applicable à l’ensemble des Vies Active et Contemplative. D’autres applications plus particulières peuvent en être faites aux différentes facultés constituant un individu, selon que c’est la Connaissance ou l’Action qui utilise telle ou telle faculté pour se manifester. Il n’y a pas de question. C’est la faculté de compréhension intérieure qui doit être le guide et le recteur, 1′ « œil unique » de la contemplation, ou l’Intellect Transcendant – en donnant au terme « Intellect » la signification qu’il avait en mode chrétien, et qu’un abus ultérieur a pervertie. Les facultés rationnelles, les sens, les membres poursuivent alors leurs tâches indirectement actives dans la lumière qu’elle leur transmet. Autrement, on n’a vraiment pas le droit de parler d’une vie humaine normale. Notons-le en passant : toutes les traditions admettent que la Vie Active est un instrument très bien adapté à la restauration de l’être dans cette condition normale, habituellement connue sous le nom d’ « état primordial », ou état d’Adam avant sa chute. Lorsqu’on atteint ce point, l’importance des disciplines extérieures actives est bien diminuée. Si nous nous tournons de nouveau vers l’ordre social, nous voyons que c’est un principe analogue qui gouverne l’institution hindoue des castes, si mal comprise, et toutes les institutions analogues que l’on trouve dans d’autres civilisations.

La hiérarchie des différentes fonctions sociales est déterminée selon leur degré de participation des deux principaux facteurs dont nous parlons en ce moment. Dans tout mode de vie traditionnel, la situation prééminente de la Contemplation est au delà de toute discussion. Toutefois, des individus, et même des races entières – compte tenu de cas plus ou moins exceptionnels – montrent des aptitudes très différentes à la Contemplation. Certains tempéraments inclinent davantage vers l’Action, et inversement. La stabilité et l’harmonie consistent à donner leur plein effet à ces différences. C’est uniquement après que le point de vue individuel a été remplacé par une attitude dans laquelle seule la connaissance de l’Universel trouve place, que ces distinctions perdent leur force et leur signification. Par là même on se dépouille des notions de devoirs, de droits et autres liens sociaux. En définitive, c’est ce même principe, sous-jacent aux conceptions complémentaires d’Autorité Spirituelle et de Pouvoir Temporel, que connaissait déjà la Chrétienté et qui a décidé lequel des deux devait avoir le dernier mot.

Nous avons maintenant atteint le point où nous pouvons utilement commencer à être plus explicite en ce qui concerne la Vie Active elle-même. Bien qu’il soit encore trop tôt pour essayer d’en donner une définition complète, il est toutefois possible d’arriver à une approximation fructueuse, qui prendra une forme d’autant plus nette que nous approfondirons notre sujet. En outre, nous obtiendrons une meilleure compréhension dans la mesure où nous nous appuierons davantage sur le pouvoir suggestif des symboles, que sur toute formule à caractère systématique, et par suite exclusif.

Les essais d’une définition verbale exacte ne donnent généralement guère satisfaction, et mieux vaut les écarter.

Il y a plusieurs aspects du sujet auxquels personne ne peut espérer rendre justice sur un seul coup d’oeil. Il faudra parfois nous contenter d’un simple schéma, laissant à quelque autre occasion le soin de fournir les détails. Parfois, nous nous bornerons à entrebâiller la porte, tout juste pour fournir un léger aperçu des possibilités qu’elle cache, mais sans essayer de les découvrir, par crainte de nous égarer parmi trop de digressions compliquées. Un sujet tel que celui-ci est pratiquement inépuisable.

La présente étude n’a pas d’autre ambition que de lui servir d’introduction schématique.

Traditionnellement, la Vie Active se distingue de deux autres vies, qui par suite la délimitent, au-dessus et au-dessous : la Vie Contemplative (que nous avons déjà mentionnée) et la Vie de Plaisir. Ceux qui ont lu le livre d’Aldous Huxley, l’Eminence Grise, se rappelleront qu’il mentionne aussi le contraste entre ces trois plans de l’existence. Il fait bien ressortir que, dans les temps modernes, une confusion s’est produite sur la signification des mots « Vie Active » que l’on a utilisés fâcheusement jusqu’à fondre les deuxième et troisième catégories en une seule. Il aurait pu ajouter qu’on avait commencé par douter du caractère transcendant de la Vie Contemplative ; puis,on l’avait nié jusqu’à ce que, en définitive, son influence comme facteur positif des affaires humaines se fût presque entièrement évanouie, tout au moins en Occident. La raison des deux changements de valeur ci-dessus mentionnés réside dans le fait que la pensée moderne a restreint ses conceptions de la réalité au domaine de la relativité, en d’autres termes, au monde naturel, où le mouvement et le changement règnent souverainement. C’est ainsi qu’on supposait devoir trouver l’activité, sans autre qualification, là où on voyait le mouvement, aussi bien dans la Vie Active que dans la Vie de Plaisir. (Bien que, ainsi que nous le verrons plus loin, la nature de leurs activités diffère par certains points importants). D’autre part, là où il n’y avait pas mouvement apparent les gens étaient conduits à croire à l’inactivité dans son sens purement négatif. Nous pouvons qualifier de vues traditionnelle et anti-traditionnelle les deux attitudes de l’esprit que nous venons de comparer. Leur différence réside dans le fait que la première dérive la moindre réalité du monde changeant et mouvant- d’un principe, ou « cause suffisante », résidant dans lé royaume universel qui est, par nature, le siège de l’inaltérable et de l’immuable, tandis que la seconde essaie de trouver toute réalité dans le domaine du changement.

