Wahl : NOVALIS ET LE PRINCIPE DE CONTRADICTION

Novalis, quand il philosophe, ne veut pas à proprement parler apporter de solution. « La transformation d’une ou plusieurs propositions en problème est une ascension. Un problème est beaucoup plus qu’une proposition » (H. 1090)1. Il voudra éveiller le sens de la pensée, fluidifier nos pensées.

Ici, je voudrais surtout montrer, en quelques mots, le rôle que joue la contradiction dans la vie de l’esprit, d’après Novalis.

Sans doute il y a pour lui des contradictions purement intellectuelles dont la valeur consiste uniquement dans le fait qu’elles ruinent le système ou l’ouvre qui aboutissent à elles. Ainsi Wilhelm Meister aboutit à des contradictions parce qu’il est écrit pour et par l’entendement (B. 360). Mais il y a des contradictions fécondes, essentielles à la vie de l’esprit.

« Détruire le principe de contradiction, écrit-il, est peut-être la plus haute tâche de la plus haute logique » (H. 578); et, en effet, qu’est-ce que notre esprit sinon un instrument de liaison entre termes complètement hétérogènes ? (H. 307)2 Tout concept synthétique contient deux concepts dont chacun est opposé à l’autre (H. 8). D’ailleurs nous ne pouvons pas penser l’unité absolue, ce serait un néant de pensée; le concept d’identité doit contenir en soi le concept d’activité, de changement. L’essence de ce que nous pouvons concevoir de plus haut, c’est une dualité unifiée (H. 100). Plus les éléments seront hétérogènes, plus la substance sera vaste et énergique (H. 445).

Il n’y aura donc de vie ou, pour prendre le mot même de Novalis, d’animation de la pensée que lorsque les extrêmes communiqueront l’un avec l’autre (B. 385, cf. H. 445). Lier sans cesse les extrêmes opposés, ce sera le propre du génie (Bl, 26, 54). Ce sera l’ouvre de cette faculté que les romantiques appelaient le Witz « principe d’affinité, menstruum universale » (Bl. 57).

L’homme tel que le rêve Novalis se contredira sans cesse (Bl. 26). Il unit l’extrême excitabilité et l’extrême énergie (H. 2i3), le surplus et le manque (Bl. 27), la noblesse et la possibilité d’être commun quand il le veut (Sc. 296), la gaieté et le sérieux – de là des expressions comme : « un sérieux qui joue », « il riait d’une façon infiniment sérieuse » ?- (156, 222 – H. 7,54, 874), la mélancolie et la jouissance, l’enfance et la sagesse. L’homme accompli est une belle satire – au sens où les Latins entendaient le mot (H. 487). Il est une sorte de chaos, mais un chaos ordonné. Il est illimité et se donne des limites et reste illimité.

Le conscient et l’inconscient vont venir se fondre l’un dans l’autre. La véritable pensée est à la fois pensée et non-pensée (H. 1100). Novalis entend par là d’abord, en fichtéen, que la pensée est action; mais il veut dire aussi qu’il y a des motifs de pensée qu’il ne faut jamais s’avouer clairement à soi-même (Sc. 40). Ainsi de ce que nous appellerions aujourd’hui le narcissisme ou l’introversion, étudiés par lui dans plusieurs de ses fragments. Il faut être sans cesse à la limite du conscient et de l’inconscient. « Rêver et ne pas rêver en même temps, synthétisés, c’est là l’opération du génie » (H. 479 – Sc. 812), Un jour, l’homme veillera et dormira en même temps3.

A cette idée de dualité se rattache l’idée de Novalis suivant laquelle le génie est une pluralité, une société interne d’individus différents, hétérogènes, qui dialoguent à l’intérieur d’un même être (B. 37, 428, 445 – Sc. 71, 78 – H. 529, 662); toute véritable pensée est dialogue et toute véritable sensation est sympathie (Sc. 226). Être un génie, c’est être en société avec soi. Alors naît un commerce d’une spiritualité et d’une sensualité extrêmes (Sc. 64). Le génie est personne à la deuxième puissance.

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Cette union des contradictions, c’est ce que Novalis a chanté dans son poème : Le Mariage des Saisons.

L’esthétique dè Novalis sera dominée par cette idée de la contradiction nécessaire et féconde. C’est qu’une chose ne s’exprime que dans son opposé (B. 70). Une ouvre poétique sera infiniment poétique et pourtant simple (H. 760 – Sc. 860 : union des matières multiples et des opérations simples). Il y aura en elle à la fois détermination et liberté, détermination et indétermination (Sc. 37, 392 – H. 6/41). Il y aura une unité du repos et du mouvement, de l’enthousiasme et de la raison (H. 79), de la vérité qui élève et de l’illusion qui agrée (B. 10), de l’étrange et du familier (Sc. 04)4, de la clarté et du mystère (Sc. 3ia), de l’ordre et du désordre : à travers le voile de l’ordonnance, nous verrons briller le chaos. La poésie est surabondance ordonnée (Sc. 375). Le sens poétique sera le sens du nécessaire-contingent (Sc. 378).

Toute poésie devra être à la fois épopée, hymne et drame (Sc. 391), tragédie et comédie, liées en une relation symbolique et insaisissable (B. 77 – H. 824). Au-delà de la gaieté et de la tristesse, on atteindra au sérieux enjoué (77 – H. 754). Bien plus, les arts s’uniront les uns aux autres; dans toute ouvre d’art, la peinture, la musique et la poésie sont présentes (Sc. 403).

Et ainsi constitué, l’art s’unira enfin à la nature. Le génie fera de la nature un art et de l’art une nature.

