Le sens de la logique philosophique
Une des possibilités de la recherche philosophique est le mouvement de la logique philosophique dans les opérations de la pensée, qui actualisent les modes d’être d’après leur forme. Dans les trois conférences qui suivent, nous tentons, par quelques essais, de mettre en ouvre cette possibilité. Ce faisant, nous laissons de côté toute recherche philosophique concrète, c’est-à-dire tout essai de développer certains contenus mondains, existentiels, métaphysiques. Il importe plutôt, dans notre condition d’homme poussée à ses limites par Kierkegaard et Nietzsche, d’actualiser des horizons et des formes, dans lesquels des contenus philosophiques peuvent pour la première fois prouver sans risque d’illusion leur authenticité.
Pour acquérir, sur ce qui est vrai et réel, le plus pur regard, le regard qui ne se laisserait retenir par aucune attache à quelque chose de particulier et troubler par aucune atmosphère déterminée, l’homme doit, en pensant, chercher à pénétrer dans l’ampleur la plus large du possible. Alors il fait l’expérience suivante : tout ce qui devient objet pour nous, serait-ce le plus grand de tous, est pourtant pour nous constamment contenu dans autre chose encore, donc n’est pas tout. Où que nous parvenions, l’horizon qui entoure ce qui est atteint s’éloigne et force à abandonner tout séjour définitif. Nous n’acquérons aucune position, d’où le tout fermé de l’être pourrait être contemplé dans son ensemble, et aucune suite de positions, par la totalité desquelles l’être se révélerait, ne serait-ce qu’indirectement, comme clos.
Pourtant nous vivons et pensons constamment dans un horizon. Étant donné qu’un horizon existe, donc que s’annonce constamment un au-delà qui englobe de nouveau l’horizon atteint, naît la question de cet englobant. L’englobant n’est pas encore l’horizon dans lequel se présente à nous tout mode déterminé du réel et du vrai, mais ce qui comprend tout horizon particulier, comme l’englobant tout court qui n’est plus visible comme horizon.
En deux perspectives opposées, cet englobant est pour nous aussi bien présent qu’évanescent : ou comme l’être même qui est tout, dans lequel et par lequel nous sommes ; ou comme l’englobant, que nous sommes nous-mêmes, et dans lequel se présente à nous tout mode d’être déterminé ; cet englobant serait, en tant que milieu, la condition sous laquelle tout être devient être pour nous. Dans les deux cas, l’englobant n’est pas la somme de chaque espèce d’être, dont, pour chacune, nous ne connaissons qu’une partie, mais le tout en tant que le fondement ultime se soutenant lui-même de l’être, soit l’être en soi, soit l’être pour nous.
Toute notre connaissance naturelle des choses et de nos rapports avec elles se trouve entre ces principes ultimes, qui ne sont plus fondés, les principes de l’être englobant. Principes qui ne se présentent jamais à nous comme objets dans l’expérience, ni comme objets dans ce qui est pensé par nous, donc paraissent devenir vides. Mais justement ici, il semble que soit accessible pour la première fois l’intuition la plus profonde de l’être, tandis que toute autre connaissance de l’être n’est qu’une connaissance de l’être particulier, spécial.
La connaissance des multiples objets nous distrait en contenus toujours différents, on tombe dans l’indéfini, quand on ne fixe pas arbitrairement une limitation par un but sur lequel on ne s’interroge pas, ou par un intérêt accidentel, et on tombe chaque fois, au contact des limites, dans des difficultés déconcertantes. La connaissance de l’englobant cependant placerait tout ce qui est connaissable dans un tout, et le soumettrait aux conditions de celui-ci.
Chercher cet être lui-même au-delà de tout ce qui est indéfini, spécial et partiel, telle est la première voie suivie et constamment reprise par la recherche philosophique. Cette voie, Aristote, parlant “du problème éternel de toutes les recherches présentes et passées, et qui reste insoluble : qu’est-ce que l’Etre ?” (1028 b) ne la conçoit pas autrement que, par exemple, Schelling qui tient “pour la définition la plus ancienne et la plus juste de la philosophie” qu’elle est “la science de l’étant” : mais trouver ce qu’est l’étant, c’est-à-dire ce qui est vraiment, c’est là le difficile : hoc opus, hic labor est (II, 3, 76). Cela peut éveiller la confiance dans le sens foncier permanent de la recherche philosophique qui apparaît si libre, au milieu d’une multiplicité presque indéfinie, que cette question, et avec elle la tâche correspondante, quoique en formes indéfiniment variées, reviennent constamment depuis le commencement de la recherche philosophique jusqu’à nos jours.
La première difficulté est de comprendre correctement la question elle-même. La juste compréhension ne peut cependant se manifester que dans la réponse, et cela dans la mesure où, grâce à celle-ci, les formes historiquement présentes de la question et les réponses données, peuvent être comprises et vues dans leur totalité, donc saisies dans leur vérité grâce à un ensemble significatif fondé, rejetées en ce qu’elles ont d’erroné. Parvenir à ce résultat ne peut, après les incroyables tentatives et catastrophes de la recherche philosophique, réussir ni par un rassemblement de toutes les pensées, ni par une limitation violente à un thème fondamental présumé, auquel tout devrait se soumettre. La condition préalable est une attitude philosophique dans laquelle la passion pour la vérité, le sujet appréhendant constamment sa propre existence, acquiert pourtant la sagesse, par une mise en question incessamment répétée, d’apercevoir l’ampleur illimités où, à la fin, la simplicité de l’origine peut pour la première fois se faire vraiment découvrir.
Des deux chemins menant à l’être en tant que l’englobant, le chemin généralement parcouru et le plus naturel à toute recherche philosophique commençante, est le chemin vers l’être en lui-même, qui fut conçu comme nature, monde ou Dieu. Nous suivons d’abord l’autre chemin, inévitable depuis Kant, en nous interrogeant sur l’englobant que nous sommes. Bien que nous sachions, ou en tout cas prenions en considération, que cet englobant de notre être n’est nullement l’être lui-même, celui-ci ne peut nous devenir accessible dans une pureté critique que si nous suivons jusqu’au bout la voie ouverte par Kant.
L’englobant que nous sommes
L’englobant que nous sommes – appelons-le notre être-là, ou la conscience, ou l’esprit – nous ne pouvons pas l’appréhender comme un objet quelconque qui se présente à nous dans le monde. C’est plutôt ce dans quoi tout autre objet se présente à nous. Nous ne le découvrons pas exactement comme un objet, mais nous le percevons comme limite. Une fois celle-ci reconnue avec certitude, nous abandonnons la connaissance claire, parce qu’objective, de quelque chose, déterminée par la distinction d’avec d’autres objets, également connus. Nous voudrions pour ainsi dire nous tenir au-delà de nous, hors de nous-mêmes, pour voir enfin, en nous regardant, ce que nous sommes ; mais dans cette vision présumée, nous sommes et restons toujours en même temps charmés dans ce que nous voudrions voir comme du dehors.
