(MHEM)
Au plus haut degré de perfection, nous trouvons une évidence immédiate, originaire, et dans laquelle les divers éléments d’intention signifiante par lesquels la conscience vise l’objet se trouvent tous être remplis par une intuition correspondante, de manière que rien d’obscur ni d’indistinct ne demeure dans une telle expérience. I
En vertu de sa structure éidétique, celui-ci rend en effet possible une conscience d’appréhension dont l’expérience s’accomplit conformément au type de l’évidence apodictique et se révèle par conséquent susceptible d’engendrer une position rationnelle au sens fort, c’est-à-dire dont la validité ne puisse plus être mise en question. I
Si particulière et si intense que soit l’expérience subjective à laquelle parvient la conscience qui s’égale à l’objet dans la certitude et dans la vérité, une telle expérience n’est encore qu’un mode d’une vie essentiellement finie. 3
Dans la jouissance de l’être fini ou de l’expérience finie qui le donne, la conscience ne peut se délivrer du mode d’existence qu’elle doit assumer si elle veut vivre la vie rationnelle à laquelle appartiennent également la certitude singulière et l’être déterminé. 3
La conscience cartésienne qui vise rationnellement l’être déterminé et qui se donne l’expérience subjective de la certitude, n’est point privilégiée. 3
En réalité, la condition de l’expérience n’est qu’un terme posé par la pensée réflexive, quelque chose qui flotte librement comme le simple corrélât d’une conscience cherchant un principe d’explication, elle n’est plus finalement qu’une hypothèse. 7
Depuis longtemps, cependant, depuis l’aube et la venue de la philosophie moderne, en tout cas, une autre forme originelle de l’être n’a-t-elle pas été pensée et mise en lumière ? La philosophie de la conscience n’a-t-elle pas consisté justement, à travers ses imperfections et quelles que soient celles-ci, dans l’ouverture d’une autre dimension d’existence et d’essence, n’a-t-elle pas indiqué à l’homme le surgissement pour lui et en lui d’une autre région d’expérience, d’un autre mode de la réalité, et cela en un sens ontologique ? Dès que la pensée se montre capable de conférer à la problématique qu’elle a suscitée un caractère et une portée d’ordre ontologique, les oppositions apparentes qui prétendaient servir d’indices et dessiner en quelque sorte, dans le champ de la recherche, des lignes de clivage pour la réflexion ultérieure, s’effacent, leur signification apparaît en tout cas comme devant être remise en question et, très souvent, elle se révèle nulle. 11
Mais ce que la conscience atteint chaque fois dans son expérience, la signification qu’elle donne au contenu de celle-ci et qu’elle se donne à elle-même, est quelque chose qui vaut seulement « pour elle », c’est l’existence telle qu’elle se la représente, ce n’est pas l’existence telle qu’elle est en soi. 19
Lorsque la conscience naturelle se sera élevée à travers toute la série de ses expériences, à travers l’expérience de la conscience malheureuse, au savoir philosophique qui est le nôtre, l’unité de l’essence et de l’existence qui constitue l’essence de cette conscience lui deviendra présente à elle-même, ne sera plus seulement une unité pour nous. 19
La conscience qui est la vérité de l’étant en ce sens qu’elle se représente comme telle est donc le résultat, elle ne saurait être un principe de l’expérience. 20
Expliquant comment l’expérience réside à ses yeux dans la comparaison qu’institue la conscience entre son objet et son savoir, il justifie ainsi son point de vue : « car, dit-il, la conscience est d’un côté conscience de l’objet, d’un autre côté, conscience de soi-même ; elle est conscience de ce qui lui est le vrai et conscience de son savoir de cette vérité. 20
Le mouvement de la conscience dans l’expérience trouve ainsi son principe, selon Hegel, dans ce que cette conscience se représente, et cela non seulement au sujet de l’objet, mais encore à propos d’elle-même. 20
A cette histoire de l’expérience de la conscience, toutefois, Hegel assigne un but, celui pour cette conscience de se comprendre elle-même telle qu’elle est en soi. 20