La différence entre ces deux façons de voir les choses est fondamentale. Elle n’affecte pas seulement les idées générales, mais aussi les plus petits détails de la vie quotidienne. La vue traditionnelle augmente l’habitude de toujours considérer la cause plutôt que les effets, sur tous les plans, y compris le domaine du monde changeant lui-même. Au contraire, l’attitude anti-traditionnelle encourage les tendances opposées. On fait alors plus attention aux applications qu’aux principes, aux effets qu’aux causes, aux symptômes qu’à la maladie – et encore moins qu’à la santé – à l’absence de guerre déclarée plutôt qu’à ce qui rendrait la paix réelle. Cette habitude mentale, d’autant plus dangereuse qu’elle est le plus souvent inconsciente, est à l’origine de la plupart de nos maux. Aussi longtemps qu’elle prévaudra parmi nous, nous serons condamnés à rester les rêveurs que nous sommes, au lieu d’être les hommes éveillés que nous pourrions être.

Il faut donc d’abord clarifier ses propres idées, d’où la nécessité d’une doctrine. Il n’est pas de bonne politique de toujours se tracasser à propos de ses actes, avant d’avoir ramené à un certain plan sa façon générale de voir. En effet, ce sont nos idées, ou notre absence d’idées, notre savoir ou notre ignorance, ce que nous sommes ou ne sommes pas, qui conditionneront nos actes. Bien que ces actes, à leur tour, serviront à renforcer telle ou telle tendance, à approfondir certains sillons tout en en comblant d’autres, fournissant ainsi un support plus ferme à la connaissance ou, au contraire, interposant un obstacle encore plus infranchissable sur le chemin.

C’est, par-dessus tout, cet état de dépendance de l’acte par rapport à l’idée qui lui correspond, qui donne à celui-là l’importance qu’il possède. La valeur effective de tout le « symbolisme » repose sur cette correspondance entre les différents plans de la réalité. Un acte en soi n’est tout juste qu’un événement isolé, dépourvu de signification. Toute la multitude de tels actes, pris séparément, c’est-à dire en dehors de Leurs causes, n’aboutit guère qu’à un chaos incohérent. Mais, ces mêmes actes deviennent un moyen effectif de compréhension si on les considère comme des « symboles », ou des « signes », capables de révéler quelque chose de plus fondamental et de plus réel que leur simple apparence. De cette façon, on peut utiliser comme moyen d’approche du plan supérieur tout ce qui, sur un plan d’existence inférieur ou limité, le reflète dans sa réalité relative. Par l’effet nous sommes plongés dans l’esprit de la cause, par l’acte l’idée est suggérée, par la pratique de la Vie Active dans sa plénitude nous sommes inclinés vers la Vie Contemplative. Maître Eckhart, une des plus brillantes lumières de la Connaissance Chrétienne, exprime ainsi cette vérité : « Toute puce en Dieu est plus haut que le plus haut des anges ne l’est en soi ». Cela veut dire que toute chose qui forme une partie du manifesté, que ce soit un être ou un événement, exaltée ou abaissée, n’a aucune valeur prise isolément. Par contre, elle revêt une extrême importance si on la rapporte à son principe, c’est-à-dire à sa « cause suffisante ».

Ainsi, presque sans nous en apercevoir, nous prenons conscience d’une des caractéristiques les plus importantes de la Vie Active, on pourrait dire la plus importante, par le fait qu’elle fournit un moyen de référence à la vie de la Connaissance, la Vie Contemplative. Ce qui est vrai du tout l’est aussi des parties. Chaque acte, chaque fait, chaque être distinct, toute ceuvre humaine aussi bien que l’Univers entier, ne sont que des signes. Ils ne peuvent être correctement interprétés et utilisés par l’homme qu’en les ramenant à leur principe. Il n’est nullement question de nier la réalité de leur apparence en tant qu’apparence. Mais, une apparence est l’apparence de quelque chose, et la principale question que nous devons nous poser est : « Quelle est cette réalité dont ces choses ne sont que les apparences ? » C’est dans la réponse à cette question que nous trouverons la clef de la Connaissance.