Considérons un instant les points d’attache à partir desquels l’englobant a été conçu dans un effort sans cesse renouvelé :
Je suis premièrement comme être-là. Le terme “être-là” désigne en général une réalité englobante qui, précisément saisie, se manifeste aussitôt dans la particularité de l’être explorable comme matière, corps vivant, âme, conscience, mais ainsi n’est plus l’être-là englobant. Tout ce qui est réel pour moi, doit aussi, en quelque sens, devenir concrètement réel (daseinswirklich) comme mon être : par exemple, comme la présence constamment sensible de mon corps dans les manières dont ce corps est touché, altéré, devient capable de percevoir.
L’être-là en tant que l’autre qui me détermine avec une force irrésistible est le monde. L’être-là, en tant que l’englobant que je suis, devient aussitôt, une fois rendu objet, un autre pour moi, de même que le monde. Dans la mesure où nous pouvons être explorés en modes d’être-là, nous sommes intégrés dans le monde qui est en même temps l’autre incompréhensible pour nous, la nature ; nous ne sommes compris que comme un genre d’être parmi d’autres, nullement encore comme vraiment humains. Par la connaissance de l’englobant de l’être-là, que nous sommes toujours en même temps, nous enlevons à la connaissance d’un être particulier, tel que nous nous connaissons, la prétention de nous saisir tout entiers.
Bien que je ne connaisse jamais mon être-là comme l’englobant, mais seulement certaines formes empiriques de la réalité, comme la matière, la vie, l’âme, que je ne peux pas par la connaissance ramener à un principe unique, je suis pourtant constamment en présence de cet être-là englobant. Si nous ne connaissons le corps et la vie, l’âme et la conscience, que de la manière dont tout cela devient objectivement accessible à notre conscience, nous regardons pourtant, à travers toutes ces données connaissables, l’être-là englobant, que nous sommes toujours en même temps, et qui, dès qu’il est l’objet d’une exploration physique, biologique, psychologique, n’est qu’une réalité particulière, telle qu’en fait il n’est plus l’englobant. C’est pourquoi la conscience empirique elle-même, que je possède comme être-là vivant, ne suffit pas comme telle à constituer l’englobant que je suis comme être-là.
Quant au deuxième englobant, je le suis comme conscience en général. Seul ce qui pénètre dans notre conscience, ce qui peut être vécu et devient objet, est réel pour nous. Ce qui ne pénètre pas dans la conscience, ce qui ne peut être atteint d’aucune manière par la conscience connaissante, est pour nous comme s’il n’était pas. Tout ce qui est pour nous doit donc revêtir une forme, grâce à laquelle il peut être visé ou éprouvé par la conscience : il doit, de quelque manière, se manifester en se rendant objectif, avoir une présence dans un accomplissement temporel de la conscience, devenir un langage exprimant ce qui est concevable et par là acquérir un mode de la communicabilité. Que tout être pour nous soit soumis aux conditions sous lesquelles il peut apparaître dans la conscience, voilà ce qui nous tient enfermés dans l’englobant constitué par cette possibilité de devenir conscient. Mais nous sommes en mesure d’apercevoir clairement cet englobant comme limite et, par cette conscience de limite, de comprendre la possibilité de l’autre que nous ne connaissons pas. Mais le terme de conscience a deux significations :
Nous sommes conscience comme être-là vivant et, comme tel, nous ne sommes pas encore, ou nous ne sommes plus englobants. La vie est le support de cette conscience, le fondement lui-même inconscient de ce que nous éprouvons consciemment. Comme être-là vivant que nous sommes dans l’englobant de l’être-là tout court, nous devenons pour nous objet empiriquement explorable, nous nous voyons séparés en groupes spécifiques et comme une réalité divisée en individus chaque fois particuliers de cet être-là. Mais nous ne sommes pas seulement l’une des innombrables consciences particulières, pas seulement l’une des consciences plus ou moins semblables les unes aux autres, mais aussi conscience en général : nous voulons dire par là une conscience dirigée sur l’être non seulement d’une manière semblable aux autres, mais d’une manière identique en percevant et en sentant. C’est là, par opposition à la conscience empirique, l’autre sens du mot “conscience”, le sens de la conscience en général, que nous sommes en tant que nous sommes un englobant. Entre la diversité des modes subjectifs de pensée et cette validité universelle de la vraie conscience, qui ne peut être qu’une, il y a un saut. Comme conscience de l’être-là vivant, nous sommes tenus dans la multiplicité du réel indéfiniment particulier, dans l’étroitesse de la particulari-sation, nous ne sommes pas englobants ; comme conscience en général, nous prenons part à ce qui est irréel, à la vérité universellement valable, et nous sommes en tant que cette conscience un englobant illimité.
En tant qu’être-là vivant et conscient, nous sommes chaque fois seulement une espèce, et même un individu unique, enfermé dans sa subjectivité, mais nous sommes aussi un englobant comme possibilité de savoir, et comme possibilité de savoir commun de l’être en chacun des modes par lesquels il se manifeste à la conscience. Et nous ne participons pas seulement à l’exactitude du con-naissable, mais aussi à une légalité reconnue comme universellement valable de la forme du vouloir, de l’action, du sentir. Ainsi conçue, la vérité est une vérité intemporelle, notre être-là temporel est une réalisation plus ou moins ample de cet unique élément intemporel.
La séparation brutale entre la réalité de la conscience vivante dans la durée concrète et l’irréalité de la conscience en général comme siège du sens intemporel de l’unique vérité n’est cependant pas définitive, elle est une séparation abstraite à franchir à la lumière de l’englobant. La réalité de ce sens lui-même en tant que temporalité engendrée, se saisissant elle-même et s’y mouvant, est le nouvel englobant qui s’appelle esprit.
