L’existence du mur est l’être du mur en tant que cet être est posé dans une extériorité radicale par rapport à lui-même, elle est, pour reprendre la forte expression de Fichte, « son être en dehors de son être ». 10
L’existence, dit Fichte, doit se saisir, se reconnaître et se former comme simple existence et poser et former en face d’elle un être absolu dont elle-même n’est que la simple existence : elle doit par son propre être s’anéantir en face d’une autre existence absolue ; ce qui lui donne justement le caractère de simple image, de représentation… de l’être. » 10
L’image est le nom de l’existence considérée comme la manifestation de l’être, elle est la forme de l’être, ce que Fichte appelle aussi le savoir. 10
Déjà dans la troisième Conférence, Fichte avait caractérisé le savoir comme « l’existence absolue ou… la manifestation et la révélation de l’être dans son unique forme possible ». 10
Cette « existence que nous distinguons… n’en est pas distincte », dit Fichte, elle est « primitive », tout aussi primitive que son être. 10
Ainsi, pour Fichte comme avant lui déjà pour Bœhme, on ne peut considérer l’être divin à part du processus par lequel il émerge dans la lumière, le Père n’est pas dissociable du Fils qu’il engendre éternellement, et son être est un avec cet engendrement dans lequel il se réalise. 10
L’unité de l’être et de l’existence a pour conséquence la division de l’être, son auto-séparation d’avec soi et, comme le dit Fichte, son expulsion hors de soi. 10
Voici comment Fichte s’exprime à ce sujet : « L’être absolu se présente dans son existence… comme cette indépendance à l’égard de son être intime propre ; il ne crée pas une liberté en dehors de lui-même ; mais il est lui-même, dans cette partie de la forme, cette liberté qui lui est propre en dehors de lui-même, et à cet égard il est assurément différent dans son existence de ce qu’il est dans son être et s’expulse de lui-même pour y rentrer avec une vie nouvelle. » 10
L’être n’existe que comme être-autre, mais le retour de l’autre dans le même, ou plutôt l’unité qui les relie et que Fichte appelle la vie, ne supprime pas leur dualité mais la présuppose comme son fondement ontologique et phénoménal. « 10
Que la « conscience soit l’existence absolue ou la manifestation et la révélation de l’être dans son unique forme possible », c’est ce que Fichte affirme explicitement. 11
C’est en fait le même pouvoir ontologique de manifestation qui est pensé par Fichte sous les titres, équivalents pour lui, d’existence, de forme, de représentation, de manifestation, de révélation, d’image, de conscience et d’être au sens philosophique, c’est-à-dire au sens qu’a le verbe être dans l’expression « le mur est ». 11
A l’existence phénoménale qui se réalise dans un tel processus, Fichte donne explicitement le nom de conscience. 11
Cette conscience qui surgit dans un processus ontologique déterminé a en conséquence les caractères ontologiques que lui confère le processus dont elle résulte, et ces caractères sont les mêmes que ceux de l’image ou de la représentation qui adviennent aussi à l’intérieur d’un tel processus et qui ne sont, à vrai dire, rien d’autre que la conscience : « l’existence, disait Fichte dans un texte que nous avons cité, mais que nous rétablissons maintenant dans son intégralité, doit par son propre être s’anéantir en face d’une autre existence absolue ; ce qui lui donne justement le caractère de simple image, de représentation ou de conscience de l’être. » 11
La présence qui surgit dans ce dédoublement opposant est l’existence de Fichte, laquelle se trouve comprise pour cette raison comme représentation. « 11
L’existence, disait Fichte, doit par son propre être s’anéantir en face d’une autre existence absolue ; ce qui donne justement le caractère de simple image, de représentation ou de conscience de l’être. » « 11
L’existence de l’être, dit encore Fichte, est la conscience ou la représentation de l’être. » 11
Le problème de la manifestation de l’essence pure de la phénoménalité était déjà posé chez Fichte qui le comprenait dans les Conférences comme celui de la manifestation de l’ « existence ». 14
S’interrogeant sur cette réalité effective, c’est-à-dire sur le devenir conscient de l’existence pure, Fichte demande au sujet de celle-ci : « Que lui advient-il lorsqu’elle se saisit ainsi ? » Ce qui advient à l’existence qui se saisit ainsi, c’est-à-dire dans l’objectivation, est le devenir sous la forme de la détermination consciente. 14
Dans ce retour vigoureux sur elle-même, dit Fichte, elle (l’existence) voit directement qu’elle est ceci et cela, qu’elle porte tel caractère. » 14