La fonction de la Vie Active que nous allons maintenant considérer est illustrée – pour prendre un exemple parmi maints autres offerts par les Evangiles – par les mots du Christ, quand Il dit : « Donnez un verre d’eau en Mon nom ». L’acte, pour être effectif, ne doit pas être accompli pour lui-même, mais au nom de Celui qui donne tout, et en imitation, sur le plan de la relativité, de l’Archétype du don absolu sur le plan universel. L’acte de prendre n’est pas moins important. Il doit être ordonné selon le modèle imposé par l’action de Celui qui prend tout. On se souvient toujours de cette vérité dans les endroits où la Tradition possède encore quelque empire. Mais, elle est ignorée des écoles a la mode des altruistes modernes, dont le nom même trahit leur obsession de la notion de 1′ « autre », avec son corollaire inévitable du « je » et du « mien ». Une fois qu’on aura bien saisi l’idée que toute la Vie de l’Action, dans tous ses modes de possibilités étendus et variés, est cependant essentiellement dépendante, et par suite limitée, la tentation de dissocier certaines sphères particulières d’activité – comme si elles avaient le privilège de pouvoir demeurer seules – n’en aura que plus de raison de perdre tout pouvoir sur nous. Par exemple, l’esprit ne sera plus enclin à exagérer l’importance des questions se rapportant aux relations sociales. Il ne s’amusera plus avec des notions comme : « La vertu est sa propre récompense », ou « l’art pour l’amour de l’art », si chères à nos pseudo-intellectuels, qui s’engluent dans le désintéressement spécieux exprimé par ces phrases ronflantes. Une telle expression ne pourrait être valable que si l’activité à laquelle elle st rapporte était, de par son droit propre, absolument indépendante et réelle, portant en elle son principe ou « cause suffisante ». Pour que cela soit vrai, il faudrait qu’elle embrasse tout, qu’elle ne soit limitée en aucune manière, ce qui reviendrait à l’identifier avec l’Infini lui-même. Il n’est pas possible d’admettre une pluralité d’entités se suffisant mais limitées. En effet, elles se limiteraient l’une l’autre, ce qui exclut leur « suffisant en soi ». Une telle suggestion nous conduit à une absurdité, déguisée toutefois par le ton déclamatoire de la phrase, une pure imposture sentimentale. Sur le plan de la relativité, l’Action n’a pas d’autre justification que sa dépendance d’un principe supérieur, qui aide l’être à se réaliser et gagne ainsi sa seule récompense possible. En conséquence, les mots du Christ « en Mon Nom » englobent à la fois la cause et l’action de donner un verre d’eau. Toutefois, la hrase ne doit pas seulement être prise dans lé sens momentané et littéral d’une citation formelle du Saint Nom quand on est sur le point d’accomplir un acte, bien que cette forme rituelle puisse quelquefois être employée utilement pour préluder à une telle opération. Il n’est pas suffisant, non plus, de forger un anneau purement mental et rationnel. Il faut y voir beaucoup plus que cela. La référence au Nom Divin doit comprendre une réelle intégration de l’acte dans l’idée, une sacralisation qui doit continuer d’agir à travers l’action, sinon celle-ci sera défectueuse dans la mesure où le sacré lui fera défaut. En même temps, on ne doit pas penser qu’une référence au Principe soit nécessairement « consciente », au sens habituel de ce terme. La maîtrise de cet art primordial sera complète quand il sera devenu une seconde nature, à tel point qu’il embrassera toutes sortes d’actions sans faire intervenir aucun effort conscient de la volonté.

Pour nous résumer, l’Action et ses fruits, si on les considère séparément, ne sont pas autre chose qu’un filet qui capture l’attention, la distrait de la queste de l’unique et seule source de vérité. Mais, vus à la lumière de leur principe comme effets dépendant d’une cause, cette même action et ses fruits perdent leur force de restriction et deviennent au contraire un puissant moyen de parvenir à la réalisation. Dans l’Inde, cette doctrine avec les méthodes appropriées pour la mettre en application, s’appelle « Karma-Marga », c’est-à-dire la « Voie des Oeuvres ». Elle forme le sujet de ce qui est peut-être le plus extraordinaire des livres doctrinaux rédigés en sanscrit, la « Bhagavad Gita », ou « Chant du Seigneur ».

Il y a encore une autre façon d’exprimer cet aspect de la doctrine. Elle consiste à dire que tous les actes, sans exception, lorsqu’ils sont entièrement intégrés dans la Vie Active, possèdent un caractère rituel. Tout rite a pour objet de nous mettre en relation avec une réalité plus élevée. Mais, ainsi que nous l’avons vu, tout acte, quelle que soit sa nature, peut revêtir un aspect rituel. Et, ceux que nous sommes accoutumés de regarder comme insignifiants parce qu’ils sont familiers, nos actes quotidiens, ne sont pas les moindres, parce qu’ils sont liés intimement à l’existence de l’être : des actes tels que le manger, la toilette ou les relations sexuelles, aussi bien que les arts satisfaisant les besoins matériels de l’homme, ou cette agriculture dont il dépend pour assurer sa vie. On verra que ce sont justement ces actes qui, dans une société pleinement traditionnelle, tendent à être ritualisés au plus haut point. Il est intéressant de noter que le mot hindou pour « action », Karma, est aussi utilisé, dans un sens plus technique, pour exprimer l’action rituelle comme telle. La différence dans l’usage du même mot dépend de l’angle sous lequel on regarde l’acte. Du point de vue général de la Vie Active, chaque acte doit être un rite, c’està-dire qu’il doit être accompli « en Son Nom ». Mais, du point de vue général des rites, ils doivent être conçus pour embrasser chaque sorte d’action. On verra ainsi que nous nous occupons de deux aspects d’une seule et même chose. En dernière analyse, la distinction entre les actes et les rites disparaît, bien qu’elle soit pratique dans la discussion.

