Karol Wojtyla : L’expérience de l’homme

Comment comprendre cette expérience ?

La présente étude naît d’un besoin d’objectivation dans le domaine de ce vaste processus de connaissance qu’on peut définir à l’origine comme l’expérience de l’homme. C’est la plus riche des expériences dont l’homme dispose, et en même temps peut-être la plus complexe. L’expérience de chaque chose qui se trouve hors de l’homme est toujours liée avec une certaine expérience de l’homme lui-même. L’homme ne fait jamais l’expérience de quelque chose hors de lui sans faire d’une certaine façon l’expérience de lui-même dans cette expérience.

Mais lorsqu’on parle de l’expérience de l’homme, il s’agit avant tout du fait que l’homme adhère à lui-même, autrement dit qu’il noue un contact cognitif avec lui-même. Ce contact comporte un caractère expérimental qui, d’une certaine manière, est permanent, mais qui en même temps se renouvelle chaque fois qu’il se trouve établi. Ce contact en effet ne dure pas sans interruption, même lorsqu’il s’agit du « Je » propre — au niveau de la conscience il s’interrompt ne serait-ce que pendant le sommeil. Néanmoins l’homme ne cesse pas d’être lui-même, et ainsi l’expérience de soi-même est, en quelque façon, continue dans sa durée. En elle interviennent des moments plus significatifs, et en outre tout un processus de moments qui le sont moins, mais qui concourent à la formation de l’expérience de cet homme que je suis moi-même. Cette expérience se compose de multiples expériences et constitue comme leur somme ou plutôt leur résultante.

La position phénoménaliste semble exclure une telle unité faite d’expériences multiples, et ne voit dans l’expérience singulière qu’un ensemble d’impressions ou d’émotions que l’esprit viendrait ensuite ordonner. Il est certain que l’expérience est quelque chose de singulier, d’unique à chaque fois et de non réitérable, et pourtant il existe bien quelque chose que l’on peut nommer l’expérience de l’homme, et, cela, sur la base de toute une continuité de données empiriques. L’objet de l’expérience, c’est non seulement le phénomène sensible momentané, mais l’homme lui-même tel qu’il se dégage de toutes les expériences, en même temps que tel qu’il est déjà en chacune d’elles (nous faisons abstraction pour l’instant des autres objets).

Et l’on ne peut pas dire non plus que l’expérience n’est elle-même qu’au travers des impressions reçues dans le moment même, et qu’il ne reste plus ensuite que le travail de l’esprit qui formerait « l’homme » comme son objet propre sur la base de l’ensemble actuel des données sensibles, ou d’une suite de tels ensembles. L’expérience de l’homme — de cet homme que je suis moi-même — dure aussi longtemps qu’intervient ce contact cognitif immédiat dont je suis moi-même d’un côté le sujet et de l’autre l’objet.

En liaison très étroite avec ce contact se déroule le processus de compréhension qui, lui aussi, a ses moments et sa continuité. Finalement, la compréhension de soi-même se compose d’actes multiples de compréhension, à peu près comme l’expérience se compose de multiples expériences. Il semble alors que chaque expérience est en même temps une forme de compréhension.

L’expérience comme base de la connaissance de l’homme

Tout ce qui vient d’être dit ne se référait proprement qu’à l’homme singulier — celui que je suis moi-même. Mais sont également objets d’expérience les autres hommes, qui existent en dehors de moi. L’expérience de l’homme implique l’expérience de soi-même et celle de tous les autres hommes qui par rapport au sujet vont se trouver en position d’objet d’expérience, c’est-à-dire en contact cognitif immédiat. Bien entendu l’expérience individuelle d’aucun homme ne peut atteindre tous les autres, même contemporains, mais doit nécessairement s’en tenir à un certain nombre d’entre eux, plus ou moins limité. L’aspect quantitatif joue dans cette expérience un certain rôle. Plus il s’est trouvé d’hommes à portée de l’expérience de quelqu’un, plus grande et en un sens plus riche est cette expérience.

Il faut néanmoins dire tout de suite — suspendant pour un instant le cours de ces considérations sur l’expérience, qui n’ont d’ailleurs pas tant d’importance en elles-mêmes que pour l’ensemble du problème de la connaissance de l’homme — que les hommes se communiquent aussi les résultats de leurs expériences concernant l’homme hors de tout contact direct. Ces résultats représentent déjà un certain savoir et contribuent à l’accroissement, non seulement de l’expérience, mais de la connaissance de l’homme, qu’il s’agisse d’une connaissance préscientifique, ou encore d’une connaissance scientifique dans ses différentes dispositions et orientations. A la base de cette connaissance il y a toujours l’expérience, et c’est pourquoi la connaissance de l’homme que l’on se communique ainsi réciproquement peut d’une certaine façon enrichir les expériences propres de tout un chacun. La connaissance non seulement provient de ces expériences, mais encore d’une certaine façon les influence. Ne le fait-elle pas en les déformant ? A la lumière de ce qui a été dit sur la liaison entre expérience et compréhension, il n’y a pas de raison de le penser. Il faudrait plutôt dire que la connaissance issue de l’expérience est à son tour un moyen de multiplier et de compléter les expériences.