Parce que l’essence pure de la manifestation ne se réalise dans l’objectivation que sous la forme de la détermination finie, Fichte pouvait comprendre une telle réalisation comme l’avènement même du monde dans sa diversité. 14
Que se produit-il, cependant, lorsque cette phénoménalité devient effective ? « Que renferme donc en cet état la conscience ?… Le monde, dit Fichte, et rien que le monde. » 14
Ou bien l’essence pure de la phénoménalité n’est-elle pas présente en tant que telle dans le contenu réel de l’apparence ? L’absolu ne se manifeste-t-il pas en lui-même dans cette conscience effective ? « Ou bien, demande Fichte, la vie divine ne se trouve-t-elle pas immédiatement dans cette conscience ?… Non, car la conscience ne peut absolument que transformer en un monde cette vie immédiate, et dès qu’on pose cette conscience, cette transformation est posée comme effectuée. » 14
De même que chez Fichte l’existence pure qui définit l’essence n’entre dans la condition phénoménale que sous la condition de la détermination objective sans pouvoir cependant maintenir dans cette forme la pureté de son essence originaire, en sorte que « toujours la forme nous voile l’essence », de même chez Schelling la conscience pure qui se réalise phénoménalement dans l’objet n’est plus, en fait, dans cette réalisation que l’objet lui- même. 14
C’est pourquoi on voit chez Fichte la liberté déplacer sans cesse la limite qu’elle s’oppose pour se réaliser, c’est-à-dire pour apparaître. 14
L’ambiguïté de l’être stable que, par exemple chez Fichte, l’existence pose en face d’elle en se retirant de lui, tient donc à la vieille confusion de l’être et de l’étant. 15
Le savoir de soi du savoir de l’étant est, comme le comprenaient déjà Fichte et Schelling, le savoir transcendantal. 17
La conscience de soi, dont Hegel dit contre Fichte qu’elle ne surgit qu’après un processus préliminaire, n’a donc à la rigueur aucune signification ontologique, elle ne saurait désigner la structure de l’essence ni lui appartenir. 21
C’est de la manifestation de l’essence sous la forme d’un horizon qu’il convient, à vrai dire, d’affirmer le caractère inadéquat, c’est de la forme de l’horizon seulement, c’est-à-dire de la forme de toute manifestation effective telle qu’elle est comprise à l’intérieur de l’horizon du monisme, qu’on peut dire avec Fichte que « toujours la forme nous voile l’essence ». 31
L’être absolu, disait Fichte, est dans cette partie de la forme cette liberté qui lui est propre, en dehors de lui-même. » 37
Ainsi voit-on l’absolu être finalement compris chez Fichte, non plus comme surgissement et devenir de l’existence dans l’altérité, comme être-à-l’extérieur-de-soi de l’être, mais au contraire comme la persistance et le maintien de celui-ci en lui-même, et cela sous la forme de l’amour. 38
L’amour, dit Fichte dans la dixième Conférence, s’appuie directement sur lui-même, parce qu’« il est directement l’absolu se supportant et se maintenant lui-même ». 38
Que le maintien de soi par l’être absolu signifie précisément la permanence et la persistance de celui-ci en lui-même, au sens de l’immanence, cela se voit dans le fait qu’immédiatement après avoir posé l’amour comme ce maintien en soi constitutif de l’être absolu, Fichte lui oppose la réflexion, non comme une modalité psychologique opposée à une autre, mais comme une structure universelle identifiée par lui au processus de la division et de la différence. « 38
Ce n’est pas, écrit Fichte à la suite des propositions précédemment citées, la réflexion, laquelle en vertu de son essence se divise et s’oppose ainsi à elle-même, c’est l’amour qui est la source de toute… réalité. » 38
Source de toute réalité, l’amour est aussi, selon Fichte, celle de la béatitude. 38
Aussi, poursuit Fichte, la division de la vie divine une en divers individus n’est nullement dans l’amour mais bien uniquement dans la réflexion. » 38
Avec l’opposition à la réflexion d’une structure d’où celle-ci se trouve radicalement exclue, et qui ne peut non plus être comprise par elle, se fait jour chez Fichte une nouvelle philosophie de l’existence dans laquelle cette dernière ne désigne plus la simple opposition à soi de l’être dans l’extériorité ni son fondement, à savoir le dépassement de l’être lui-même, mais ce qui au contraire ne saurait être dépassé et qui, ne pouvant ainsi se dépasser soi-même, ne peut non plus revenir sur soi pour se poser soi-même ni tenter de se déduire ou de se comprendre. 38
L’existence, écrit Fichte, ne saurait être sans se trouver, se concevoir, se supposer… », et il ajoute, en une proposition essentielle : « de par le caractère absolu de son existence et du fait qu’elle est liée à cette existence qui est sienne, toute possibilité lui est coupée de dépasser cette dernière et de se comprendre, et de se déduire encore au-delà de cette dernière, … elle est déjà donnée…, sans pouvoir s’expliquer comment et pourquoi elle est telle. » 38