Les actes spécialisés pour remplir ce que nous appellerons un « objet religieux » ont leur place dans une telle conception de la Vie Active. Mais, en aucune façon ils ne monopolisent le champ rituel, et, au plus haut degré de compréhension, on ne peut les isoler, même logiquement. Sous de telles circonstances, la vie atteint son maximum de cohérence. Il est impossible de reconnaître des distinctions, et encore moins des oppositions, entre le spirituel et le matériel, entre le sacré et le séculier.

A l’opposé de cette conception de la vie que nous venons de dépeindre, quand une civilisation en vient à accepter plus ou moins une séparation de ses centres d’intérêt, il semble que s’établissent deux mondes indépendants, qu’on pourrait appeler respectivement le « sacré » et le « profane ». Bien que cette dichotomie se généralise actuellement, elle est anormale à l’extrême, si l’on juge sous l’angle de l’humanité considérée comme un tout, à la fois dans le temps et dans l’espace. Dans de tels cas, on peut être sûr qu’il s’est produit une sérieuse dégénérescence, dans un sens intellectuel. A un stade plus avancé du processus, l’élément rituel, s’il survit en de rares occasions, est restreint à quelques pratiques spécifiques et isolées, tandis que le reste de la vie, y compris les fonctions les plus vitales, est « profané », c’est-à-dire abandonné à lui-même. Soit dit incidemment, ceci montre tout ce que l’hypothèse du « progrès », tel qu’on le conçoit habituellement, a de fallacieux.

Quand nous en sommes là, il est certain que le jour de la dissolution n’est pas loin, et les mots du Christ sur « l’abomination de la désolation qui règne dans les lieux saints » s’appliquent avec toute leur force. Car les « lieux saints » sont toutes les fonctions possibles de l’existence. Jérusalem et Bethléem sont ici, avec nous, dans cette chambre, en ce moment et pour toujours.

Récapitulons quelques-unes des plus importantes conclusions d’ordre général auxquelles nous sommes parvenus à propos de la Vie Active

1. – Elle n’est pas suffisante en soi, mais c’est un moyen.

2.- Elle ne peut être effective que dans la mesure, où elle demeure rattachée à son principe, ou, si nous considérons cette idée du point de vue complémentaire, chaque

action doit être « ritualisée », c’est-à”-dire ramenée au principe pendant toute la durée de son accomplissement. Autrement, au lieu de constituer une aide, l’action deviendra un obstacle.

3. – Le principe duquel dépend la Vie Active réside dans la Vie Contemplative. De même, c’est là qu’il faut chercher le but, les deux étant identiques.

Il est bon de revenir un ou deux pas en arrière, afin d’exposer notre thèse d’une manière légèrement différente, dans l’intention de donner un relief plus accentué à certains aspects.

On peut considérer la Contemplation et l’Action comme une double activité de tout être : intérieure et extérieure.

Ou encore, on peut dire que la première se rapporte aux principes universels, tandis que la seconde doit s’exercer dans le monde relatif du devenir, ou de la Nature. Elle a surtout trait à l’inter-réaction de l’être et du reste de l’univers qui l’entoure. En conséquence, la première concerne surtout la vie de l’être rapportée à la première personne, et la réponse qui doit être donnée à la question : « qui » ou « que, suis-je ? ».

La seconde, la Vie Active, est faite.. des relations de ce même être que nous venons d’appeler « je », avec toutes les choses qui se classent sous le vocable général « les autres ».

Dans l’Evangile, on trouve ces deux aspects respectivement dans les deux propositions fondamentales de la Vie Chrétienne « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur et de toute ta force » – c’est la Contemplation – et « tu aimeras ton voisin comme toi-même », en prenant le terme « voisin » dans son acception la plus large, incluant tous les autres êtres, qui forment le reste de l’Univers lorsqu’on en a abstrait un être particulier. L’histoire de Marthe et de Marie est le symbole classique de ces deux vies. D’ailleurs le propre commentaire du Christ résout la question une fois pour toutes, à l’intention de ceux dont l’esprit nourrit encore quelque -doute à retardement en ce qui concerne les véritables rapports entre les deux vies.

Où donc apparaît la troisième existence, celle que nous appelons « la Vie de Plaisir », qui paraît avoir été quelque peu- oubliée ? C’est celle qui est régie par des sentiments d’attraction et de répulsion, par le plaisir, et son complément : le déplaisir ou peine. Là aussi on trouve l’Action. Mais, c’est l’Action poursuivie exclusivement dans l’intention de procurer à l’être les choses qu’il aime, en évitant celles qu’il déteste. Toutes les traditions reconnaissent que seules les Vies Contemplative et Active sont réellement humaines, tandis que la Vie de Plaisir est infra-humaine. Toutefois, il ne faut pas, à la façon du Puritanisme, inverser dans nos esprits cet enseignement. On commencerait alors à attribuer au plaisir ou à la souffrance – ainsi qu’aux sens qui les enregistrent – un caractère fixe, comme s’ils étaient des choses nuisibles en elles-mêmes.