L’esprit est le troisième mode de l’englobant que nous sommes. A partir de l’origine de son être, l’esprit est la totalité de la pensée intelligible, de l’action, du sentir ; cette totalité ne devient pas un objet clos en soi pour mon savoir, mais reste idée. Si l’esprit est nécessairement dirigé vers l’évidence de la vérité de la conscience en général, comme vers la réalité de ce qui est autre que lui, de la nature connue et utilisée, il est pourtant dans les deux cas mû par les idées qui mènent tout à la lumière et placent tout dans un ensemble. Il est la réalité englobante de l’activité qui se réalise avec ce qui vient au-devant de l’esprit et avec elle-même, dans le monde constamment déjà donné et constamment aussi transformé. Il est le processus de la refonte et de la reformation de toute totalité, la présence jamais achevée et pourtant constamment remplie de la voie menant à l’achèvement possible de l’être-là ; achèvement dans lequel le général serait le tout et chaque élément particulier serait un membre du tout. A partir d’une totalité constamment réelle et constamment aussi se détruisant, il cherche à progresser et, à partir de l’origine présente, à se créer sans cesse sa réalité possible ; étant donné qu’il tend au tout, il veut garder, accroître, rapporter tout à tout, ne rien exclure, assigner à chacun sa place et ses limites.
A la différence de l’abstraction de la conscience intemporelle en général, l’esprit est de nouveau un phénomène temporel ; comme tel, il est comparable à l’être-là ; mais, à la différence de celui-ci, il est mû par la réflexion du savoir, au lieu de l’être simplement par un processus biologique et psychologique. Compréhensible de l’intérieur, non explorable comme un phénomène naturel, l’esprit est constamment dirigé vers l’universel dans la conscience en général, par là il s’appréhende lui-même et il travaille sur lui-même par négation et affirmation ; il est un processus d’autoproduction luttant avec lui-même.
En tant qu’être-là comme en tant qu’esprit, nous sommes une réalité englobante. Mais, comme être-là, nous sommes inconsciemment liés aux principes ultimes de la matière, de la vie et de l’âme : nous rendant objet dans cet englobant, nous ne nous connaissons sans fin que du dehors, tout en nous divisant en réalités (matière, vie, âme) séparées par un saut les unes des autres, et qu’il n’est possible d’explorer qu’ainsi séparées. Comme esprit, nous sommes dans le donné conscient rapportés à tout ce qui nous est compréhensible ; nous transformons le monde et nous-mêmes en intelligibilité, qui se clot en totalités ; nous rendant objet dans cet englobant, nous nous connaissons de l’intérieur comme l’unique réalité englobant tout, pour laquelle tout est esprit et qui n’est qu’esprit.
Distinguer être-là, conscience en général, esprit, ce n’est pas constater des données de fait séparables, mais nous représenter trois ébauches à partir desquelles l’englobant de l’être, que nous sommes et dans lequel se présentent à nous pour la première fois tout être et toute donnée explorable, doit devenir sensible.
Les trois modes ne sont pas les uns sans les autres l’englobant, tel que nous les représentions. La conscience en général comme siège de l’unique vérité universellement valable, n’est pas en soi susceptible de former un ensemble clos. Elle renvoie d’un côté à son fondement dans l’être-là, de l’autre côté à la puissance par laquelle elle doit se laisser dominer pour avoir sens et totalité, l’esprit. Elle-même est l’articulation irréelle de l’englobant, par laquelle celui-ci est divisé en deux modes : l’un à partir duquel l’englobant peut être particularisé et rendu connaissable comme phénomène naturel explorable, l’autre qui est la manière dont l’englobant est réalité ou liberté compréhensibles, se constituant en totalités closes, et transparentes à elles-mêmes. L’être-là et l’esprit engendrent les formes de la réalité, sous lesquelles notre être se rend objet dans l’englobant ; la conscience en général est la forme, sous laquelle nous voyons l’englobant comme la condition de ce qui est universellement valable et communicable.
L’englobant en tant que l’être-même
Cet englobant que nous sommes (comme être-là, conscience en général, esprit), nous le dépassons quand nous posons la question : ce tout est-il l’être lui-même ?
S’il est l’être dans lequel doit nous devenir présent ce qu’est l’être tout court, on pourrait penser que cet apparaître serait pour nous en fait tout être. Nietzsche qui comprend l’être comme être interprété, et notre être comme acte d’interprétation, veut repousser tout autre être comme arrière-monde illusoire. Mais la question ne cesse pas aux limites de notre connaissance des choses, ni à l’intérieur de la conscience limitrophe de l’englobant que nous sommes. Cet englobant que je suis et connais, en tant qu’être-là, conscience en général, esprit, n’est au contraire pas compréhensible à partir de lui-même, mais il renvoie à autre chose. L’englobant que nous sommes n’est pas l’être lui-même, mais phénomène (Erscheinung), non apparence (Schein), dans l’englobant de l’être même. Mais cet être même, pour nous sensible par l’aiguille à la limite et qui est par là le dernier objet de notre interrogation, pour autant que celle-ci part de notre situation, est en soi ce qui est premier. Il n’est pas produit par nous, il n’est pas interprétation, ni un objet. Au contraire, il fait naître lui-même notre interrogation sans la laisser parvenir au repos.
L’englobant que nous sommes a sa limite d’abord dans le fait (Faktum). Bien que nous produisions d’après sa forme tout ce que nous connaissons, parce que tout ce que nous connaissons doit pénétrer dans les modes sous lesquels il peut devenir objet pour nous, nous ne produisons pourtant pas le moindre grain de poussière, d’après sa réalité empirique (Dasein). Ainsi l’être même est ce qui se manifeste comme indéfiniment explorable dans son phénomène, mais s’efface constamment lui-même et ne se manifeste qu’indirectement en ce que nous rencontrons dans le cours de notre expérience comme l’être-là déterminé et comme les lois de la succession des phénomènes dans toutes leurs particularités. Nous l’appelons le monde.
L’englobant que nous sommes a son autre limite dans la question par laquelle il est lui-même : l’être est la transcendance, qui ne se manifeste à aucune recherche expérimentale, même indirectement ; elle est ce qui, en tant que l’englobant tout court, “est” aussi inexorablement qu’il se refuse à être vu et reste inconnu.
L’existence possible, centre de la recherche philosophique
En face de la totalité des modes de l’englobant jusqu’ici étudiés, une profonde insatisfaction saisit le philosophe qui ne veut pas se perdre à la vue du pensable, mais veut s’avancer lui-même vers l’être véritable : il sait trop peu dans la multiplicité excessive, en apparence infiniment riche, à laquelle il est renvoyé ; dans toutes les dimensions de l’englobant ainsi conçu, il ne ressent pas l’être même ; il est affranchi de tous liens dans une ampleur qui paraît comme vide. La transcendance ne serait que comme un inconnaissable indifférent, l’esprit serait sans doute une totalité grandiose, mais où chaque individu en tant que lui-même, ce qui est le plus intime en lui, paraît comme disparu.