L’existence qui, liée à elle-même, ne peut se dépasser soi-même, se montre du même coup radicalement indépendante à l’égard de ce qui se produit dans un tel dépassement, à l’égard de la représentation de soi et du concept, de l’existence primitivement reconnue comme existence dans l’extériorité, comme existence objective : « cette existence elle-même, dit Fichte, repose et se fonde sur elle-même, antérieurement à toute notion qu’elle a d’elle-même et insoluble pour cette notion qu’elle a d’elle-même ». 38
Que l’existence ainsi comprise d’une manière essentielle comme antérieure à toute notion qu’elle peut avoir d’elle-même et comme radicalement indépendante à l’égard de celle-ci, constitue précisément l’être même de l’absolu, c’est ce que Fichte affirme inconditionnellement : « d’où lui vient, demande-t-il à propos de l’existence, cet être complètement indépendant de tout son être découlant de sa notion d’elle-même et qui, au contraire, précède celui-ci et le rend possible ?… C’est là la forte et vivante existence de l’absolu lui-même qui est seul capable d’être et d’exister, et en dehors duquel rien n’est ni n’existe véritablement ». 38
La modification radicale que subit la théorie de l’existence lorsqu’elle concerne l’existence de l’absolu lui-même, c’est-à-dire l’existence véritable, ce qui seul « est et existe véritablement », a été aperçue par Fichte et même explicitement affirmée par lui. 38
C’est pourquoi « après avoir reconnu dans la conscience avec toute sa forme diverse que nous prenions auparavant pour l’existence véritable, une simple existence de seconde main et la simple manifestation de cette existence et reconnu l’amour dans l’existence vraie et absolue », Fichte en vient à modifier de la même manière et non moins explicitement sa théorie du Verbe, c’est-à-dire l’interprétation donnée par lui du début de l’évangile de saint Jean. « 38
Qu’il en soit bien ainsi et que l’existence sans différence de l’absolu en soit effectivement une, soit une expérience, c’est là chez Fichte une présupposition. 38
Celle-ci est visible dans le fait que l’amour apporte la béatitude, ce qui constitue le thème fondamental de la pensée religieuse de Fichte, laquelle repose précisément sur la nouvelle philosophie de l’existence. 38
La béatitude est une expérience, une forme de l’existence ou plutôt l’existence elle-même telle que la comprend maintenant Fichte, et cela en tant qu’elle n’est rien d’autre que « l’absolu se supportant et se maintenant lui-même », rien d’autre que l’amour. 38
Voilà pourquoi, parce que l’existence absolue est identiquement la révélation de l’absolu, Fichte pouvait, dès la troisième Conférence, dire de l’existence, en tant qu’immanente précisément, en tant qu’elle « ne saurait être sans se trouver, se concevoir, se supposer », qu’« il est de son essence de se saisir elle-même ». 38
La mise en lumière d’un mode originaire de révélation comme trouvant précisément sa structure dans l’immanence est seule susceptible de fournir le fondement ontologique sans lequel la signification phénoménologique impartie au nouveau concept fichtéen de l’existence ne peut être tout au plus qu’une pré supposition et, finalement, pas même cela : parce qu’une telle mise en lumière ne s’accomplit pas chez Fichte, parce que le travail ontologique qui devrait y conduire n’est ni entrepris ni même simplement esquissé, le concept régnant et traditionnel de la phénoménalité dont les droits n’ont ainsi jamais été véritablement contestés, reprend inévitablement son pouvoir et, quand elle n’éclate plus dans l’extériorité mais se confond au contraire avec la simplicité de l’être primitif l’existence retombe avec lui dans l’indétermination et dans la nuit. 38
Ici la pensée de Fichte se meut dans l’incertitude, la présupposition de l’existence primitive ne peut se maintenir, à titre de présupposition constante, de présupposition effective, inévitablement les contradictions apparaissent. 38
Il est remarquable qu’au moment où elle se trouve comprise de la sorte par Fichte, son caractère phénoménologique devienne brusquement incertain ou, pour mieux dire, soit mis en cause et finalement nié. « 38
Aux degrés inférieurs de la vie spirituelle de l’homme, dit Fichte, l’être divin ne se révèle pas en tant que tel à la conscience… au point central de la vie spirituelle… il se découvre en tant que tel à la conscience… il entre dans la forme qui vient d’être démontrée la forme nécessaire de l’existence et de la conscience comme une image et une reproduction ou comme une notion qui se donne expressément pour une simple notion sans aucunement se faire passer pour la chose elle-même. » 38