C’est quand ils sont entièrement « non-rattachés » qu’ils peuvent se changer en agents de servitude. Autrement, comme n’importe quelle autre chose, quand ils sont rapportés au principe, ils peuvent rendre de bons services en tant que moyens accessoires de réalisation. Ainsi le plaisir, bien que non recherché, devient, selon les mots de saint Thomas d’Aquin, « ce qui parfait l’opération », le couronnement de l’oeuvre de l’artiste. La souffrance elle-même peut devenir l’instrument du sacrifice – instrument rituel, par conséquent – la croix que l’être doit porter afin de suivre les traces de l’Ineffable Victime.

La confusion moderne entre la vie infra-humaine de « Plaisir-Souffrance » et la Vie Active provient, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, de l’habitude mentale d’associer l’activité exclusivement avec l’apparence du mouvement et du changement. Cette erreur a été développée à un tel point que l’on prend souvent pour inertie et paresse – et que l’on qualifie de telles – l’activité suprêmement concentrée de l’être en équilibre dans la contemplation. Pendant ce temps, la Vie de Plaisir – est acceptée comme tout à fait normale. Pourtant, la conduite de l’être y est entièrement conditionnée par les impulsions des sens, ce qui, en dépit des apparences contraires, n’est pas un état d’activité, mais plutôt de la plus grande passivité.

On prend pour une activité authentique, – simplement en raison des larges déplacements qu’ils provoquent – le mouvement frénétique, si aisément transformé en recherche d’un bonheur qui semble nous fuir à tous les tournants, ou toutes les diverses pratiques dans lesquelles se complaisent les gens pour se débarrasser d’un tracas qui réapparaîtra fatalement après que l’essai de chaque nouvelle drogue fraîche se sera révélé inopérant. On se rappellera que les mouvements convulsifs sont souvent très violents (par exemple, un homme qui se débat dans l’eau – appliquez cette image sur tous les plans, et non seulement sur le plan physique). On ne peut pourtant pas dire que ce sont des mouvements « actifs », car ce ne sont que des réflexes passifs, comme celui du bouchon qui se balance avec la marée. Si la mer est mauvaise, le bouchon monte et descend rapidement. Si l’eau est calme, le bouchon semble presque immobile. Mais, dans les deux cas, on remarque seulement un phénomène essentiellement passif. Comparées au bouchon, ce sont les vagues qui sont le facteur actif. Substituons à l’océan la pression continuellement variable de l’ambiance sur l’être, qui lui est communiquée sous forme de plaisir ou de souffrance par l’intermédiaire des sens, et nous aurons une image suffisamment précise de la Vie de Plaisir.

On pourrait aussi donner à cette vie un autre nom, l’appeler la Vie Passionnelle. Ce n’est pas par hasard qu’il y a une affinité entre les mots « passif » et « passion ». Tous les deux dérivent d’une même racine latine, qui signifie « souffrir ». Quels que soient les paroxysmes d’énergie auxquels elle donne naissance, la passion est néanmoins, dans sa nature profonde – ainsi que son nom le trahit – quelque chose souffert par l’être, quelque chose fait à lui plutôt qu’une activité exercée par lui. En bref, la passion ne fait que provoquer l’action, par voie de compensation du de réaction. Quoi qu’on en pense ordinairement, elle n’est à aucun degré une influence réellement active. L’erreur est produite par l’impression que reçoivent les sens de l’observateur, qui est d’autant plus conduit à se tromper que le mouvement est plus accentué. L’impassibilité; au contraire, est un des signes les plus nets de la maîtrise de soi. Elle répugne au partisan et au sentimental, pour qui l’homme sans passion est froid, indifférent, ou – pour employer le jargon contemporain – « déserteur ». C’est pourtant, comme son étymologie l’indique, un état négateur de la passivité, et qui, par conséquent, affirme l’activité à son plus haut degré.

La Vie de Plaisir n’est pas autre chose qu’un résidu, laissé par la Vie Active lorsqu’on l’a dépouillée du principe supérieur qui doit l’ordonner de l’intérieur. C’est un appauvrissement qui, où qu’il se produise, provient d’abord d’une surestimation de la Vie Active au détriment de la Vie Contemplative. Il en est la sanction, car il n’y a pas de plus sûr moyen de corrompre une chose que de lui faire prendre, dans la hiérarchie des valeurs, une place supérieure à celle qui lui appartient naturellement en fonction de l’efficacité de ses possibilités. Poussée par l’adulation humaine sur un impossible piédestal, la Vie Active essaie en vain d’étendre ses propres limitations et se désintègre dans cet effort.

