(MHEM)
Ainsi voit-on chez Malebranche où les conditions de la vérité sont explicitement réalisées dans l’étendue intelligible, l’âme humaine être vouée à la sphère tout entière obscure et confuse du sentiment. 26
De même en est-il par exemple chez Fichte où, après que le sentiment, ou du moins une de ses modalités, à savoir l’amour, a été compris dans la nouvelle philosophie de l’existence comme l’essence même de celle-ci, de la vie et de la réalité, et bien plus, comme leur expérience, comme l’expérience même de l’absolu et sa manifestation, comme la source de toute certitude par suite et de toute vérité, comme celle de la béatitude, ce caractère phénoménologique interne du sentiment et le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre se trouvent une fois de plus, et comme la conséquence encore d’un préjugé capable de recouvrir l’intuition vivante d’une pensée aussi bien que l’influence sur elle d’un contenu dogmatique dont elle se veut l’explicitation, oubliés ou pour mieux dire explicitement niés. « 59
Il est remarquable à cet égard que, pour opposer la vérité telle qu’il la comprend à ce qui fait le caractère douloureux de la douleur, à son affectivité, Lachelier ait choisi, non un sentiment précisément, mais une sensation dont l’être-constitué se substitue devant le regard de la pensée à son être-originel, dont l’affectivité se trouve ainsi déchue, transportée de la dimension originaire de l’immanence où elle est la vie et trouve sa réalité, dans celle de l’idéalité où elle ne peut plus être précisément que représentée. 60
Ce qui rend possible toute forme d’erreur ou d’illusion concernant le sentiment réside plutôt dans le pouvoir dont celles-ci procèdent immédiatement, dont procède chaque fois « la vérité » qui, en elles, s’affirme indûment et qui n’est qu’une apparence, dans le Logos de la compréhension ontologique de l’être et de la pensée. 63
Encore l’erreur, l’illusion, ne tient-elle nullement, en fin de compte, à un mode déficient de l’exercice de ce pouvoir, à une mauvaise compréhension de l’être du sentiment par la pensée, elle lui est plutôt consubstantielle, et cela en tant que la compréhension ontologique de l’être, par suite, toute forme possible de compréhension, est par principe incapable de saisir, c’est-à-dire de laisser être et se développer, la vérité incluse dans le sentiment et qui lui est identique comme son affectivité même, en tant que le Logos de la transcendance est irréductible au Logos de l’affectivité. 63
De telles interprétations cependant peuvent se poursuivre à l’infini, multiplier les connexions conceptuelles par lesquelles elles s’accroissent et se constituent en des mythologies envahissantes, le sentiment a déjà parlé, ce qu’il est « en réalité », il l’a déjà dit dans la simplicité de son être transparent et la vérité de l’affectivité se laisse exprimer dans une seule proposition. 63
Faisant ainsi « appel au sentiment, son oracle intérieur », le sens commun, dit-il, « rompt tout contact avec ce qui n’est pas de son avis », car « il n’a rien… à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas en soi-même la vérité ». 63
La vérité cependant que le sens commun, selon Hegel, prétend fonder sur ce qu’il sent en lui-même et sur son sentiment intérieur, n’est pas la vérité de celui-ci, la vérité qui trouve son essence et son contenu dans l’affectivité elle-même, c’est chaque fois une thèse de la pensée, à savoir qu’il y a ou qu’il n’y a pas de progrès dans l’histoire de l’humanité, que les hommes sont méchants par nature ou qu’ils sont bons, que la guerre est inévitable, l’amour aveugle, l’égalité une utopie, etc., 63
Parce que la vérité du sentiment est foncièrement étrangère à la vérité incluse dans de telles propositions, elle ne saurait assurément ni la fonder, ni être atteinte au contraire lorsque celle-ci se révèle illusoire. 63
Qu’il n’en soit pas ainsi cependant, que la vérité du sentiment, à savoir le contenu qu’il manifeste, soit constituée par le sentiment lui-même et par rien d’autre, c’est là ce qui ruine la prétention de fonder sur celui-ci le contenu d’une thèse doxique et, en même temps, les objections dirigées contre le pouvoir de révélation de l’affectivité lorsque ce pouvoir est interprété comme la position d’un contenu de ce genre et en général comme une position. 63
En tant que l’état affectif se trouve soumis à un mode de saisie émotionnel extérieur et contingent par rapport à son être et lui conférant, par suite, une signification également extérieure et contingente, une signification « variable », la détermination ontologique du sentiment comme étant ce qu’il est, ce qui faisait selon Scheler la force du christianisme et en quelque sorte son naïvisme, ce qui faisait la vérité du sentiment, se trouve perdu, place est faite au contraire aux interprétations qui, sous prétexte d’instituer, au-delà du fait irréductible de la souffrance par exemple, « une sphère du sens et de la liberté », feront un « bien » de ce qui est un « mal » et réciproquement. 64
Qu’une illusion de ce genre existe ne met pas en cause, on le voit, la vérité absolue du sentiment considéré dans sa réalité, elle trouve son origine dans le caractère inadéquat de la signification affective à la lumière de laquelle cette réalité du sentiment est comprise dans la compréhension existentielle immédiate de soi-même, et dans ce qui fonde un tel caractère et, ultimement, l’inadéquation principielle de toute compréhension existentielle affective de soi-même ou d’autrui, dans la différence ontologique fondamentale de l’affectivité réelle et de l’affectivité irréelle. 67