Schérer : La communication, problème transcendantal

Gardons-nous d’un contre-sens de principe qui consisterait à prendre pour fil conducteur des analyses phénoménologiques une « démonstration » ou une « déduction » de l’existence de l’autre. Et même de limiter ces analyses à la description des liens qui nous rattachent intentionnellement aux autres. Cette description, et la constitution de l’autre, interviennent dans le cadre plus général de l’élucidation du fondement de l’unité du monde dans lequel nous vivons selon « l’attitude naturelle ». La préoccupation essentielle de Husserl est de soustraire cette unité à sa subsomption sous une ontologie a priori, telle que la construisent les sciences objectivement orientées vers le monde, et de dévoiler la subjectivité qui la fonde. Mais nous ne pouvons, sans plus, identifier cette subjectivité à la communauté spirituelle interpersonnelle qui « a » le monde comme monde ambiant, cette communauté étant en effet une transcendance pour l’immanence de la conscience vécue dans laquelle elle se confirme. Nous ne pouvons pas l’admettre comme une donnée dernière et irréductible, quoique nous ne puissions pas non plus la récuser. C’est que l’ego transcendantal ne la réduit pas, pas plus qu’il ne forme une de ses parties; il ne la supprime pas, mais il justifie l’accord de communication qu’elle comporte par celui des ego transcendantaux communiquant entre eux. Pour que j’attribue un ego transcendantal à un autre, il est donc nécessaire que je porte en moi un sens permettant cette attribution. Et, par suite, que l’individualité de mon ego transcendantal ne puisse être entendue comme la sphère privée d’un individu séparé des autres.

Pour comprendre le sens de la constitution de l’autre en moi et de la formation de la communauté intermonadique transcendantale telle que nous les trouvons le plus systématiquement exposés dans la V° Méditation cartésienne de Husserl, il est nécessaire de dégager le caractère propre de la réduction transcendantale et de l’ego qui l’accomplit. Et d’abord de les libérer de toute implication psychologique mondaine, qui transformerait le retour à l’ego en une relativisation.

La distinction entre le psychologique et le transcendantal est un des thèmes principaux de la phénoménologie. Elle est pour Husserl d’une telle importance qu’il s’attachera constamment à la reprendre et à l’expliciter, tant la notion de subjectivité transcendantale peut donner lieu en effet à des erreurs d’interprétation. A cet égard, les premiers exposés d’Ideen s’entourent d’une certaine ambiguïté. La réduction est-elle accomplie par un sujet personnel, au nom de ce sujet et pour lui seul ; le caractère concret de l’ego, par rapport à un Je pense en général ne réside-t-il pas dans le fait que cet ego retient des éléments d’ordre psychologique, que sa conscience est la conscience interne d’une sphère privée ? Fait qui entrerait en contradiction avec l’universalité d’une réduction valant pour tous et pour tout l’être et non seulement pour une région de l’être.

C’est cette ambiguïté que E. Fink s’attache à dissiper dans un article des Kant-Studien, en distinguant entre les différents niveaux où s’affirme le Je, comme homme ou être psychique, comme moi transcendante)! intentionnellement dirigé vers le monde dont il admet les significations prédonnées comme spectateur effectuant l’époché en libérant la dimension constitutive du transcendantal. Seul le troisième niveau est celui de la subjectivité absolue pour laquelle est le monde. Elle se différencie de l’être homme, de mon individualité particulière ; c’est elle qui est atteinte dans l’attitude transcendantale proprement dite, où rien de ce qui est constitué ne peut être admis. La réduction n’est pas une limitation à la sphère privée de moi-homme, mais un dépassement. Si la subjectivité constituante est absolue, c’est qu’en elle le je mondain cesse de fonctionner comme tel (Kantstudien, XXXVIII, 1933).

Mais en quoi consiste cette non-mondanité du Je ? Si nous anticipons sur les résultats d’une réduction parfaitement achevée, nous voyons que celle-ci conduit à un Je qui est plus Je, pour ainsi dire, que le Je de ma personne psychologique et humaine car ce dernier Je m’isole parmi une « multiplicité d’âmes isolées réduites à leur intériorité » (Husserl, Krisis…, p. 258), tandis que le Je transcendantal n’accepte d’autre intériorité que la mienne propre, qu’il est un Je originaire, un Ur-ich ; d’autre part, il ouvre la subjectivité ainsi atteinte aux autres subjectivités, révèle le sens authentique de la subjectivité transcendantale comme intersubjectivité transcendantale. « Une subjectivité transcendantale possible en général, écrit Husserl dans une étude sur Kant, ne doit pas être simplement comprise comme une subjectivité singulière, mais aussi comme une subjectivité communicative possible et suprêmement comme une subjectivité telle qu’elle rassemble en une totalité possible une multiplicité de sujets transcendantaux individuels » (Erste Philosophie, Husserliana, VII, p. 257).