Cette compréhension de soi de la conscience dans son essence, Hegel l’attribue cependant à la conscience qui fait l’expérience, et cela comme une condition, comme un principe qui rend cette expérience possible. 20
La compréhension de soi de la conscience dans son essence ne peut cependant résulter de l’expérience et, en même temps, la précéder comme sa propre condition de possibilité. 20
Hegel, cependant, a besoin d’une telle confusion, elle seule lui permet de traiter l’être- pour-soi à la fois comme quelque chose qui est à l’origine de l’expérience, qui appartient à la conscience en vertu de son essence même, et, d’autre part, comme un savoir que la conscience se représente au même titre qu’elle se représente un objet, et cela de manière à pouvoir instituer entre eux, comme entre deux termes situés sur un même plan, une comparaison, quelle que soit la façon dont cette comparaison s’établisse, que ce soit le savoir ou l’objet qui serve de mesure. 20
En la confondant avec l’être-pour-soi qui constitue la structure ontologique originaire de la conscience, Hegel n’obtient pas seulement l’avantage de placer la représentation de son savoir par la conscience au début de l’expérience et de pouvoir en faire par suite un ressort de celle-ci – ou plutôt cet avantage peut encore s’exprimer autrement en disant, comme le fait Hegel, que non seulement les deux moments, l’objet et le savoir, sont pour la conscience, mais encore que la comparaison est elle aussi son fait « de sorte que, quand la conscience s’examine elle-même, il ne nous reste de ce point de vue que le pur acte de voir ce qui se passe » sans intervenir nous-mêmes. 20
Et certes le mouvement de l’expérience de la conscience trouve son principe dans la conscience elle-même, puisque aussi bien un tel mouvement se produit même si nous ne sommes pas là pour l’examiner et le comprendre. 20
Cette immanence à la conscience du principe du mouvement de son expérience, Hegel l’interprète toutefois comme une présentation explicite à la conscience des éléments qu’elle examine, comme une présentation dans la représentation. 20
La conscience qui fait l’expérience et pour qui le second objet vaut maintenant comme la vérité ne voit en lui qu’un nouvel objet, qui remplace purement et simplement le premier. 20
L’expérience réelle ne se produit ni devant la conscience, ni derrière elle, elle se produit dans la dimension ontologique originaire de l’être-pour-soi. 20
Le « moment qui n’est pas présent pour la conscience qui est elle-même enfoncée dans l’expérience » est un moment abstrait. 20
Le mouvement de la conscience vers le savoir vrai est le mouvement de l’expérience. 20
Le mouvement de l’expérience trouve son origine, selon Hegel, dans l’inégalité qui existe entre la conscience de l’objet et la conscience de soi, dans la différence, dit Heidegger, entre le savoir naturel et le savoir réel. 20
Lorsque cette différence sera supprimée, lorsque la conscience sera égale à son objet, parce que cet objet sera la conscience même, alors l’expérience s’arrêtera. 20
En quoi consiste, cependant, l’inégalité entre la conscience de l’objet et la conscience de soi, la différence entre le savoir naturel et le savoir réel, différence qui se trouve à l’origine du mouvement de l’expérience ? Le savoir naturel est le savoir de la conscience qui vise l’étant. 20
La différence qui est à l’origine de l’expérience n’est pas une différence entre deux représentations, c’est une différence entre ce que la conscience se représente et, d’autre part, ce qu’elle est en soi. 20
Surmontée à la fin du cours de l’expérience, cette différence risquait, il est vrai, de l’être dès le début, puisque le savoir réel immanent à la conscience naturelle, le savoir de soi du savoir de l’objet, était justement compris comme une représentation de ce savoir, comme le savoir vrai. 20
Ce qui résulte de l’histoire de l’expérience de la conscience, en fait, ce n’est pas l’absolu, mais seulement sa représentation dans le savoir vrai. 21