Le centre de la recherche philosophique n’est atteint que dans la conscience de l’existence possible.
L’existence est l’englobant non dans le sens de l’ampleur d’un horizon de tous les horizons, mais dans le sens de l’origine comme condition de l’être-soi (Selbstsein), sans lequel toute ampleur serait une boursouflure. L’existence, sans devenir jamais elle-même objet et figure, supporte le sens de tout mode de l’englobant.
Tandis que l’être-là, la conscience en général et l’esprit apparaissent en même temps comme quelque chose dans le monde, et peuvent être explorés comme des réalités perceptibles, l’existence n’est pas l’objet d’une science. Malgré tout, c’est ici qu’est pour ainsi dire l’axe autour duquel tourne tout ce qui, dans le monde, acquiert vraiment un sens pour nous.
L’existence est d’abord comme un nouveau rétrécissement ; car elle est comme celle qui est chaque fois unique avec les autres. C’est, peut-il sembler, comme si l’ampleur de l’englobant était reprise dans l’unicité de chaque être-soi qui, en face de la réalité de l’esprit englobant, paraît comme le rien d’un simple point. Mais cette étroitesse, située pour ainsi dire dans le corps de l’être-là empirique de cette conscience déterminée et de cet esprit, est en fait l’unique manifestation possible de la profondeur de l’être en tant qu’historicité (Geschichtlichkeit). Dans tous les modes de l’englobant, l’être-soi ne peut être vraiment certain de soi que comme existence.
Si nous mettons d’abord en contraste l’existence avec la conscience en général, l’existence est en moi le fond caché auquel se manifeste la transcendance :
L’englobant que nous sommes n’est jamais que par rapport à un autre. De même que je ne suis conscience que parce que j’aperçois en même temps l’autre qui est l’être objectif, sous les conditions duquel je suis là, et avec lequel je suis en relations, ainsi je ne suis existence qu’en connaissant la transcendance comme la puissance, par laquelle je suis vraiment moi-même. L’autre est ou bien l’être dans le monde pour la conscience en général – ou il est la transcendance pour l’existence. Ce double autre n’apparaît clairement que par la perception intérieure de l’existence. Sans existence disparaîtrait le sens de la transcendance. Il ne resterait que l’inconnaissable indifférent, une pensée sous-jacente, une hypothèse à imaginer, ou encore un je ne sais quoi d’inquiétant et effrayant pour l’être-là conscient, et par là un être-là à explorer psychologiquement de superstition et d’angoisse, qui doivent alors être surmontées par la perception rationnelle du donné de fait, qu’obtient la conscience en général. C’est par l’existence seule que la transcendance devient présente sans superstition trompeuse comme la réalité qui, ne disparaissant jamais pour elle-même, existe vraiment.
Mettons aussi en contraste l’existence et l’esprit ; l’existence est alors comme le facteur contraire à l’esprit :
L’esprit est volonté de devenir total, l’existence possible est vouloir être authentiquement.
L’esprit est ce qui est entièrement intelligible, ce qui vient totalement à soi, mais l’existence est l’inintelligible, ce qui se tient comme existence contre et avec une autre existence, ce qui détruit aussi chaque tout, sans atteindre jamais un véritable tout.
Dans l’esprit, la transparence parfaite elle-même deviendrait l’origine de l’être, l’existence au contraire reste, malgré toute clarification spirituelle, l’origine toujours irrévocablement obscure.
L’esprit élève tout et fait tout disparaître dans un universel et un tout : en tant qu’esprit, l’individu n’est pas lui-même, mais pour ainsi dire l’unité de l’individuel contingent et de l’universel nécessaire. Mais l’existence est irrévocablement dans un autre, elle est l’absolu répondant, l’irremplaçable, et par là, en face de tout être-là, de toute conscience et de tout esprit, l’étant proprement dit devant la transcendance, à laquelle seule elle se livre totalement.
L’esprit veut comprendre tout individu à partir de ce qui est général, tel un exemplaire qui lui permet de le reconnaître, ou à partir du tout, dans lequel il l’aperçoit comme membre. L’existence comme possibilité de la décision qu’on ne peut plus déduire d’un universel valable est origine dans le temps, elle est l’individu comme historicité : l’appréhension de l’intemporalité par la temporalité, non par le concept général.
Historiquement, l’esprit est présent à soi rétrospectivement comme totalité transparente ; historiquement au contraire, l’existence est comme éternité dans le temps l’historicité absolue de son être-là concret dans son opacité spirituelle toujours persistante. Mais l’existence n’est pas simplement cet inachèvement et cette obliquité de tout être-là temporel, qui comme tel doit toujours se dilater et se transformer en totalité spirituelle, mais l’être-là temporel véritablement transpénétré (durchdrungen) : le paradoxe de l’unité de temporalité et d’éternité.
L’immédiateté de l’esprit est l’idée en germe, dont la généralité se déploie jusqu’à la pleine clarté. L’immédiateté de l’existence au contraire est son historicité en rapport avec la transcendance, c’est-à-dire l’immédiateté irrévocable de sa foi.
La foi de l’esprit est la vie de l’idée générale, dans laquelle finalement on peut dire en vérité : la pensée est l’être. Mais la foi de l’existence est ce qu’il y a d’insondable en elle-même, ce sur quoi tout repose pour elle, et en quoi, pour elle aussi, esprit, conscience et être-là sont liés et enfermés, ce qui de soi-même possède primitivement impulsion et but, si bien que la formule de Kierkegaard est vraie : la foi est l’être.
Quand l’existence se comprend, cela n’est pas comme la compréhension d’un autre, pas non plus une compréhension qui, détachée du sujet qui comprend, pourrait encore constituer la compréhension d’un contenu ; ce n’est pas non plus un regard, mais c’est l’origine ne devenant elle-même que dans l’éclairement. Ce n’est pas comme la participation à un autre, mais tout à la fois la compréhension et l’être du compris. Ce n’est pas une compréhension dans le général, mais c’est, en passant par la compréhension dans le général (dans le milieu de l’esprit), la compréhension sans généralisation, dans l’actualisation absolue, dans l’action, dans l’amour, dans toute forme de la conscience absolue. C’est la différence entre la manière dont je comprends l’amour d’un autre sans jamais pouvoir le comprendre parfaitement, et la manière dont je comprends mon amour parce que je le suis réellement ; ou, ce qui est la même chose, la différence entre la manière dont je comprends un événement et une expérience, en participant effectivement à tout, et la manière dont je comprends d’une manière irremplaçable, parce que je me sais devant la transcendance.