Certes, il y a là paradoxe. Et c’est bien en tant que paradoxe que Husserl traite ma double appartenance au monde, dans lequel je me trouve parmi les autres, et à la subjectivité constituante (Krisis…, p. 182). Je ne peux exclure d’un univers psychique fermé sur soi un monde extra-psychique. Comprendre la liaison de la subjectivité au monde « extérieur » demande un changement radical d’attitude, une exclusion de tout ce qui était encore sous la dépendance de l’être mondain dans la « purification » du psychisme, compréhension à laquelle nous fait accéder l’universalité de l’époché, son moment authentique, qui traduit le « phénomène-monde » devant la subjectivité.

Alors l’a priori de la présence humaine qui constitue notre horizon, inséparable de notre être-homme individuel, se change en une pénétration réciproque intentionnelle de sujets ayant le monde en commun. L’intersubjectivité anonyme, acceptée passivement par la conscience, sort de son anonymat pour se révéler comme une co-subjectivité transcendantale, puisque, dans l’époché universelle, la subjectivité que j’ai atteinte échappe à toute limitation mondaine. Et pourtant il s’agit bien d’un ego unique et même du seul ego absolument unique, apodictique, mais qui, parce qu’il a libéré toutes ses intentionnalités aveuglées par l’être mondain ne rencontre plus d’obstacle entre lui et les autres ego. Que l’intersubjectivité transcendantale soit le prolongement de la subjectivité ainsi réduite à l’absolue unicité, cela résulte du fait que ce qui est extérieur dans la position naïve est transformé en pénétration intentionnelle.

La pleine concrétisation de l’intersubjectivifé transcendantale naît donc sur la base de la subjectivité égologique. Quoique la subjectivité transcendantale ne puisse être atteinte que par une abstraction, celle de l’époché, mais parce que cette abstraction est l’élimination de ce qui nous rend aveugle à l’activité constituante et à l’universalité de la subjectivité, elle conduit au concret même : le sujet avec toutes ses intentionnalités et particulièrement celles qui sont dirigées vers les autres sujets. Par contre, une attitude comme celle de la psychologie courante, ou celle de la philosophie traditionnelle est une abstraction par rapport à l’être concret du monde et de la subjectivité « ayant » le monde. Et le défaut essentiel de cette abstraction était de nous fermer au problème de « l’autre » de la communauté intersubjective, en supposant que le monde pouvait être notre propre production personnelle, celle de notre âme, de notre être homme dans le monde. Il convient donc de comprendre, avant toute autre démarche constitutive, que la réduction ne livre pas ma subjectivité privée, mais est un changement d’attitude dans lequel le monde est impliqué comme monde d’expérience possible. Ego Cogito, cela ne veut pas dire mon être, ma vie de conscience au sens de vie limitée au flux immédiat de ma conscience, cela veut dire ego cogito cogitata et, parmi ces cogitata est impliqué l’autre, comme induit à partir de son corps vivant servant d’index pour une subjectivité étrangère inséparable de moi comme autre ego, comme vis-à-vis. Il s’agit là d’une Einfühlung transcendantale, en vertu de laquelle j’attribue à l’autre la conscience transcendantale et peux inclure celle-ci dans la réduction :

« Car non seulement moi, qui suis le sujet de la réduction phénoménologique, gagne par cette voie moi-même comme je transcendantal, mais aussi j’accède à la subjectivité étrangère, à l’intersubjectivifé transcendantale ou, comme nous pouvons dire aussi à la totalité-Je (Ichall) transcendantale, communauté transcendantale de je individuels appréhendés ». (Erste Philosophie, t. VIII, p. 129).