Le « Je » propre et l’homme dans le champ de l’expérience

Nous devons revenir encore sur ce point, car on perçoit toujours davantage le besoin d’éclairer ce que signifie l’expérience en général, et en particulier l’expérience de l’homme. Pour le moment, en effet, nous ne prétendons pas expliquer ce concept fondamental, mais nous tentons de décrire dans ses grandes lignes ce processus cognitif si riche et complexe que nous avons nommé « expérience de l’homme ».

Et ainsi, pour les considérations présentes, et plus encore pour celles qui vont suivre au cours de ce livre, c’est un fait de première importance que les autres hommes — qui sont objets d’expérience — le soient pourtant d’une autre façon que je ne le suis pour moi-même et que ne l’est chacun pour lui-même.

On pourrait même hésiter ici et se demander si c’est à juste titre que nous considérons l’un et l’autre de ces cas comme expérience de l’homme — si nous ne sommes pas ici en face de deux expériences que l’on ne peut ramener l’une à l’autre. Dans l’une nous ferions seulement l’expérience de « l’homme », et dans l’autre exclusivement de notre « Je » propre. Il est difficile pourtant de nier que dans cette deuxième expérience nous rencontrions aussi l’homme, et que nous l’expérimentions en vivant notre « Je » propre. Ce sont là certes des expériences différentes, mais elles ne sont pas irréductibles. Il y a unité foncière de l’objet d’expérience, malgré la différence évidente qui intervient dans les deux cas entre le sujet et l’objet de l’expérience. On est sans aucun doute fondé à parler d’une disparité immense de ces deux formes de l’expérience, mais on ne peut nier leur identité fondamentale.

Il y a disparité sans mesure car l’homme est bien davantage et bien autrement donné à lui-même en tant que « Je » propre qu’il n’est donné sous la figure d’un autre homme qui n’est pas moi. Même en admettant un rapprochement maximum par rapport à cet autre homme, même ainsi la différence subsiste. Ce rapprochement nous rend éventuellement plus facile la représentation objective de ce qui est en lui, ou de ce qu’il est lui-même, mais cette représentation objective n’est pas la même chose que l’expérience. Objet d’expérience, chacun l’est pour soi d’une façon unique et non réitérable, et aucun rapport extérieur à aucun autre homme ne peut être substitué à ce rapport d’expérience, qui est le propre du sujet. Il se peut que ce rapport d’expérience extérieur permette d’atteindre à une série de résultats d’ordre cognitif que ne donne pas l’expérience propre du sujet. Ces résultats seront divers suivant le degré de rapprochement, et aussi suivant la façon de s’engager dans l’expérience de l’autre et donc d’une certaine manière dans l’expérience d’un « Je » étranger. Tout cela pourtant ne saurait masquer la disparité foncière entre cette expérience absolument unique qu’est l’expérience de cet homme que je suis moi-même, et toute autre expérience de l’homme.

Expérience et compréhension

L’expérience de soi-même ne laisse pas cependant d’être expérience de l’homme, et ne franchit pas les limites de cette expérience qui comprend tous les hommes ou tout simplement l’homme. Il en va ainsi certainement en raison de la part prise par l’esprit humain dans les actes de l’expérience de l’homme. Il est difficile de dire quelle stabilisation dans le champ de l’objet d’expérience peuvent à eux seuls assurer les sens, aucun homme en effet ne sait à partir de sa propre expérience comment se présente et à quoi se limite l’expérience purement sensible qui est celle de l’animal. Cependant une certaine stabilisation se produit, mais c’est tout au plus une stabilisation au niveau des individus particuliers qui regroupent des ensembles donnés de qualités sensibles (c’est de cette façon par exemple qu’un chien ou qu’un cheval distingue « son maître» d’un« étranger»). La stabilisation des objets expérimentaux qui est propre à l’expérience humaine est foncièrement différente, elle procède par différenciation et classification intellectuelles. En vertu justement d’une telle stabilisation, l’expérience que fait le sujet de son propre « Je » se maintient dans les limites de l’expérience de « l’homme », ce qui permet ensuite à ces expériences de se recouvrir l’une l’autre.