Dans le domaine de la pensée, cette vie géniale que décrit Novalis consistera en une union du discours et de l’intuition (H. 277 – Sc. 8), de l’interne et de l’externe. Et cette dernière idée nous conduit à cet idéalisme réaliste où viendront s’unir les deux doctrines opposées (Sc. 27). L’idéalisme et le réalisme, s’ils sont isolés, sont des erreurs (H. 840, 912), comme l’avait vu Hamann. En réalité, ils se démontrent l’un l’autre. Leur antinomie même est leur démonstration. D’une façon générale, on pourrait montrer comment antinomie et démonstration sont identiques. Dire que tout est démontrable, c’est dire que tout est antinomique. Le réalisme et l’idéalisme se transforment l’un dans l’autre (H. 926, 927). Il y a une idéalisation du réalisme et une réalisation de l’idéalisme (H. 927). Mais on peut dépasser même cette pensée selon laquelle on voit que chacun conduit à l’autre; et on découvrira alors qu’ils coïncident (H. 926).

Nous voyons donc ici trois modes assez différents de pensée dont se sert Novalis pour unir les contraires. Le premier que l’on peut appeler : méthode dialectique ou, si on veut se servir d’un mot de Novalis, façon élastique de penser, consiste à aller d’un des extrêmes à l’autre et réciproquement. Le sensible doit être spiritualisé, le spirituel sensualisé (B. 523) ; le corps doit devenir âme et l’âme corps (B. 373 – H. 1057); le sérieux doit briller de façon enjouée, le jeu de façon sérieuse (B. 7 – H. 829). Ce qui est familier doit devenir étrange et ce qui est étrange doit devenir familier, et c’est cela l’essence du romantisme. Tout ce qui est involontaire doit être transformé en quelque chose de volontaire, et tout ce qui est volontaire doit devenir quelque chose de nécessaire et de naturel (B. 371, 4 00).

A d’autres moments, il y aura une sorte de coïncidence des opposés par un approfondissement de l’un d’eux. Ainsi pour l’activité et la passivité. « L’activité est faculté de recevoir » (H. 642). C’est en effet une idée à laquelle Novalis attache une grande importance : la passivité n’est pas si méprisable qu’on le croit (H. 971), et même le fait de jouir et de laisser faire paraît en fait plus noble que l’acte d’achever, de produire; la contemplation plus noble que l’action (B. 166). L’absolue passivité est un conducteur parfait; l’absolue activité un non-conducteur parfait. Ainsi, l’activité doit mener à la passivité. « On ne fait pas, mais on fait qu’il se puisse faire » (B. 299). Il y a un moment où toute activité cesse (Sc. 282). A une certaine hauteur de sensations, on est par soi-même, sans activité personnelle, vertueux et génial (B. 299). C’est que l’esprit est essentielle tranquillité (Sc. 282); être « en état de poésie », être « en état de création absolue », c’est en même temps être en état de passivité.

A d’autres moments enfin, ce n’est plus à un mouvement dialectique, ce n’est plus à une coïncidence des opposés, c’est à une synthèse que nous aboutissons, et c’est ici surtout que la pensée de Novalis prépare celle d’un Hegel. Nous avons déjà vu la synthèse qu’il veut faire d’idéalisme et de réalisme. Son idée du génie l’amène à une sorte d’universel concret. Parfois il en est très proche. « Les vrais caractères poétiques sont en même temps des voix et des instruments divers; ils doivent être généraux et en même temps particuliers » (Sc. 392). Tout le national, le temporel, le local se laisse universaliser, canoniser et généraliser. Il parle d’un coloris individuel de l’universel (B. 233). Le romantisme, dit-il alors, c’est essentiellement l’universalisation du moment individuel (H. 970). Plus la nature est individuelle, plus elle est en même temps intéressante d’une’ façon générale (Sc. 392). « Union du général et du spécial. Le général et le spécial se diversifient à l’infini » (H. 810).

Pour Novalis, une chose ne se démontre que par son opposé, ne s’exprime que par son opposé; bien plus, elle doit s’achever dans son opposé; bien plus encore, elle est elle-même son unité avec son opposé.

Tout cet effort, c’est une tentative pour montrer dans la condition humaine une condition de la condition supra-humaine : il faut se dépasser. « L’acte de sauter au-dessus de soi est, partout et toujours, l’acte le plus haut, le point originel, la genèse de la vie. La flamme n’est rien qu’un acte de ce genre. Ainsi la philosophie commence là où le philosophe se philosophe lui-même, c’est-à-dire à la fois se consume, se détermine et se satisfait » (Sc. 271).

  1. J’ai désigné par Bl. les fragments qui font partie du Blütenstaub, par B les fragments rassemblés par Bülow, par H ceux qui ont été publiés pour la première fois par Heilborn, par Sc ceux qu’avaient déjà donnés Schlegel et Tieck dans leur édition de Novalis. J’ai utilisé l’édition paruo chez Diederichs, Iéna, 1907.[]
  2. On trouverait dan’s les écrits du jeune Holderlin et, cella va de soi, dans ceux de Hegel, des idées tout à fait semblables; elles se rattachent aux conceptions de Fichte et même de Kant.[]
  3. Donnons encore un exempte : nul plus que Novalis n’a vu que la maladie affine, spiritualise, que la douleur approfondit. Nul aussi n’a plus insisté sur le fait que « notre existence originelle est jouissance et plaisir ». Si tout déplaisir est long et tout plaisir court, dit-il, c’est que le temps naît avec le déplaisir, tandis que le plaisir est dans sp nature quelque chose qui n’a pas de rapport avee le temps (131).[]
  4. C’est ainsi que, dans Henri d’Ofterdingen, se suivent et s’unissent constamment les deux sentiments du déjà va et du jamais vu.[]

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