Que nous rattachions l’existence à la conscience en général ou à l’esprit ou à tout autre mode de l’englobant, il se manifeste la même chose : sans existence, tout devient comme vide, comme creux, comme sans fondement, tout devient inauthentique, parce que tout se ramène sans fin à un masque et à un simple état de possibilité ou à un simple être-là.
La raison, lien des modes de l’englobant
Nous avons vu les modes de l’englobant :
L’être en tant que l’autre était ou le monde (explorable d’une manière universellement valable comme être-là empirique) ou la transcendance (comme l’être en soi).
L’être de l’englobant que nous sommes était ou bien notre être-là (comme être-là réel encore indéterminé, englobant), ou la conscience en général (comme siège de l’être devenant universellement valable pour nous, objectivement et du point de vue de l’entendement), ou l’esprit (comme l’ensemble du mouvement cohérent en soi de la conscience animée par les idées).
Mais comme origine, d’où tous ces modes de l’englobant sont primitivement animés et pour laquelle ils deviennent pour ainsi dire parlants, nous avons indiqué l’existence : le fondement obscur de l’être-soi, le lieu secret d’où je viens au-devant de moi-même et pour qui la transcendance devient pour la première fois réelle.
A l’existence est indissolublement liée une autre instance qui concerne la connexion de tous les modes de l’englobant. Il ne s’agit pas là d’un nouveau tout, mais d’une exigence constante et d’un mouvement constant. Cette” autre instance n’est pas un mode de l’englobant, mais le lien de tous les modes de l’englobant. Elle s’appelle raison.
Ce que fut la “raison” dans l’histoire, telle qu’elle se comprenait, ce qu’elle signifiait encore pour Kierkegaard et Nietzsche, la confiance ou la méfiance qu’on avait à son égard, cela devient en tout cas une question. L’éclairement des modes de l’englobant doit faire apercevoir l’ambiguité de ce qui est tenu pour raison.
Si la raison signifie la pensée objectivement claire, cette transformation de ce qui est non transparent en transparence, alors elle n’est rien d’autre que l’englobant de la conscience en général. En ce sens, on la nomme plutôt, conformément à la tradition de l’idéalisme allemand, entendement (Verstand).
Si la raison signifie le mouvement vers les totalités, la vie de l’idée, elle est l’englobant de l’esprit.
Si !a raison signifie le primat de la pensée dans tous les modes de l’englobant, on touche par là plus que la seule pensée. Elle est la pensée qui dépasse toutes les limites et qui, partout présente, formule ses exigences ; non seulement elle appréhende ce qui est connaissable d’une manière universellement valable et qui est lui-même une réalité rationnelle dans le sens de la légalité et de l’ordre du cours des événements, mais aussi elle met au jour l’autre, et même se tient devant ce qui est absolument antirationnel, le touchant et faisant par là exister pour la première fois cet antirationnel lui-même. Par le primat de la pensée, la raison est capable, dans un constant dépassement de limites, de mettre en lumière tous les modes de l’englobant, sans être elle-même un englobant comme eux. Elle n’est pour ainsi dire que l’englobant au sens propre, qui doit pourtant constamment se reprendre, reste insaisissable, sauf sous la forme des modes de l’englobant, dans lesquels elle se meut.
La raison n’est pas une origine, mais, parce qu’elle est le lien englobant, elle est comme une origine dans laquelle toutes les origines viennent pour la première fois à la lumière. Elle est l’inquiétude qui ne permet pas qu’on s’en tienne à quelque chose ; elle a rompu avec l’immédiateté de ce qui est encore inconscient en tout mode de l’englobant que nous sommes ; elle pousse sans cesse en avant. Mais c’est elle aussi qui peut à la fin engendrer le grand repos, non le repos d’une substance rationnelle croyant pouvoir se fier à elle-même, mais celui de l’être s’ouvrant à nous par la raison.
C’est l’impulsion indestructible de la recherche philosophique, sans laquelle celle-ci périrait : acquérir la raison, se restaurer comme raison, et comme la véritable raison, qui se détache toujours plus clairement des déviations et des rétrécissements de la prétendue raison, et qui peut fixer aux objections contre la raison leur droit et leur limite.
La raison ne doit pas s’asphyxier en quelque mode de l’englobant, ni en l’être-là en faveur de la volonté d’être-là qui s’affirme dans sa simple étroitesse téléologique et pourtant aveuglément, ni en la conscience en général en faveur de vérités exactes en nombre indéfini, qui restent indifférentes, ni enfin en l’esprit en faveur d’une totalité harmonieuse se fermant sur elle-même, qu’il est possible de contempler mais non de vivre.
La raison est constamment trop peu, quand elle est définitivement enfermée dans certaines formes, – et elle est constamment trop, quand elle apparaît comme substance propre.
Dans l’attitude rationnelle, je veux une clarté illimitée, j’appréhende la connaissance scientifiquement concevable, la réalité empirique et la validité contraignante du pensable, je vis en même temps avec la conscience des limites de ce qui est scientifiquement perceptible et de la clarté en général, je tends cependant de toutes les origines des modes de l’englobant au déploiement universel dans la pensée, je rejette partout l’absence de pensée.
Mais la raison elle-même n’est pas une réalité intemporelle, ni un royaume immobile de la vérité (comme les contenus de la connaissance scientifique, dont le sens valable n’est pas en mouvement, bien que leur conquête reste un mouvement sans repos et sans fin), ni l’être même. Elle n’est pas non plus le simple instant d’une pensée quelconque. Mais elle-même est la puissance qui rassemble, se rappelle et pousse en avant, et dont la limite est de nouveau chaque fois ce d’où vient son contenu ; elle dépasse chacune de ces limites, parce qu’elle exprime une insatisfaction constante. Elle pénètre dans toutes les formes des modes de l’englobant et paraît même n’être autre chose que leur lien, mais un lien qui ne subsiste pas par lui-même, mais produit à partir de l’autre ce que celui-ci même est et peut être.
La raison tend à l’unité, mais ne se contente ni de l’unique plan de ce qui est connaissable d’une manière exacte dans la conscience en général, ni de l’esprit comme principe de grandes synthèses. Elle accompagne d’une manière tout aussi décisive là où l’existence fait éclater ces unités, et elle est aussitôt de nouveau présente, pour pousser à la communication les existences qui se font face au bord de l’abîme de l’éloignement absolu.
Son essence paraît être le général, ce qui pousse à la loi et à l’ordre, ou est ceux-ci. Mais elle-même touche encore leur violation comme une possibilité de l’existence. Elle est elle-même encore l’unique, par lequel, dans la passion de la nuit, le chaos du négatif reçoit son mode d’existence possible pour elle, qui elle-même, à cette limite extrême, est définitivement abandonnée par ce qui lui est absolument étranger.