Lorsque le principal foyer d’attention s’est détourné de la Contemplation vers l’Action, il est tout naturel que se renforce progressivement la tendance à chercher dans cette dernière un remède à tous les maux. Avec une telle tendance, le développement des moyens d’action doit forcément suivre la cadence. L’esprit humain est terriblement ingénieux. Il est à peu près certain que tout ce qui attire son intérêt doit prospérer, d’une manière ou de l’autre, tandis que les choses desquelles son intérêt s’est retiré périront certainement ,par manque de soins. Bien plus, un des plus nombreux effets provenant de l’incessante multiplication des applications pratiques de toutes sortes est la diminution, allant jusqu’à la suppression virtuelle, de conditions comme la solitude, le silence, etc… On associe généralement ces conditions avec la survivance de la Nature dans un état non « civilisé ». Mais, dans un sens plus relatif, elles entrent en ligne de compte pour la détermination du « tempo » de l’existence sociale elle-même. Dans chaque cas, plus ces notions deviendront étrangères, plus grande sera la possibilité que leur expérimentation produise une sensation d’inquiétude, et même de peur. Aussi, on essaiera délibérément de les abolir.

Comme ces conditions sont connues pour favoriser le développement des habitudes de méditation et de recueillement, leur disparition – en plus d’autres désavantages possibles – revient à priver l’humanité de quelques-uns de ses appuis les plus efficaces pour cultiver l’art de la contemplation.

Le résultat ultérieur, c’est que le monde est livré plus irrémédiablement que jamais au pouvoir de l’Action, mais aussi de sa compagne incontrôlable : la Réaction. Si l’une et l’autre peuvent prendre des formes particulièrement violentes et destructives, allant jusqu’à la perte de biens tenus pour précieux et irremplaçables, il serait pourtant vain de s’abandonner à des lamentations sur ce sujet. Du moins aussi longtemps que l’on persistera à suivre les mêmes errements, sous la dictature aveugle des sentiments de révolte soulevés par les résultats tangibles de l’action antécédente, si cruels et répugnants puissent paraître ceux-ci.

C’est dans la négation originelle de la suprématie de la Connaissance sur l’Action qu’il faut. chercher la clef permettant de comprendre une telle situation, avec tous les symptômes effrayants. mais typiques qu’elle manifeste. Au fur et à mesure qu’elle est entraînée vers les degrés les plus lointains de sa réalisation, une telle répudiation emmène forcément, en même temps qu’elle, une tentative de reconstruire le monde d’une manière plus en accord avec les valeurs nouvelles. Elle essaie, sous la contrainte d’une logique implacable qui ne tolère pas l’existence, côte à côte d’éléments contradictoires, de remodeler l’homme lui-même, ainsi que ses façons de vivre et d’agir.

Il serait possible de découvrir d’autres raisons, encore plus profondes, aux motifs pour lesquels l’Homme, qu’il soit normal ou extravagant, doit emporter le reste du monde avec lui, quel que soit le sentier qu’il est décidé de suivre. C’est ce que veulent dire des sentences comme : « l’homme a été fait à l’image de Dieu » et « l’homme est la mesure de toutes choses.». Il a été appelé à occuper sur la sphère terrestre une situation prédominante. Elle lui confère le pouvoir d’agir, à l’égard des créatures qui l’accompagnent sur le même plan d’existence, soit comme. un souverain et un médiateur, soit comme un tyran et un exploiteur.

Il faut s’attendre à ce que l’Homme, une fois engagé dans une sorte de guerre civile avec son « Soi » supérieur, se trouve par là même entraîné dans des conflits avec les autres humains et avec tout ce qui l’entoure. Et ceci, malgré de brusques et brefs élans vers l’ordre et la paix intérieure. Au regard d’un observateur impartial, ces élans sembleront l’émergence soudaine des mémoires ancestrales, héritées d’un temps où cet état de conflit n’existait pas.

Il n’est donc pas surprenant que des êtres ainsi affligés cherchent à noyer le i chagrin en buvant, de plus en plus, à la coupe des distractions, les étouffantes rasades de la Vie de Plaisir, avec son arrière-goût amer persistant de désir inassouvi, bien calculé pour conduire l’homme d’action en action, dans une ronde sans fin allant tour à tour de l’accaparement au dépouillement.