Cette mise en évidence des intentionnalités dirigées vers autrui et conduisant à l’attribution à celui-ci de la subjectivité, à un élargissement de la subjectivité transcendantale en intersubjectivité, est de même sorte que celle qui permet à l’ego de ne pas rester enclos dans l’acte momentané qu’il accomplit, mais de se transcender vers d’autres contenus temporels ; c’est un même principe qui confère à l’ego la temporalité et qui lie les ego en une intersubjectivité.

Mais s’il y a là un même principe, une commune condition de possibilité, nous ne pouvons toutefois penser qu’il s’agisse dans la constitution de la conscience du temps et dans la constitution de l’autre d’une opération identique. Ces deux opérations sont analogues, elles ne se recouvrent pas. Il nous paraît essentiel de marquer cette différence pour éliminer une première objection de principe dirigée contre la signification et la spécificité de la constitution de l’intersubjectivité transcendantale : c’est que la dimension intersubjective serait déjà atteinte au moment où l’ego individuel est en possession de son eidos. Cet eidos est le pôle identique de l’ego transcendantal, dont la transcendance au sein de l’immanence vécue est comme un « résidu » de la réduction. Dans les analyses d’Ideen et des Méditations cartésiennes, l’eidos apparaît comme le résultat d’une variation eidétique des différents ego possibles en moi, sur la base de ces diverses expériences vécues temporelles, et aussi d’autres expériences possibles de moi-même. L’eidos ego comprend donc en lui-même la possibilité d’un dépassement par le je transcendantal de la sphère privée de ma conscience actuelle et de mon être particulier.

Mais l’alter ego est-il impliqué dans une idéation comme un des ego possibles ? Oui, si l’on entend par là que la constitution de l’autre est l’explicitation d’une implication intentionnelle de ma subjectivité transcendantale. Non si l’on entend que l’autre ne serait, pour Husserl, qu’un « moment » de mon eidos, que celui-ci serait le Je universel qui peut se passer de l’actualisation d’autrui. L’originalité de la position husserlienne, par rapport aux philosophies du Je universel qui ne prennent pas la communication pour thème, est précisément d’expliciter ce qu’il faut entendre par cette universalité, et de nier que le sujet individuel puisse devenir sujet du monde objectif s’il ne se lie pas aux autres sujets intentionnellement. Ces intentionnalités sont des « potentialités » spécifiques appartenant au champ de la conscience transcendantale ; elles, sont dirigées vers l’autre et non pas vers moi-même : « Je me représente comme différent, je ne m’imagine pas comme autre » (Médit, cart. § 34, note 1).

Sur cette distinction s’articule tout le développement de la constitution des autres, qui a pour fin de montrer que ceux-ci ne se réduisent pas à de « simples moments de mon propre être transcendantal » (Logique formelle et logique transcendantale, p. 324).

Mais, par ailleurs, ce serait transgresser le principe phénoménologique, celui de l’élucidation rationnelle du monde que « d’ouvrir » ma sphère transcendantale pour y faire « entrer » quelque chose d’étranger. La jonction entre la seule voie rationnelle qui est celle de la démarche continuellement légitimée de la méditation et le motif rationnel qui est l’existence des autres et la communauté des sujets ne peut s’opérer qu’au sein de la réflexion elle-même. La réduction, l’époché, étant la démarche qui élucide, une nouvelle époché « dans l’époché » est nécessaire pour l’élucidation des subjectivités étrangères. Elle est la réduction de tous les sens constitués du monde objectif permettant de dégager les intentionnalités propres dirigées vers autrui, celles en vertu desquelles je ne l’admets plus seulement comme hypothèse, mais comme autre ego transcendantal existant. A partir de là se développe le processus de constitution qui, à travers la complexité apparente du texte husserlien, peut se résumer d’une manière simple :

« C’est par suite d’un transfert apprésentatif que le corps organique étranger se manifestant dans la sphère primordiale de l’ego conduit pour moi à la constitution de la vie psychique de l’autre et, ensuite, à la constitution de l’autre comme ego transcendantal ». (A. Schutz, Le problème de l’intersubjectivité chez Husserl.)

La subjectivité s’actualisera alors comme communauté intentionnelle transcendantale ou communauté intermonadique.

La légitimité du processus repose donc sur deux articulations essentielles : la « seconde époché » et « l’apprésentation » de l’autre. C’est en fonction d’elles que l’on peut donner un sens à la « constitution transcendantale des subjectivités étrangères » comme « condition de possibilité de l’existence pour moi d’un monde objectif » (Médit, cart., § 44).