Les grands pôles de notre être : raison et existence
Les grands pôles de notre être, qui se rencontrent en tous les modes de l’englobant, sont donc la raison et l’existence. Elles sont inséparables. Chacune se perd quand l’autre se perd. La raison ne doit pas se perdre au contact de l’existence en faveur d’un défi qui se ferme sur soi et refuse désespérément de s’ouvrir. L’existence ne doit pas se perdre au contact de la raison en faveur d’une transparence qui se confond comme telle avec la réalité substantielle.
L’existence ne devient claire pour elle-même que par la raison ; la raison n’a de contenu que par l’existence.
Dans la raison se trouve la tendance à passer de l’immobilité et de l’indéfinité arbitraire des vérités exactes à la liaison vivante réalisée par la totalité des idées de l’esprit et, de celui-ci, à l’existence comme au sujet porteur qui pour la première fois donne vraiment l’être à l’esprit.
La raison renvoie à autre chose : au contenu de l’existence qui la porte, qui s’éclaircit en elle et lui donne les impulsions décisives. La raison sans contenu serait simple entendement et comme raison sans base. De même que, sans intuition, les concepts de l’entendement sont vides, la raison sans existence est creuse. La raison n’existe pas comme simple raison, mais comme activité de l’existence possible.
Mais l’existence renvoie aussi à autre chose : à la transcendance par laquelle elle, qui ne s’est pas créée elle-même, est pour la première fois l’origine indépendante dans le monde ; sans transcendance, l’existence est un défi démoniaque, stérile et froid. L’existence relative à la raison, par la clarté de laquelle elle éprouve une inquiétude et l’exigence de la transcendance, ne parvient que sous l’aiguillon des questions posées par la raison, à son vrai mouvement. Sans la raison, l’existence est inactive, assoupie, comme absente.
La raison et l’existence ne sont donc pas deux puissances se faisant face, qui lutteraient entre elles pour l’emporter d’une manière décisive l’une sur l’autre. Chacune n’est que par l’autre. Elles se promeuvent réciproquement, trouvent l’une par l’autre clarté et réalité effective.
Bien qu’elles ne deviennent jamais un tout définitif, chaque authentique réalisation n’est un tout que grâce à elles.
La raison sans existence tombe dans la pensée finalement arbitraire, malgré toute sa richesse possible, d’un mouvement purement intellectuel de la conscience en général ou de la dialectique de l’esprit. En glissant dans la généralité intellectuelle sans la racine astreignante de son historicité, elle cesse d’être raison.
L’existence sans raison, qui s’appuie sur le sentiment, l’expérience vécue, l’impulsivité irréfléchie, l’instinct et l’arbitraire, tombe dans la violence aveugle, mais par là dans la généralité empirique de ces puissances mondaines (Daseinsmachte). Sans historicité, dans la simple particularité de l’être-là contingent, avec son affirmation de soi sans transcendance, elle cesse d’être existence.
Sans l’autre, chacune perd l’authentique continuité de l’être, et par là la sûreté qui appartiennent en dehors de tout calcul possible à la raison et à l’existence authentiques. Elles ne se distinguent à la fin que par la forme de la violence sans communication. Qu’il s’agisse de la raison isolée ou de l’existence isolée, toutes deux ne sont plus ce qu’elles se nomment : il ne reste à leurs formulations sans fondement et sans but, dans le domaine empirique (Daseinsraum) qui va se rétrécissant, sous le voile de justifications fausses auxquelles elles ne croient pas elles-mêmes, que d’être utilisables comme moyens d’expression de l’être-là s’anéantissant lui-même.
Mais, à aucun endroit, il n’y a de repos dans l’être-là temporel. Au contraire, le mouvement est inéluctable, à partir du fondement de la substance, dans les tensions entre le particulier et le général, entre les bornes de l’effectivité et le vaste horizon, entre l’immé-diateté de la foi existentielle qu’on ne peut interroger et le mouvement infini de la raison.
Signification de cette forme de pensée
Après l’aperçu sur les manières dont a été conçu l’englobant, tel que nous le sommes, et tel qu’il est l’être lui-même, et sur la polarité de raison et d’existence, demandons-nous ce que de telles pensées, dont tant de philosophies ont présenté le développement, peuvent dans leur forme signifier et ne pas signifier.
Notre connaissance des objets dans le monde se produit du fait que nous les voyons en relations et les déduisons les uns des autres. Ce qui se présente à nous est compris, lorsque nous le comprenons à partir d’autre chose.
Mais quand il s’agit, dans la recherche philosophique, de l’englobant, il est évident que celui-ci n’est pas compris comme un objet situé dans le monde, et surtout que les modes de l’englobant ne peuvent être déduits d’un objet particulier qui se présente en eux.
Si nous appelons l’englobant la pensée, il faut dire : d’un contenu pensé, on ne peut pas déduire la pensée.
Si nous l’appelons notre conscience, il faut dire : d’un être pour la conscience, on ne peut pas déduire cette conscience.
Si nous l’appelons le tout, il faut dire : d’un individu, et serait-ce un tout aussi englobant qu’on veut, on ne peut pas déduire ce tout.
Si nous l’appelons l’être-là, il faut dire : à partir d’un être-là déterminé, connu objectivement, on ne peut pas comprendre l’être-là.
Si nous l’appelons raison, on ne peut pas déduire la raison d’un irrationnel.
Si nous l’appelons existence, on ne peut, d’aucun des modes de l’englobant, et encore moins de l’un de leurs contenus, déduire l’existence.
Bref : d’un étant pour nous, on ne peut pas déduire notre être, de ce qui se présente à moi, on ne peut pas me déduire moi-même.
Pas davantage l’être en lui-même ne peut être déduit de l’étant que nous connaissons :
Si nous l’appelons l’être, il faut dire : de l’étant multiple, on ne peut pas déduire l’être.
Si nous l’appelons l’être en soi, il faut dire : du phénomène, on ne peut pas déduire l’être-en-soi.
Si nous l’appelons la transcendance, il faut dire : de l’objectif, du réel concret, de l’être-là, on ne peut pas déduire l’inconditionné.
Toujours resurgit dans l’homme pensant ce qui déborde tout ce qu’il pense.