La désignation d’un contenu comme immanent ne détermine-t-elle pas pourtant celui-ci d’une façon plus précise, en l’opposant par exemple au contenu « transcendant » de la conscience ? Si une telle opposition a un sens, s’il y a véritablement lieu d’instituer une distinction dans le cours de notre expérience entre les contenus qui lui appartiennent en tant que contenus immanents et ceux qui ne sont encore que transcendants par rapport à elle, n’est-ce pas le mode même selon lequel ces contenus sont reçus par la conscience dans l’expérience qu’elle en fait qui doit alors et chaque fois être différent ? Et si l’immanence désigne précisément le mode selon lequel s’opère la réception d’un contenu lorsque celui-ci revêt cette qualification d’être immanent, ne doit-elle pas, dès lors, être déterminée en tant que telle et constituer par suite l’essence particulière d’un mode spécifique de réceptivité ? A vrai dire, dès que la problématique se pose les questions les plus simples, et pourvu que celles-ci aient une signification ontologique rigoureuse, les évidences surgissent devant elle. 30
Transcendant à la conscience apparaît en effet le contenu primitivement désigné d’une façon impropre comme immanent, dès que la problématique ne se borne plus à constater le caractère en vertu duquel un tel contenu appartient à titre de donné à l’expérience réelle de la conscience mais s’interroge au contraire sur la condition de possibilité de ce donné, c’est-à-dire sur le pouvoir ontologique qui en assure originairement la réception. 30
Dès lors, le contenu, immanent à la conscience en tant qu’il entre dans la sphère de son expérience effective, en tant qu’il est précisément un contenu de cette conscience, apparaît comme transcendant au contraire, s’il est vrai que ce qui lui permet d’entrer dans la sphère de cette expérience effective n’est rien d’autre que le pouvoir ontologique qui le projette dans l’avant-plan de lumière où il lui est permis de se manifester, rien d’autre, par conséquent, que la transcendance elle-même. 30
Où se trouve alors le principe d’une distinction entre contenus immanents et contenus transcendants s’il ne réside pas dans l’essence qui assure leur réception, si une telle distinction est sans fondement au point de vue ontologique ? Les contenus sont dits immanents ou transcendants au cours de l’expérience selon qu’ils sont simplement visés sans être donnés (comme par exemple les faces d’un cube que je ne vois pas) ou, au contraire, donnés et atteints en personne par la conscience dans l’acte par lequel elle s’oriente vers eux pour les saisir. 30
Cette plénitude de l’essence séparée de toutes les déterminations du monde et à laquelle pourtant rien ne manque, cette richesse d’une réalité sans limite qui se perd dans sa propre profusion et se confond entièrement avec elle, l’expérience de l’être dans sa nudité, dans sa simplicité, dans sa totalité, cette expérience sans partage qui est l’être lui-même, c’est là ce que le jeune Hegel se représentait comme le contenu de la conscience religieuse. 37
Le sentiment de cette plénitude est le moins dispersé, le plus simple… » Se donner le sentiment de cette plénitude, entrer dans l’élément qui la contient, en faire précisément l’expérience, c’est le vœu que la conscience religieuse réalise dans le baptême : « en celui qui est immergé, il n’y a qu’un sentiment et l’oubli du monde, une solitude qui a tout rejeté de soi, qui s’est arraché de tout, la suppression de tout ce qui existait jusque-là, une initiation exaltante… ». 37
L’expérience de l’être dans sa simplicité et dans sa totalité se réalise autrement, toutefois, que dans la représentation de la conscience religieuse ou dans un mode déterminé de sa vie, elle se réalise dans l’être lui-même, de telle manière que cette expérience de l’être dans sa totalité constitue l’être lui-même dans sa simplicité et, comme telle, une structure ontologique absolument universelle et indépendante à l’égard de toute compréhension comme de toute détermination particulière. 37