L’influence contemplative, en s’exerçant sur les activités humaines, laisse sur chaque chose qu’elles fabriquent ou auxquelles elles s’attachent une empreinte qui ne trompe pas. Inversement, on reconnaît les signes de son absence. Les instruments qui servent la Vie de Plaisir – que ce soit des formes d’activité ou des objets inventés dans cette intention – sont, à leur façon, aussi caractéristiques que leur contrepartie traditionnelle. Pour un oeil dépourvu de passion, l’ombre projetée par une chose est presque aussi révélatrice que la vue de l’objet lui-même. Elle n’en indique pas moins l’existence de la lumière. Il y a un fait que nous devons regarder en face, si déplaisant qu’il puisse être ! Tout ce qui admet, explicitement ‘ ou tacitement, que la Vie de Plaisir est une vie humaine normale, tout ce qui s’arrête à la satisfaction des besoins de l’homme comme si celui-ci était un être qui puisse se contenter de la Vie de Plaisir, peut être attribué à cette même Vie de Plaisir. Ceci n’est pas seulement vrai de ces choses superflues, que les hommes nomment habituellement des « jouissances », qui fournissent au censeur moraliste professionnel ses cibles favorites. Ce l’est aussi, et pas moins, de beaucoup d’activités qui passent communément pour servir des projets « humanitaires », y compris une grande partie de ce que l’on désigne sous le nom d’ « altruisme », et même une section considérable des activités dites « religieuses ». Des considérations similaires s’appliquent aux institutions sociales de toutes sortes, à la conception de 1′ « éducation » comme à celle du « niveau de vie », aux produits manufacturés, aux arts, aux sciences, bref, à toute chose, publique ou privée, que l’on peut classer comme le produit d’une activité humaine. Tout tourne autour de la conception fondamentale de l’être et de sa constitution, de laquelle ses différents besoins sont nécessairement dérivés. L’image qu’un homme se fait de lui-même est la pierre de touche qui lui permet de distinguer entre deux activités apparemment similaires, et d’en inclure une dans la Vie Active, et l’autre dans la Vie de Plaisir. Aucun jugement de l’Action n’est possible, sauf par référence au Principe contemplatif. Laisser ce dernier hors de question, même si on ne le nie pas formellement, équivaut en fait à un désaveu virtuel.

Il peut apparaître que jusqu’ici nous nous sommes contenté de parler des actes comme si chacun d’eux pouvait, automatiquement, être rangé sous une des rubriques respectivement appelées « normale » et « profane ». Bien qu’une telle simplification soit utile pour les besoins de la discussion, elle présente des dangers. Elle peut trop facilement donner naissance à un dualisme du type de celui qu’on associe aux mots « spirituel » et « matériel », et qui a dominé la pensée occidentale pendant plusieurs siècles. Toutefois, à la réflexion, on voit bien que pratiquement la plupart des actes humains ne tombent pas immanquablement, selon leur conception ou leur exécution, dans l’un ou l’autre. Ils présentent un caractère mixte dans lequel quelques éléments d’activité normale peuvent être plus ou moins dilués par la présence d’autres produits dérivés de la Vie de Plaisir. C’est le travail particulier de la Raison discriminatrice, accessoire de l’Intelligence supérieure, de se livrer à une impitoyable inquisition pour détecter ces compromis. Elle doit saluer toute activité authentique, où qu’elle se trouve, et faire ressortir l’insuffisance de tout ce qui est d’un autre domaine.

Grâce à une autre déduction évidente, que l’on tire de ces prémisses générales, on ne peut pas assurer qu’un acte revête un caractère « neutre », ou « inoffensif », harmless, comme on dit ordinairement. (A proprement parler, il devrait y avoir un terme rendant l’absence de qualité bonne : goodless. Son inexistence est assez significative, car elle montre de quel côté penche le plateau de la balance). Certains croient à l’existence d’un domaine « neutre », occupant une position centrale entre deux autres domaines, restreints à leurs propres sphères et désignés respectivement comme « bon » et « mauvais ». Il s’agit là, principalement, d’un expédient inconscient pour échapper aux dilemmes embarrassants créés par l’habitude de voir une issue morale – en fait, surtout sociale – à toutes les situations possibles. C’est le cas lorsque l’intelligence est rejetée et que la sentimentalité envahit tout. C’est pourquoi le soi-disant domaine « neutre » tend à s’élargir à grands pas. Sa substance provient en grande partie des gens qui attachent une importance exclusive aux jugements moraux, ce qui leur permet d’encourager chez autrui, et même d’accepter pour eux, des choses qu’autrement ils seraient enclins à condamner comme ne procurant pas ces satisfactions morales dont ils sont avides. Outre cela, le besoin de retrancher un domaine aussi vaste que possible du point de vue moral est d’autant plus impératif que la moralité sentimentale – qu’elle soit religieuse ou purement abstraite – tend à mettre l’accent sur la violence comme seul moyen réellement effectif d’atteindre ses objectifs. La violence – tout au moins au sens usuel du mot – n’étant rien autre qu’une forme intensifiée de l’Action, mise en jeu et conduite par le sentiment. Si cette zone supposée neutre n’existait pas pour lui, le sentimentaliste, emporté par ce que nous pourrions appeler une « voracité morale », serait voué à un état de guerre presque perpétuelle. En fait, il en approche au plus près. Ce n’est pas l’homme raisonnable, encore moins le contemplatif, qui admet volontiers l’idée de violence. La modération est la compagne habituelle de la critique impartiale. Dans le second cas, s’y ajoute le fait que le principal centre d’attraction se trouve autre part que sur la surface mouvante des événements.

Si bien que les différences entre les deux points de vue, si on les traduit en action, n’en sont pas moins génératrices de façons de faire fortement contrastées.

