Henry (1963) – Sartre

(MHEM)

Toute « présence à », dit Sartre, implique dualité, donc séparation. » 10

Avec cette dissociation le concept d’être sort de son indétermination pré-philosophique, il cesse de désigner indistinctement, comme il le fait trop souvent dans l’histoire de la philosophie et encore chez Sartre, l’étant et son fondement ontologique pour se référer explicitement et exclusivement à ce dernier. 11

C’est parce que Sartre confond la conscience avec le sujet abstrait (comme il confond l’être avec l’objet) qu’il est justement amené à la penser comme un abstrait, à affirmer que le « pour-soi n’est en aucune façon une substance autonome », que le dualisme vient de ce qu’on abstrait conscience et être, que ce qui est concret c’est leur rapport. 11

Il ne suffit pas de dire, comme le fait encore Sartre, que Heidegger rejette « l’isolement mégarique et antidialectique des essences », c’est une nouvelle conception de l’essence qui se fait jour, conformément à laquelle l’essence est la dialectique même, l’échange et le passage. 11

C’est justement parce que, selon Sartre, c’est l’être-en-soi qui devient pour-soi que le pour-soi porte en lui une contingence insurmontable en tant qu’il n’est jamais que l’être-pour-soi de l’en-soi, c’est-à-dire l’apparence de la détermination contingente. 13

Commentant Heidegger, Sartre avait déjà écrit dans l’introduction de L’Être et le Néant : « L’être est simplement la condition de tout dévoilement : il est être-pour-dévoiler et non être dévoilé. » 13

Lorsque la pensée de Sartre parvient à éviter cette chute de l’essence dans la détermination ontique (chute qui a été caractérisée par nous, non pas comme une subjectivisation, mais comme une étantisation), la signification du pour-soi de n’être rien que la simple présence du connu se trouve inévitablement affirmée : « la connaissance n’est rien d’autre, dit Sartre, que la présence de l’être au pour-soi et le pour-soi n’est que le rien qui réalise cette présence ». 13

La conscience, dit Sartre, est un abstrait puisqu’elle recèle en elle-même une origine ontologique vers l’en-soi. » 28

Cette confusion est plus grande encore, en même temps, toutefois, qu’elle s’éclaire pour nous, lorsque Sartre écrit : « Si le cogito conduit nécessairement hors de soi, si la conscience est une pente glissante sur laquelle on ne peut s’installer sans se trouver aussitôt déversé dehors sur l’être-en-soi, c’est qu’elle n’a par elle-même aucune suffisance d’être comme subjectivité absolue, elle renvoie d’abord à la chose. » 28

Qu’une telle confusion ne soit ni accidentelle ni privée de conséquence, qu’elle tienne à la carence ontologique des horizons ultimes de la philosophie de la transcendance et se retrouve par suite en toute pensée qui se meut à l’intérieur de ceux-ci, on le voit par exemple dans l’affirmation formulée par Sartre selon laquelle « le pour-soi se saisit dans l’angoisse, c’est-à-dire comme un être qui n’est fondement ni de son être, ni de l’être de l’autre, ni des en-soi qui forment le monde… ». 43

Ainsi voit-on chez Sartre, d’une part, la situation être primitivement définie à partir de la liberté : c’est seulement à la lumière de la fin projetée par elle que l’existence découvre chaque fois la situation qui est la sienne, de telle manière qu’elle porte la pleine responsabilité de ce qu’elle est, que tout arrive par l’homme et qu’ « il n’y a pas de situation inhumaine ». 44

Précisément la liberté, ou encore l’existence, le pour-soi, n’étant rien d’autre que ce qui n’est pas l’étant, l’en-soi, dit Sartre, son être s’épuisant dans cette négation, elle ne cesse de porter en elle ce qu’elle ne cesse de nier pour être ce qu’elle est, le rien « qui n’est rien que parce qu’il n’est pas l’en-soi ». 44

La facticité de ma place, dit Sartre, ne m’est révélée que dans et par le libre choix que je fais de ma fin… Mais, réciproquement, la facticité est la seule réalité que la liberté peut découvrir, la seule qu’elle puisse néantiser par la position d’une fin… Car si la fin peut éclairer la situation, c’est qu’elle est constituée comme modification projetée de cette situation. » 44

Mais il n’est pas meilleure façon de sortir d’un cercle que de le réaliser, et cela dans la plus extrême confusion : « la situation, dit Sartre, produit commun de la contingence de l’en-soi et de la liberté, est un phénomène ambigu dans lequel il est impossible au pour-soi de discerner l’apport de la liberté et de l’existant brut ». 44

De même en est-il dans la philosophie de Sartre où la cœnesthésie paraît d’abord sur le plan de l’existence irréfléchie et semble lui appartenir. 57

La douleur ne constitue cependant chez Sartre que l’être-en-soi de la conscience, « son être-là », « son rattachement au monde », « sa contingence », elle n’est ce qu’est la conscience qu’en tant que la conscience n’est pas ce qu’elle est. 57

Tel est précisément le statut de la cœnesthésie, c’est-à-dire aussi bien du corps lui-même, de ce que Sartre appelle encore la contingence, la facticité : celui d’une présence qui hante la conscience comme ce dont elle ne peut se défaire, comme le terme inévitable à partir duquel elle se lève vers le monde et construit ses projets, étant entendu que cette présence n’est telle, n’est une présence que par la distance où la tient la conscience, elle-même identique avec cette distance comme telle. 57

Et Sartre : « c’est toujours moi qui déciderai que cette voix est la voix de l’ange », … en sorte qu’« il n’y a pas de signe », car « l’homme déchiffre le signe comme il lui plaît ». 61

C’est pourquoi on ne saurait accepter sans réserve la conclusion de la critique dirigée par Sartre contre la thèse des « abstraits émotionnels » de Baldwin. 67

[…] on trouve, avec l’omission pure et simple de la dimension ontologique fondamentale de la réalité, l’assimilation de tous les sentiments susceptibles d’être vécus par l’homme à des sentiments simplement visés par lui, la réduction de l’être du sentiment à celui d’une structure transcendante irréelle. Ainsi en est-il chez Sartre. 67

Tous les sentiments chez Sartre sont des sentiments irréels, et cela non par hasard : en confiant au néant le pouvoir de rendre manifeste tout ce qui est, et le sentiment lui-même, la problématique abandonne nécessairement celui-ci au milieu que s’oppose ce pouvoir comme ce qu’il n’est pas. 67

Ainsi vaut contre sa propre philosophie la critique adressée par Sartre à La Rochefoucauld, celle de ne connaître qu’une affectivité pervertie par le regard et comme telle essentiellement différente de l’affectivité originelle. 67