Mais le Judaïsme s’étonneront certains. Comment le situer dans les schémas ? Grâce à des analogies frappantes que nous allons examiner, on doit identifier sa fonction, dans une certaine mesure, à celle de l’Hindouisme, et donc le situer lui aussi sur l’axe polaire. En effet, la révélation mosaïque joue à l’égard du monothéisme abrahamique le rôle « primordial » que joue l’Hindouisme à l’égard des formes « japhétiques » en particulier, et de l’économie traditionnelle du monde en général.
Il est de fait que toutes les traditions vivantes sont réductibles à deux formes fondamentales : la forme sémitique et la forme japhétique. Quant à ce qui correspondrait à la forme chamitique, il n’est plus guère possible d’en parler sans entrer dans des considérations beaucoup trop longues, concernant l’Egypte d’une part, la Syrie d’autre part, et les modes d’expression et de survivance de formes mises en sommeil ou dont les possibilités sont épuisées.
Pour en revenir au Judaïsme et à l’Hindouisme, ils offrent des analogies frappantes, nous l’avons dit, à commencer par le fait qu’ils s’adressent de manière privilégiée, sinon exclusive, à des communautés humaines déterminées. Malgré des exceptions concevables en cette fin de Kali-Yuga, on ne se « convertit » pas plus à L’Hindouisme qu’on ne « devient » juif. Il est d’ailleurs à noter que le prosélytisme, en règle générale, ne correspond guère à l’esprit de ces deux traditions. Enfin, toutes deux ont la garde d’une Terre Sainte ou d’une Cité Sainte — l’Agarttha pour l’Hindouisme, et Jérusalem pour le Judaïsme — qui à la différence des autres centres sacrés, offrent la particularité de concerner l’ensemble de l’humanité.
Mais il est aussi des relations qui, pour être plus inattendues en regard des critères de la science profane, n’en sont pas moins dignes d’attention. Michel Vâlsan a fourni à cet égard de précieuses indications [[« Le Triangle de l’Androgyne et le monosyllable « om », in Etudes Traditionnelles n 0 383.]]. Il révèle en effet que certaines traditions ésotériques islamiques rattachent Abraham (en arabe Ibrâhîm) au « Brahmanisme », ce que conforte la similitude phonétique des noms. Et d’ajouter que « l’identification ou la correspondance entre le patriarche monothéiste et le formula-teur de la doctrine védique est une donnée assez répandue dans l’Orient islamique. »
Un maître du soufisme, Abdu-l-Karîm al-Jîlî (mort en 1428), alimente pour sa part cette tradition en identifiant l’Hindouisme à l’héritage abraha-mique : « Les Brahmanes (al-Barâhima) prétendent être les enfants d’Abraham ; ils disent aussi qu’ils détiennent de lui un livre rédigé pour eux de sa propre part (…) » (Al-Insânu-l-Kâmil, chap. 63.)
Saint-Yves d’Alveydre établit également une connexion entre « BRaHMâ et aBRaHaM », en ajoutant : « Abraham est comme Brahmâ, le Patriarche des Limbes et du Nirvana… Les Brahmes disent : s’endormir dans le sein d’Abra-ham, c’est-à-dire retourner dans les Limbes [[L’Archéomètre, p. 199. Voir aussi La Gnose, mai 1911, p. 147.]]. »
Ces correspondances s’expliquent aisément si l’on veut bien se souvenir de ce passage du Roi du Monde (chap. VI) dans lequel Guénon décrit la rencontre si mystérieuse d’Abraham avec Melchissédec, comme « le point de jonction de la tradition hébraïque avec la grande tradition primordiale ».
De fait, il n’est pas exclu — au-delà de ces correspondances analogiques reposant sur des similitudes doctrinales et phonétiques [[Ces dernières relevant, si l’on veut, du nirukta.]] — que l’on puisse envisager une relation « tangible » et historique entre l’Abraham sémitique et le Brahmanisme. En effet, comme le souligne Michel Vâlsan, « on admet communément que la plus ancienne des civilisations connues dans le nord-ouest de l’Inde a une origine sumérienne ; or Sumer c’est la basse Mésopotamie », le pays d’Abraham [[Nous ajouterons que selon une hypothèse de R. Ghirshman L’Iran et la migration des Indo-Aryens et des Iraniens, Leiden, 1977), les premiers Indo-Européens (ou Indo-Aryens) se seraient établis dans le Gurgân, qui prolonge à l’est la plaine côtière de la mer Caspienne, au — IV’ millénaire, époque à laquelle une nouvelle vague d’Indo-Aryens les aurait contraints à émigrer : un groupe se serait dirigé vers la Mésopotamie, fondant l’Etat du Mitanni, et un autre vers la vallée de l’Indus. Ce dernier serait porteur de la civilisation védique.]]. Et il précise en note : « On peut remarquer aussi que le couple Abraham-Sara présente une certaine similitude, qui, à l’origine n’est peut-être pas seulement phonétique, avec le couple divin hindou Brahmâ-Saraswatî ; la Shakti de Brahmâ préside à la Sagesse et lui-même en tant que Sage suprême révèle les Védas. »
A cela on peut ajouter que dans le symbolisme astrologique des formes traditionnelles, l’Hindouisme est associé à Saturne. Or, d’une part, selon l’ésotérisme islamique où chaque prophète est en même temps le « recteur » d’une planète, c’est Seyidnâ Ibrâhîm (Abraham) qui est le pôle du ciel de Saturne ; et d’autre part, il y a lieu d’envisager une extension des attributs de l’Hindouisme au Judaïsme, car dans certains milieux hébraïques, l’esprit de Mars (la planète du Judaïsme), Samaël, est considéré comme un démon, celui de la cruauté, alors que Sabbathiel, l’esprit de Saturne, est assimilé au Messie attendu. Mais en fait, les deux aspects, dus à l’ambivalence des symboles, coexistent toujours. Car ces génies planétaires sont anges ou démons, selon que leur activité est orientée vers la libération (c’est-à-dire en remontant le long du rayon céleste) ou au contraire vers une descente ad inferiora, suivant Taxe de ce même rayon, et corrélative d’un durcissement, d’un isolement et d’un égoïsme croissants. Dans le premier cas, les épreuves imposées par Samaël correspondent au « Tcheud rouge » des tan triques tibétains, et les épreuves imposées par Sabbathiel à « Tcheud noir ». Dans le second cas, la violence exercée par Samaël dans un but égocentrique, tout comme l’avidité, la ruse et la corruption propres à Sabbathiel, portent effectivement la signature du démon. On voit, une fois de plus, que chaque mission dévolue à telle ou telle communauté ethnique ou religieuse présente un revers, une « face sombre ».