Si nous rendons pleinement évidente la proposition que la seconde réduction dégage, à savoir « que tous les modes de conscience qui m’appartiennent ne sont pas tous des modes de la conscience de moi-même » (ibid., § 48), proposition qui n’est que la réaffirmation de la persistance de l’intentionnalité dans la « sphère primordiale », l’idée d’une « constitution » de l’autre ne présente aucune contradiction. Bien plus, « admettre que c’est en moi que les autres se constituent en tant qu’autres est le seul moyen de comprendre qu’ils puissent avoir pour moi le sens et la valeur d’existences » (§ 56). En moi comme ego transcendantal donnant un sens, mais à partir de moi en tant que corps ayant un espace environnant.

On notera que l’analyse husserlienne rétablit, dans son interprétation de l’Einfühlung, des notions d’association (sous la forme de « l’appariement » ou « accouplement associatif » et d’analogie, « transfert analogique », l’autre comme « analogon »). C’est là une « synthèse passive » dont le concept unificateur permet de comprendre comment les données du monde préobjectif dans lequel l’autre s’apprésente dans son corps et sa spatialité sont toutes pénétrées de subjectivité transcendantale comme celles du monde objectif. La constitution « antéprédicative » n’exige aucun raisonnement; qu’elle soit constitution et non réception, passivité pure, est le caractère de cette genèse qui me donne, dans la couche inférieure de l’effectivement vécu, la certitude de la coexistence spatiale de l’autre, dans un même contexte, une même nature. Car je n’ai pas « deux sphères » séparées l’une de l’autre « une seconde sphère avec une seconde nature, pour me demander ensuite comment arriver à concevoir les deux sphères comme modes de présentation de la même nature objective » (§ 55). Par l’apprésentation, l’identité de ma nature « primordiale » et de la nature représentée par les autres est nécessairement établie. En découlent l’unité de la nature objective et la temporalité commune en tant qu’ « omnitemporalité ». Une première série d’analyses intentionnelles conduit ainsi à une nature objective dans laquelle seule une communication proprement dite peut avoir lieu. Je ne peux communiquer avec autrui que dans un espace, un temps que nous avons en commun. La voie suivie par la constitution de cette nature ne laisse plus alors de doute à l’égard de l’existence de l’autre lié intentionnellement à nous. Le « pour nous » du monde objectif n’est pas un simple titre, un index vide. La constitution « en moi » de l’autre n’a pas supprimé son sens d’être; au contraire elle le révèle. C’est avec l’autre en tant qu’être que je suis en communauté intentionnelle quoique l’autre conserve son indépendance monadique, sa transcendance qui n’est pas celle d’une chose, mais bien celle d’un ego. D’une part, je me suis objectivé en tant qu’homme existant avec les autres et sur le même plan. Mais, d’autre part, comme c’est en moi que j’ai constitué les autres, j’ai pénétré ainsi intentionnellement leur être en tant qu’ego transcendantal, et je forme avec eux un « nous » transcendantal qui porte le monde objectif :

« L’intersubjectivité transcendantale possède, grâce à cette mise en commun une sphère d’appartenance intersubjective, où elle constitue d’une manière intersubjective le monde objectif; elle est ainsi, en qualité d’un nous transcendantal, sujet pour ce monde, et aussi pour le monde des hommes, forme sous laquelle ce sujet se réalise comme objet » (§ 49).

Dans ce « nous » le sens universel de la subjectivité transcendantale s’actualise, mais il ne peut être réalisé comme une autre instance métaphysique suprême. Il n’est rien d’autre que la totalité des Je (Cf. Krisis:.., pp. 416-417).

Totalité qui s’étend aussi bien au temps qu’à l’espace, à l’ensemble des « mondes » vécus qui ne forment, en fait, qu’un seul « monde de la vie » (Lebenswelt). Dans les développements de la Krisis, Husserl montrera comment l’intersubjectivité transcendantale est à l’œuvre dans l’histoire. C’est parce que l’histoire humaine est transcendantalement constituée qu’il peut y avoir une communication historique, au lieu que la conscience soit à chaque fois perdue dans des visions du monde ou dans des « figures ». Car la subjectivité transcendantale « n’est pas une figure de la culture historique », pas plus qu’elle n’est une partie du monde.

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