Maintenant dans la recherche philosophique, il y a toujours eu aussi la tendance opposée, celle qui consiste à déduire de l’être tout court tel que fut conçu l’englobant, l’être particulier tel que nous le connaissons objectivement, à faire sortir le monde entier avec nous-mêmes de principes connus philosophiquement, de même que nous comprenons les choses dans le monde à partir de leur cause. C’est là de nouveau chaque fois une erreur radicale, qui supprime la recherche philosophique. Car l’englobant ne peut jamais être connu comme une chose quelconque d’où l’on pourrait déduire autre chose. Chaque objet pensé, si englobant soit-il, chaque tout pensé, même chaque englobant conçu comme objet, reste, en tant qu’objet, un objet particulier, puisqu’il a en face de lui d’autres objets situés hors de lui et de nous. L’englobant lui-même – aussi bien comme ce que nous sommes que comme l’être en soi – se soustrait à l’état d’objet déterminé. Dans la mesure où nous le sommes nous-mêmes, il n’est qu’éclairé , dans la mesure où il est pensé comme l’être en soi, il est dans son phénomène l’objet d’une recherche sans fin ; dans la mesure où il parle comme transcendance, il est entendu par l’existence absolument historique.
Ainsi, parce que l’englobant n’est connu sous nulle forme tel qu’il est lui-même, on ne peut pas déduire de lui l’être, tel qu’il est pour nous. Cela ne pourrait arriver que s’il était connu auparavant en tant que lui-même. C’est pourquoi les fausses déductions procèdent comme si, par la connaissance, elles étaient déjà maîtresses de l’être lui-même.
En tant que déductions, à partir d’un seul principe, de toutes les catégories du pensable et de tout ce qui peut se présenter à nous dans le monde, ces déductions ne sont pourtant que des déductions constamment relatives de groupes particuliers considérés dans leurs rapports. Une déduction complète n’a jamais réussi et ne pourra jamais réussir. La valeur des essais accomplis en ce sens consiste en ce qu’ils accentuent la conscience de limites.
Les déductions de l’histoire réelle à partir des théories posant un fondement de cette histoire construisent des modèles, mais elles ne saisissent jamais que des réalités limitées, de simples aspects de l’être-là empirique. Elles se manifestent elles-mêmes comme des fonctions de cette connaissance qui progresse sans limites. Elles ne sont jamais ce qu’elles voudraient parfois être : connaissance du réel en soi.
Déduire le monde entier, y compris nous-mêmes, de la transcendance (par émanation, évolution, succession causale, etc.) est imaginaire ; l’idée de création est l’expression du mystère originel, l’énoncé de l’incompréhensible, le renversement de la question dans le fondement sans fondement.
De quelque manière que soit conçu l’englobant, chaque fois la pensée paraît un instant reprendre pied, quand l’englobant se montre passagèrement comme un objet de recherche. Cela arrive en fait avec tous les modes de l’englobant. L’erreur consiste chaque fois en ce qu’on pense acquérir comme un contenu de savoir ce qui est vrai seulement comme conscience de limite et comme revendication d’action autonome.
Comme réalité empirique de l’être-là, de la conscience et de l’esprit, l’englobant devient apparemment objet de l’anthropologie, de la psychologie, de la sociologie et des autres sciences humaines. Elles étudient les phénomènes humains dans le monde, mais de telle sorte que ce qu’elles découvrent n’est jamais la réalité englobante de cet être qui, non reconnu en tant que tel, est pourtant chaque fois présent. Aucune histoire ou sociologie de la religion, par exemple, n’atteint ce qui, dans ce qu’elles nomment religion, était dans l’homme l’existence même de celui-ci. Elles ne peuvent que l’enregistrer d’après son donné de fait qu’elles voient entrer dans la réalité de l’observable par un saut, absolument incompréhensible. Toutes ces sciences tendent à quelque chose qu’elles n’atteignent jamais. Elles ont ce caractère fascinant d’avoir affaire avec ce qui est vraiment important. Elles induisent en erreur quand elles pensent, dans leur activité immanente qui constate et déduit, saisir l’être même. Aussi ces sciences universelles ne se consolident-elles pas l’une l’autre. Toutes leurs délimitations ne sont que relatives. Chacune paraît traverser toutes les sciences. Elles semblent n’acquérir aucun sol propre, puisqu’elles ont en vue l’englobant qui, saisi par elles, n’est pourtant jamais plus l’englobant. Leur prestige est mensonger, mais il devient fécond quand, par elles, se produit la connaissance modeste, relative, indéfinie, de notre phénomène dans le monde.
La raison et l’existence elles aussi contiennent la pensée qui tend à les rendre transparentes et à les éveiller ; à la raison appartient la logique philosophique, à l’existence l’éclairement de l’existence.
Mais la logique ne relève plus de la vérité philosophique, elle a glissé vers une science trompeuse du tout, quand elle est devenue une science universelle de la conscience. Dans les grandioses doctrines de catégories se développant à partir d’un seul principe, le tout de l’englobant devait être aperçu et pensé comme la totalité de l’être lui-même d’après sa forme, et les pensées de Dieu avant la création devaient être aperçues et méditées. Mais ces recherches n’ont de vérité qu’à l’intérieur de la logique philosophique ouverte, comme orientation sur les possibilités de la forme de pensée, en de nombreuses directions qu’il s’agit seulement d’emprunter ; elles sont valables pour ce qui est phénomène dans le monde objectif ; elles restent sans fin et sans principe entièrement dominant qui les produirait. Comme auto-éclairement de la raison, la logique est philosophie, elle n’est plus connaissance objective, présumée, du tout.
L’éclairement de l’existence ne connaît pas l’existence, mais fait appel à ses possibilités. Mais comme existentialisme, il ressemblerait à un discours sur un objet connu, et précisément parce qu’il doit apercevoir les limites et éclairer le fondement indépendant, il ne s’égarerait que d’autant plus profondément, car il subsumerait sous ses concepts les phénomènes du monde en connaissant et en jugeant.
Toutes les fois qu’on durcit, qu’on isole et qu’on rend absolue la véritable idée de l’englobant, on la perd par conséquent. Dans l’englobant devenu objectif, le véritable englobant n’existe plus.
