Bien plus, l’idée d’une telle détermination, du devenir affectif de la pensée dans sa soumission à l’action du corps selon les lois de la causalité externe, l’idée de la passivité comme passivité en troisième personne n’est que la formulation naïve par la conscience naturelle, à l’aide des moyens dont elle dispose et qu’elle emprunte nécessairement au contenu habituel de sa représentation, de la passivité ontologique originaire inscrite dans la structure phénoménologique interne de l’affectivité et constituée par elle. 53
L’affectivité n’est pas une chose, elle est conscience et, comme telle, conscience de quelque chose. 54
Parce qu’elle n’est pas seulement cela et, conformément au double emploi des signes en usage dans les sciences positives, retrouve subrepticement la signification ontologique fondamentale par laquelle elle désigne le surgissement originel de quelque chose et sa manifestation, apparaissant à nouveau sur le plan « psychologique », « parfait décalque conscientiel de la stimulation neuromotrice qui l’accompagne », l’affection est, en cette première phase de son histoire, cette stimulation elle-même et sa réaction consécutive instantanée, une sorte de choc quasi mécanique mais chargé de conscience, de cette forme de conscience confuse, plus précisément, qu’on appelle l’affectivité. 56
Et d’abord, en ce qui concerne l’affectivité, elle n’est plus la forme ni son essence mais justement un contenu, médiatisé par elle et la présupposant, parmi beaucoup d’autres, de la vie conscientielle, étranger à l’essence de celle-ci, à la conscience pure et à la phénoménalité pure comme telle, quelque chose d’opaque par conséquent, d’hétérogène à l’esprit, plus ou moins assimilable au contenu impressionnel spécifique, contingent, variable et irrationnel, d’une sensation quelconque ou, pour mieux dire, identique, précisément, à celui-ci. 57
La signification ontologique décisive reconnue par Malebranche au concept de l’affectivité tient à ce que celle-ci constitue précisément la dimension originelle d’existence mise en évidence dans le cogito et identique à ce dernier, à l’essence de la conscience pure et à l’âme elle-même, la dimension originaire et fondamentale de la phénoménalité dans son opposition irréductible à celle de l’idée, à la phénoménalité de la spatialité transcendantale du monde pur ou de l’ « étendue ». 57
L’affectivité ne s’oppose pas simplement, toutefois, comme constitutive de la dimension originaire de la phénoménalité de la conscience pure et, du même coup, de l’existence originelle, à l’idéalité pure de l’étendue, elle la fonde. 57
Que celle-ci, que l’être-donné-à-soi-même considéré en tant que tel, que l’auto-affection réside dans l’affectivité, là est le pressentiment génial de Malebranche, de telle manière que pour lui la pensée, la conscience, l’âme ne sont pas seulement affectives, elles sont constituées par l’affectivité elle-même comme constitutive de la forme. 57
Aussi voit-on de façon significative Malebranche être soucieux de minimiser ce caractère affectif de la forme, distinguer du sentiment proprement dit et de tout ce qu’il comporte de lourd, d’obscur et enfin de proprement affectif, le simple sentiment intérieur qui n’est qu’un mot finalement pour désigner la conscience et dont l’affectivité est nulle. 57
La lumière de la conscience, au contraire, n’appartient aux déterminations fondamentales que la relation revêt dans l’affection ou dans l’action que pour autant que celles-ci, et la relation elle-même, se trouvent considérées abstraction faite de l’affectivité qui les imprègne pourtant d’une manière originelle et constitue en fait leur réalité. 59
Ainsi voit-on un psychologue comme Pradines s’efforcer d’expliquer la promotion phénoménale de l’affectivité qui caractérise l’affection par l’insertion dans celle-ci d’une conscience explicitement comprise comme le développement d’un espace et la projection en lui de l’objet. 59
