(MHEM)
Ainsi, selon Watson, la conscience est un concept qui n’est ni défini ni utilisable, une chose fuyante que personne n’a jamais vue ni touchée, ni enfermée dans une éprouvette, et qu’il faut considérer en conséquence, au même titre que la vieille entité métaphysique et religieuse de l’âme dont elle n’est qu’un substitut moderne, comme une hypothèse incontrôlable. 11
La signification de celle-ci est-elle préservée cependant avec la mise en évidence de ses conséquences en ce qui concerne la psychologie, avec la tentative, plus exactement, de maintenir celle-ci sur une base rationnelle alors que justement une telle base fait ici totalement défaut ? Pareille tentative ne montre-t-elle pas au contraire que, loin de prendre conscience de ses nécessaires limites, le rationalisme entend avec Malebranche maintenir la validité de ses propres présuppositions là même où la réalité ne se laisse plus enfermer à l’intérieur de l’horizon qu’elles dessinent ? L’affirmation selon laquelle nous n’avons pas d’idée de l’âme demeure en tout cas purement négative quand elle se borne à constater l’absence de tout fondement phénoménologique assignable pour l’édification et le développement d’une connaissance rationnelle dans un domaine d’être déterminé, et la nécessité corrélative de pallier cette absence par un expédient. 48
Celle-ci n’intervient pas à l’intérieur d’une problématique explicitement orientée vers la question de la possibilité d’une connaissance rationnelle de la réalité métaphysique de l’âme comprise et définie comme une substance en soi inconnue et inconnaissable, elle prend naissance dans la description des modalités phénoménologiques de la conscience, c’est-à-dire de l’âme primitivement identifiée à celle-ci, et c’est la positivité de cette manifestation effective qui lui sert de substrat. 48
Que l’élément opposé à celle-ci se trouve être précisément la conscience, non l’x d’une substance mystérieuse, que cette conscience soit comprise selon le mode phénoménologique spécifique de son effectivité propre et que, bien plus, cette effectivité constitue et définisse, dans sa spécificité, l’existence originelle, on le voit dans le fait que la détermination éidétique de l’âme à partir de son hétérogénéité structurelle par rapport à l’idée intervient précisément dans une discussion du cogito et comme un élément décisif pour l’interprétation de ce dernier. 48
Cette contradiction prend la forme de l’antinomie quand il est dit que tant que l’âme se connaît elle-même, elle ne connaît pas Dieu, que c’est en Dieu qu’elle se connaît elle-même et qu’ainsi la connaissance de Dieu est identiquement pour elle la connaissance de soi, que, dès que l’âme a conscience de Dieu et d’elle-même, elle s’écarte de celui-ci et le perd, que mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, que la vue de Dieu et ma vue sont totalement dissemblables, que la béatitude de l’homme ne repose pas sur la présence en lui de Dieu, mais sur la connaissance qu’il en a, que la connaissance n’est pas le fondement de sa béatitude et n’a rien à voir avec elle, etc. 49
Que la structure de la révélation constitutive de la réalité absolue soit radicalement étrangère à celle du savoir, on le voit dans le fait qu’après avoir défini cet état d’ignorance dans lequel se tient l’âme au fond de Dieu comme son apaisement dans l’être et la connaissance de celui-ci, Eckhart décrit le surgissement du savoir qui est la conscience de l’extériorité comme la destruction de cet état, comme la perte par l’âme de son essence absolue ou divine et sa chute dans le monde de la création, ces deux termes étant, comme on sait, synonymes. « 49
La signification ontologique décisive reconnue par Malebranche au concept de l’affectivité tient à ce que celle-ci constitue précisément la dimension originelle d’existence mise en évidence dans le cogito et identique à ce dernier, à l’essence de la conscience pure et à l’âme elle-même, la dimension originaire et fondamentale de la phénoménalité dans son opposition irréductible à celle de l’idée, à la phénoménalité de la spatialité transcendantale du monde pur ou de l’ « étendue ». 57
Cet être-donné-à-soi-même comme être-donné-à-soi de l’entendement, de l’idée ou de la sensation, c’est là précisément l’essence de la pensée, de l’âme, de la conscience, l’essence de la forme. 57
Que celle-ci, que l’être-donné-à-soi-même considéré en tant que tel, que l’auto-affection réside dans l’affectivité, là est le pressentiment génial de Malebranche, de telle manière que pour lui la pensée, la conscience, l’âme ne sont pas seulement affectives, elles sont constituées par l’affectivité elle-même comme constitutive de la forme. 57
Ici, à partir du préjugé de l’inintelligibilité du sentiment, s’organise l’extravagante construction de Malebranche, l’éclatement de la réalité, à savoir de la réalité de l’âme, en réalité profonde et superficielle, et, pareillement, l’éclatement de l’affectivité elle-même, la division impensable de son essence en une hiérarchie de degrés plus ou moins obscurs suivant qu’ils sont plus ou moins affectifs, le degré zéro de l’affectivité du sentiment définissant comme par hasard la conscience, les modalités proprement affectives de celle-ci se divisant à leur tour selon qu’il s’agit de nos sensations ou de nos divers sentiments, bref de l’ensemble des modalités empiriques et obscures de notre âme finie, ou au contraire du sentiment de la liberté auquel il est fait une place à part. 59
Que sont cependant les Stimmungen, indépendamment de ce qu’elles signifient existentiellement, c’est-à-dire indépendamment de leur pouvoir de révélation compris comme celui de la transcendance ? La pensée de Heidegger se caractérise, c’est là du moins un de ses traits les plus remarquables, par le rejet délibéré du psychologisme considéré comme un des modes de pensée de la conscience qui s’en tient à l’étant sans s’interroger sur son être, — se caractérise, en ce qui concerne le sentiment, par le refus de le considérer comme un « fait », un « fait psychique », un « état d’âme », « un état vécu », toutes déterminations dans lesquelles l’être de l’affectivité, la signification essentielle et fondamentale qu’elle revêt comme pouvoir originaire de révélation, se trouve perdue, tandis que le sentiment lui-même, déchu au rang d’un objet, se propose désormais comme le simple terme d’une pensée ou d’une action. 65