L’idée fondamentale qu’on en a est une idée pour ainsi dire renversante qui nous arrache à tout le caractère naturellement objectif de notre connaissance habituelle. Dans le monde, nous sommes occupés avec des choses, des contenus et des objets, et nous ne nous interrogeons nullement sur la manière dont nous possédons, considérons, voulons tout cela ; nous affirmons des vérités et nous ne cherchons nullement ce qu’est la vérité en général ; nous avons à nous occuper de questions dans le monde et nous ne nous interrogeons nullement au sujet de celui qui questionne ; dominés par ce que nous pouvons atteindre et connaître dans la praxis et la recherche, nous ne parvenons pas à la limite à partir de laquelle toute cette réalité de l’action, de l’avoir et de la recherche est soumise à la question. Au contraire, l’idée de l’englobant requiert qu’on reconnaisse la limite de tout être pour nous, ce qui s’effectue par l’abandon de la connaissance habituelle des objets. En fixant des limites à la connaissance qui est toujours connaissance d’objets, l’idée de l’englobant libère l’homme réel dans cette pensée et tout être touché par elle, de l’étroitesse de son identité présumée avec sa cognoscibilité et avec la connaissance fixe de ce qu’il est. Elle embrasse d’une manière vivante l’être mort d’un contenu connu.
C’est une idée simple, mais philosophiquement riche de conséquences infinies.
Premièrement elle atteint le penseur lui-même : tel que je me connais moi-même (tous les modes des schèmes du je 1 et de leurs accomplissements), je ne suis pas vraiment moi-même. Toutes les fois que je me fais objet, je suis moi-même en même temps plus que cet objet, à savoir l’être qui peut s’objectiver de cette manière. Toutes les façons de déterminer mon être m’atteignent en tant que je suis fait objet ; par elles je ne me reconnais que sous un aspect et dans un élément particulier, non tel que je suis moi-même. Mais si je me comprends, et me comprends exclusivement, comme être-là, vie et nature, en me faisant objet, et si je me comprends seulement pour autant que je suis objet, et comme je le suis, je m’y perds en même temps moi-même, je confonds la manière dont je suis pour moi-même avec ce que je puis être moi-même.
A l’être de l’englobant appartient une conscience de soi qui se voit comme être-là et vie, autant qu’elle acquiert comme conscience en général et comme esprit la conscience critique de limite, mais qui, comme raison et existence, se connaît elle-même pour la première fois tout entière, sans s’appauvrir par absoluti-sation dans quelque aspect limitatif et sans s’effacer pour ainsi dire dans sa possibilité.
Mais si je m’appréhendais déjà moi-même par survol comme l’être proprement dit, c’est-à-dire me comprenais, en face de l’être-là, de la conscience et de l’esprit, comme transcendance, je me perdrais de nouveau dans une fausse divinisation de moi-même, et je cesserais d’être une existence possible et sa réalisation.
Que je sois, en face de tout être-là connaissable du monde, moi-même, et que je sois en même temps, dans ma liberté créée elle-même, posé par la transcendance, – garder cette position de l’homme dans l’être-là temporel, telle est la tâche que l’homme doit accomplir dans sa voie étroite, d’où il est constamment porté à dévier dans la pensée de lui-même comme dans l’action réelle qui accompagne cette pensée.
Deuxièmement, l’idée de l’englobant atteint tout être connu sans exception. Je ne connais aussi cet autre, ainsi que moi-même, que comme il m’apparaît, non comme il est en soi. Aucun être connu n’est l’être. A chaque instant où je laisse l’être lui-même se réduire à un contenu connu, la transcendance a disparu pour moi, et je suis obscurci pour moi-même.
Mais pour nous rendre l’englobant réellement présent, nous devons, malgré de constantes déviations, le penser cependant, donc aussi le penser d’abord dans une déterminité chaque fois fausse, puis la dépasser, pour, dans le cours total de ces manières de concevoir l’englobant, pénétrer jusqu’à son origine qui n’est plus objet.
Résultat philosophique
Le but et par là le sens d’une pensée philosophique, c’est, au lieu du savoir d’un objet, plutôt la transformation de la conscience d’être et de l’attitude intérieure à l’égard des choses.
La présentation du sens de l’englobant a une signification qui crée une possibilité. Le philosophe y parle à lui-même : garde -toi l’espace libre de l’englobant ! Ne te perds pas en un être-connu ! Ne te laisse pas séparer de la transcendance !
Constamment, dans la pensée de l’être-là temporel, il faut parcourir de nouveau dans un processus circulaire la série des modes de l’englobant. En aucun de ses modes, on ne peut demeurer immobile. Un mode exige l’autre. La perte d’un mode rend faux tous les autres. C’est pourquoi le philosophe cherche à ne négliger aucun de ces modes de l’englobant.
Les modes se rapportent les uns aux autres. La tension qui règne entre eux n’est pas un combat inspiré par la volonté d’anéantissement, elle est ce qui les anime et les fait croître. C’est pourquoi on ne doit pas laisser la polarité radicale de raison et existence devenir un rapport exclusif, mais au contraire, au lieu de les opposer comme des ennemies, on doit faire croître cette polarité par une mise en question réciproque.
La relation n’est pas une interaction homogène, mais elle va de bas en haut et de haut en bas. De l’inférieur, il n’y a pas lieu d’attendre que le supérieur en sorte tout simplement, ou naisse certainement à condition que l’inférieur soit posé. Car le supérieur a une origine propre. Au contraire, c’est à partir du supérieur qu’il faut donner à l’inférieur rang et limite, sans qu’on puisse le produire. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier la relativité de chaque mode de l’englobant à l’égard de chaque autre et la direction de cette relativité.
Dans la mesure où chaque mode de l’englobant est vu, par rapport à la clarté de la raison, comme ce qui est encore relativement obscur, il existe une ressemblance extérieure entre ce qui est plus et ce qui est moins que la raison. C’est pourquoi le philosophe doit observer cette consigne : ne confonds pas existence et vitalité concrète, transcendance et nature.
Si l’espace libre est manifeste dans cette démarche philosophique, il existe un danger lorsque n’est pas constamment présente la conscience de l’existence possible : dans la pensée détachée, se voir comme perdu dans l’immensité. Mais, à partir de l’ampleur totale des directions à éclairer, la pensée authentique de l’englobant rejaillit d’autant plus résolument sur l’historicité concrète de ma présence. Maintenant seulement il est possible d’être présent sans disparaître dans un cadre étroit, sans pensée, aveugle et isolé. Maintenant aussi il est possible pour la première fois de saisir toute l’immensité, sans s’abandonner dans le vide de la simple généralité d’un entendement, dans la facticité absurde de l’être-là, dans un simple au-delà vide. Justement la déterminité de la profondeur historique est liée à l’ouverture de l’immensité sans limites, la vérité du sol à sa relation à l’ouverture sans sol de l’être, l’existence à la raison. Plus je pénètre indéfiniment par la pensée dans les profondeurs, plus mon amour devient vrai dans sa présence historique. Hôlderlin disait : qui pense le plus profond aime le plus vivant.
L’homme peut chercher le chemin de sa vérité dans une inconditionnalité non fanatique, dans une résolution qui reste ouverte.