Une telle interférence des expériences, comme conséquence de la stabilisation « spécifique » de l’objet, constitue la base de la formation de la connaissance de l’homme tout à la fois à partir de ce que fournit l’expérience de l’homme que je suis, et l’expérience de tout homme qui n’est pas moi. Il convient de signaler qu’en elle-même la stabilisation de l’objet d’expérience par l’entendement n’est aucunement la preuve d’un a priori cognitif, mais seulement la preuve de la participation indispensable de l’esprit, de l’élément intellectuel, dans toute la connaissance humaine, dans la formation des actes constitutifs de l’expérience, c’est-à-dire de ces contacts cognitifs immédiats avec la réalité objective. C’est à cet élément intellectuel que nous devons la foncière identité d’objet de l’expérience de l’homme dans les deux cas, c’est-à-dire aussi bien quand le sujet de cette expérience s’identifie avec l’objet que quand il s’en distingue.

La simultanéité de l’aspect interne et aspect externe de l’expérience de l’homme

L’identité ne doit pas cacher la disparité illimitée. Disparité qui résulte de ce que c’est seulement par rapport à cet homme unique que je suis qu’existe aussi l’expérience à partir de l’intérieur (expérience intérieure) qui n’intervient par rapport à aucun autre homme en dehors de moi. Tous les autres ne sont jamais compris que dans une expérience de l’extérieur (expérience extérieure). Il reste évidemment possible de communiquer avec eux autrement que par la simple expérience, et cela rend d’une certaine façon accessible ce qui est l’objet de leur expérience exclusive de l’intérieur, mais l’expérience intérieure elle-même ne peut être transférée au-delà du propre « Je ».

Et pourtant cette circonstance n’entraîne pas de séparation dans la structure d’ensemble de notre connaissance de l’homme, séparation qui aurait pour résultat que « l’homme intérieur » par lequel on ne fait l’expérience que de son « Je » propre, se distinguerait de « l’homme extérieur » que serait tout autre homme en dehors de moi. Les autres ne restent pas pour moi comme une simple « extériorité » par opposition à ma propre « intériorité », mais, dans la structure d’ensemble de la connaissance, ces aspects se complètent et s’égalisent, et l’expérience même sous ses deux formes, intérieure et extérieure, concourt à ce résultat au lieu de l’entraver.

Ainsi donc, tout d’abord, je suis pour moi-même non seulement « intériorité», mais aussi « extériorité», étant objet des deux expériences, l’intérieure et l’extérieure. Et tout homme autre que moi, bien qu’il ne soit pour moi objet d’expérience que de l’extérieur, ne se présente pas, par rapport à la structure d’ensemble de ma connaissance, comme simple « extériorité », mais possède également sa propre intériorité. Bien que je ne fasse pas directement l’expérience de cette intériorité, je ne l’ignore pas -. je sais qu’elle existe chez les hommes en général, et en ce qui concerne certains d’entre eux je puis en avoir une connaissance approfondie. Parfois cette connaissance, à partir d’un contact déterminé, peut devenir comme une sorte d’expérience d’une autre intériorité, qui n’est pas la même chose que l’expérience intérieure de mon « Je » propre, mais qui possède également les propriétés empiriques qui lui sont propres.

Il faut tenir compte de tout cela pour comprendre l’expérience de l’homme. Il n’est pas possible de séparer artificiellement cette expérience de la structure d’ensemble des actes cognitifs qui ont justement l’homme pour objet. Pas possible non plus de la couper artificiellement du facteur intellectuel. Tout l’ensemble des actes cognitifs ordonnés à l’homme, aussi bien à l’homme que je suis qu’à tout autre hors de moi, possède un caractère empirique en même temps qu’intellectuel. L’un est compris dans l’autre, exerce son influence sur lui et profite de la sienne.

Il convient dans la présente étude d’avoir toujours sous les yeux l’expérience totale de l’homme. La disparité de l’expérience de l’homme qui a été précédemment indiquée n’introduit en lui aucune disjonction cognitive, et pas davantage une irréductibilité. Nous pouvons avancer profondément dans la connaissance intime de l’homme sans craindre que les aspects particuliers de l’expérience nous induisent en erreur. On peut même dire que la complexité de l’expérience humaine ne laisse pas d’être dominée par sa simplicité foncière. Quant à cette « complexité » de l’expérience, elle ne fait qu’indiquer que la structure d’ensemble de l’expérience, et par suite de la connaissance de l’homme, « se compose » aussi bien de l’expérience que chacun de nous possède par rapport à lui-même que de l’expérience des autres hommes, aussi bien de l’expérience intérieure que de l’expérience extérieure. Tout cela « compose » dans la connaissance l’unité d’un tout, plutôt qu’une simple « complexité ». La conviction acquise de cette simplicité foncière de l’expérience de l’homme constitue, pour l’ensemble du problème cognitif qui fait l’objet de la présente étude, une donnée plutôt encourageante.

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