L’existence de l’être dans l’extériorité, c’est-à-dire encore la représentation de l’absolu, ne se recouvre pas avec ce dernier, elle n’en est, selon l’affirmation explicite de Fichte, qu’une simple réplique, une simple reproduction, « une image ». 38
C’est en elle, dit Fichte, cette existence divine immédiate, qu’était la vie, le fondement le plus profond de toute existence vivante, substantielle, mais demeurant éternellement cachée au regard. » 38
Et plus loin, commentant la parole selon laquelle « personne n’a jamais vu Dieu », Fichte écrit : « l’essence divine est cachée en elle-même, elle ne se manifeste que sous forme de savoir ». 38
L’œil de l’homme, dit Fichte, lui cache Dieu. » 38
Et comment Fichte aurait-il pu maintenir d’une façon absurde pareille séparation, lui qui affirme : « apercevoir l’unité absolue de l’existence humaine et divine est bien certainement la connaissance la plus profonde à laquelle l’homme puisse s’élever » ? Qu’à cette connaissance de l’unité, toutefois, l’homme s’élève ou non, celle-ci existe comme structure ontologique universelle et, par suite, indépassable. 38
Que l’absolu, tel que le comprend justement Fichte comme une existence primitive dans l’immanence, ne se manifeste pas, cela tient à l’absolu lui-même et à sa nature, plus précisément au fait que la structure interne de l’immanence n’est pas saisie par Fichte comme originairement révélatrice de soi, comme celle de la révélation. 38
Une telle compréhension qui est identiquement celle de la structure interne de l’immanence et de l’essence originaire de la révélation, est précisément celle qui manqua à Fichte pour lui permettre de donner un contenu effectif aux intuitions fondamentales de sa pensée religieuse, comme elle devait manquer plus tard, avec, toutefois, des conséquences infiniment plus graves, à toute l’ontologie moderne. 38
L’échec du savoir spéculatif dans sa prétention de saisir l’être de l’absolu, c’est-à-dire l’essence du divin, donne sa signification philosophique à la distinction instituée par Fichte, à propos de celui-ci précisément, entre l’élément « historique » et l’élément « métaphysique » du phénomène. 46
Voilà pourquoi, comme le note Fichte, Jésus « n’explique absolument rien du monde au moyen de son principe religieux, et ne déduit rien de ce principe », pourquoi, en ce qui concerne son être propre, il écarte la possibilité même d’une connaissance spéculative. 46
Pour Jésus, dit Fichte avec une profondeur infinie, une telle transcendance était pure impossibilité ; car à cet effet il lui aurait fallu dans sa personnalité se distinguer de Dieu, se poser à part, s’étonner devant lui-même comme devant un phénomène curieux et prendre à tâche de résoudre l’énigme de la possibilité d’un individu tel que lui. » 46
C’est pourquoi, parlant de cette existence de Jésus et de ce qu’elle fut pour lui, Fichte peut encore dire qu’« il ne la connaissait pas sous forme de concept général, à la manière dont le philosophe spéculatif la connaît et cherche à la définir ; car il ne puisait pas dans le concept mais purement et simplement dans sa conscience de soi. 46
Ainsi doit être rejetée la thèse de Fichte selon laquelle « le sentiment… dépend du hasard » et ne saurait comme tel, en raison de ce caractère contingent et variable de son être, nous permettre de saisir la vie, au sens où il l’entend, et d’en jouir, c’est-à-dire asseoir notre rapport à l’absolu, la possibilité de fonder un tel rapport devant être laissée à ce qui est seul capable de subsister par soi-même et ainsi de durer, à la conscience de soi identifiée à la connaissance et à la pensée. 55
Ainsi doivent être écartées les pensées d’inspiration fort différentes qui, partageant cependant avec celle de Fichte et, à vrai dire, avec la quasi-totalité des philosophies du sentiment la conception de la contingence absolue de celui-ci, c’est-à-dire de sa dépendance à l’égard de l’événement et d’une manière générale de l’affection, croient pouvoir fonder sur le phénomène de cette dépendance et sur cette contingence même, comprise dès lors comme un caractère essentiel de l’affectivité, un savoir positif concernant celle-ci, sa genèse, son développement ainsi que ses principales propriétés. 55
On se sent au moins et on se possède soi-même jusque dans le sentiment de la douleur, dit Fichte, et cela seul déjà donne une inexprimable félicité. » 70
Il n’y a lieu, en aucune façon, de parler ici d’une opposition entre Fichte et Schelling ni, par suite, d’une synthèse que Hegel aurait eu à réaliser entre les deux philosophes. 71