Parce que « cette adhésion aveugle au monde », ce qui est pour le sujet « le fait de sa naissance », « une communication avec le monde plus vieille que la pensée », s’opposent simplement à celle-ci, laquelle concentre au contraire en elle le principe de la phénoménalité, « ils engorgent la conscience et sont opaques à la réflexion », déterminent « l’expérience vitale du vertige et de la nausée qui est la conscience… de notre contingence ». 44
C’est pourquoi, comme le comprend ou, plutôt, le vit spontanément la conscience religieuse, la croyance par laquelle elle se définit n’est pas une fuite hors de la réalité mais l’appréhension immédiate de celle-ci, l’expérience originelle de l’être constitutive de l’être lui-même et de sa structure. « 46
Encore celle-ci ne concerne-t-elle pas l’auto-affection elle-même et ne vise-t-elle même plus à la fonder, elle « fournit la matière de la conscience mais ne suffit pas à la constituer elle-même » : la sensation au lieu de porter en elle, comme sensation vivante et dans son immanence originelle, la possibilité de l’être-donné, n’est plus précisément que la « matière de la connaissance », quelque chose de transcendant qui présuppose hors de soi au contraire une telle possibilité, la possibilité de la connaissance et de l’expérience en général. 57
Or, si cette fusion de diverses modalités en une tonalité unique se produit dans des champs déterminés de l’expérience et, bien plus, s’y produit nécessairement, il faut noter comme un fait décisif la coexistence possible au même moment et dans un même acte de conscience de modalités affectives distinctes, une telle coexistence se trouvant mise en évidence lorsque l’une des modalités est positive tandis que l’autre est négative, comme dans le cas d’un bonheur éprouvé en même temps qu’une douleur physique ou dans celui d’un désespoir persistant au milieu de plaisirs sensoriels caractérisés. 66
Cette propriété de la conscience d’atteindre dans les actes du souvenir ou de l’attente et, d’une manière générale, de se représenter les sentiments ne se limite nullement d’ailleurs aux tonalités qui appartiennent à sa sphère d’expérience personnelle. 67
En d’autres termes, la réflexion ne désigne pas un mode particulier de la vie de la conscience, elle en constitue bien plutôt l’essence, et cela non point parce que la conscience serait conçue à partir de l’expérience privilégiée de la réflexion, mais parce que la scission et la division (le terme de réflexion ne désigne ici rien d’autre) sont pensées comme la condition de la possibilité d’une présence, comme l’essence même du phénomène interprétée à partir de l’idée de lumière (phos). 71
C’est à partir de cette finitude qu’il convient d’interpréter la nature de l’expérience, qui est l’acte d’errer par lequel la conscience se porte d’une détermination à une autre, sans jamais pouvoir trouver l’apaisement ni le repos. 76
Encore faut-il bien comprendre que la conscience n’est pas comme une réalité concrète située en face des déterminations effectives qui viennent occuper tour à tour le champ de son expérience, elle n’est rien d’autre elle-même que ce champ d’expérience avec son contenu concret, elle est la présence effective de ces déterminations, la lumière dans laquelle celles-ci se manifestent. 76
Le mouvement incessant de naître et de périr des déterminations qui remplissent successivement le champ de la conscience est le cours de cette expérience. 76
La conscience est dès lors la proie du cours sans fin de l’expérience qui marque l’inéluctabilité de son acte d’errer. 76
Dans l’expérience, en effet, la conscience découvre que l’entité transcendante en présence de laquelle elle vit et qu’elle recevait jusque-là avec la signification d’être l’en-soi, n’a en fait une telle signification que « pour elle ». 77
Dans le mouvement de l’expérience, la conscience est mise en rapport avec le fait que le donné qu’elle vise est un donné « pour elle ». 77
La conscience qui fait l’expérience entre ainsi en relation avec le fait que le donné est pour elle, avec le pour-soi de l’Esprit. 77