Avec son terne habitant, « l’homme moyen », le domaine des soi-disant activités neutres représente un des déguisements les plus subtils – en même temps que des plus communs – l’esprit la Vie de Plaisir, un de ceux dans lesquels l’esprit de passivité et de négation est porté au maximum. Mais, même en arrachant ce masque pour exposer la nature réelle d’une action donnée, on devra toujours voir clairement que l’Action en soi est, par définition, dépourvue de tout caractère absolu, parce qu’elle ne peut s’exercer que dans les limites du monde de la relativité. Ainsi, en parlant de la perfection ou de l’imperfection d’un acte, on ne peut avoir en vue que le sens relatif. Une fois de plus sont minées toutes tentatives de fonder une autorité absolue sur un code de morale, qui tombe aussi dans le champ de la Vie Active et participe de sa relativité. Comme tout ce qui constitue notre existence, l’éthique procure un instrument salutaire, et à certains degrés indispensable, pour restaurer et maintenir l’ordre dans le petit empire de l’individualité humaine. Mais, si l’esprit leur donne une importance exagérée et indépendante, les valeurs morales, tout comme les autres choses, conduiront à une impasse. Car ni les oeuvres – si méritoires qu’elles soient – ni les faits – tout intéressants et utiles qu’ils paraissent – ni en vérité aucun des fruits issus de la dualité inhérente à l’Arbre de 1a Connaissance du Bien et du Mal, ne peuvent être réputés « nourriture pour l’esprit », au sens platonicien. Ce n’est pas là cette nourriture grâce à laquelle, dit Platon, « des ailes pousseront à l’âme » pour son envol final. Il est exigé quelque chose de plus « Etre parfait, autant que votre Père, aux cieux, est parfait ». Même sans aller jusqu’à l’idée de perfection transcendante, qui est l’objet propre à la Vie Contemplative, l’adjectif « parfait » peut aussi, sans impropriété

abusive de terme, être appliqué à un acte d’une manière relative, simplement pour montrer que, dans les limites des possibilités inhérentes à sa nature, il est conforme aux conditions qui lui sont appropriées. Néanmoins› si l’on considérait que ces conditions le limitent d’une façon absolue – ce qui est impossible, car parler d’une limitation absolue c’est proférer une contradiction de termes – l’acte perdrait toute réalité et cesserait d’exister.

En conséquence, ce qui est un acte dans les limites de l’Action est bien autre chose en vertu de sa dépendance à l’égard d’un principe qui transcende ces limites. Ainsi, l’acte agissant comme support pour la réalisation de quelque chose qui réside en dehors de ses limitations relatives – c’est-à-dire l’acte dans sa valeur symbolique – peut servir à des réalisations qui excèdent de beaucoup ses possibilités, si on ne le regarde qu’en soi. Aucun des composants de l’Univers – être ou événement – ne peut être considéré comme un compartiment complètement étanche. C’est cette possibilité de communication qui, seule, permet aux êtres d’aspirer à la Connaissance. S’il en était autrement, celle-ci leur serait interdite à tout jamais. C’est cette même possibilité de communication qui constitue l’essence de la Tradition.

En dessous du niveau de l’acte parfait tel que nous l’avons défini, tous les autres actes souffrent de plus ou moins graves défauts. Il suffira, pour s’en convaincre, de se souvenir de quelques-unes des conditions requises pour l’accomplissement d’un acte conçu et exécuté en toute conscience:

Il doit répondre à une nécessité, c’est-à-dire être accompli en vue d’une fin authentiquement nécessaire,

Il doit être intelligemment ordonné selon cette fin,

Il doit exclure tout ce qui lui est étranger,

Enfin, tout au long du cycle de sa manifestation, il doit se rapporter au principe, par un usage constant de ses possibilités symboliques et rituelles.

Il y a, en Islam, une formule qui décrit particulièrement bien un tel acte : « Il faut qu’il soit tout ce qu’il doit être, et rien que cela ». Tout commentaire serait superflu. Chacun peut prendre cette phrase comme thème particulièrement approprié de méditation, et en extraire lui-même le secret de ses multiples applications. Quiconque l’utilisera pour éprouver d’une façon permanente ses différentes actions quotidiennes y trouvera bientôt des ressources de maîtrise personnelle aussi nombreuses qu’austères. Cette simple sentence contient la théorie de l’Action la plus complète et la plus concise qui se puisse concevoir. Celui qui arrive à l’appliquer avec persévérance et intelligence peut être certain de réaliser les plus hautes possibilités de la Vie Active. Il fera mieux encore. Celui qui aura levé l’ancre pour ce voyage peut fort bien prendre un jour conscience de ce que le vent, qui « souffle où il veut », l’a emmené vers des endroits dont il n’avait même pas rêvé au départ. Car à la fin de tout viendra la délivrance, en fonction de la loi universelle que « celui qui perd sa vie la trouvera ». La Vie Active ne fait pas exception à cette loi. En définitive lorsqu’elle a produit tout ce dont elle est capable, elle doit à son tour être sacrifiée et mourir dans le feu de la Connaissance pure, qui est à la fois son principe et son objet, alpha et omega. La mort à l’Action est la dernière démarche de la Vie Active. Ce but mis à part, l’exercice de toute activité n’est qu’agitation, éparpillement sans objet sur les bords du chemin.

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