Ici, à partir du préjugé de l’inintelligibilité du sentiment, s’organise l’extravagante construction de Malebranche, l’éclatement de la réalité, à savoir de la réalité de l’âme, en réalité profonde et superficielle, et, pareillement, l’éclatement de l’affectivité elle-même, la division impensable de son essence en une hiérarchie de degrés plus ou moins obscurs suivant qu’ils sont plus ou moins affectifs, le degré zéro de l’affectivité du sentiment définissant comme par hasard la conscience, les modalités proprement affectives de celle-ci se divisant à leur tour selon qu’il s’agit de nos sensations ou de nos divers sentiments, bref de l’ensemble des modalités empiriques et obscures de notre âme finie, ou au contraire du sentiment de la liberté auquel il est fait une place à part. 59
Peu importe qu’une telle compréhension se produise de façon thématique ou non, qu’elle aille jusqu’au concept et revête une forme proprement intellectuelle, ou que, se tenant au contraire, comme il arrive le plus souvent, sur un plan irréfléchi et spontané, elle se laisse guider par les représentations sociales ou symboliques de la conscience naïve, sa structure est dans tous les cas celle de la compréhension ontologique de l’être et elle demeure comme telle, quel que soit le mode de son accomplissement, foncièrement étrangère à la réalité du sentiment identique à sa révélation originelle dans l’affectivité. 63
Que sont cependant les Stimmungen, indépendamment de ce qu’elles signifient existentiellement, c’est-à-dire indépendamment de leur pouvoir de révélation compris comme celui de la transcendance ? La pensée de Heidegger se caractérise, c’est là du moins un de ses traits les plus remarquables, par le rejet délibéré du psychologisme considéré comme un des modes de pensée de la conscience qui s’en tient à l’étant sans s’interroger sur son être, — se caractérise, en ce qui concerne le sentiment, par le refus de le considérer comme un « fait », un « fait psychique », un « état d’âme », « un état vécu », toutes déterminations dans lesquelles l’être de l’affectivité, la signification essentielle et fondamentale qu’elle revêt comme pouvoir originaire de révélation, se trouve perdue, tandis que le sentiment lui-même, déchu au rang d’un objet, se propose désormais comme le simple terme d’une pensée ou d’une action. 65
Ou bien vivre de nouveau un sentiment signifie l’éprouver réellement une nouvelle fois, signifie sa répétition authentique dans la vie et alors, dans son appartenance à celle-ci et à son cours réel, un tel sentiment ne peut être ni perçu ni senti, son mode de présentation à la conscience, excluant tout acte de saisie intentionnellement dirigé sur lui, réside au contraire en lui-même, dans le s’éprouver soi-même intérieurement qui le constitue, est son affectivité. 67
Quelle est la nature du contenu que se donne la conscience dans la perception ou dans l’intuition affective lorsque ce contenu se propose, en dépit de son être-intuitionné ou perçu, en dépit de sa transcendance, comme un « sentiment » ? Qu’est-ce qu’un sentiment privé de sa réalité, un sentiment qui ne s’éprouve pas soi-même intérieurement et ne se donne pas originellement à lui-même dans son affectivité et par elle ? C’est un sentiment simplement représenté. 67
L’affirmation selon laquelle « un sentiment est sentiment en présence d’une norme, c’est-à-dire d’un sentiment du même type mais qui serait ce qu’il est » ne laisse pas subsister, malgré l’apparence, en face du sentiment normatif, de la signification affective idéale visée par ma conscience, un sentiment réel, le désir par exemple de réaliser cette signification dans l’existence concrète, toute la réalité du sentiment en fait, la réalité de l’affectivité elle-même, se trouve rejetée du côté du corrélat intentionnel de la conscience, dans la sphère ontologique de l’irréalité précisément, et, par là même, détruite. 67
Ainsi se renverse le rapport établi par Scheler entre les contenus axiologiques noématiques de la conscience et l’affectivité : ce ne sont plus les premiers qui déterminent la seconde et en règlent, selon des lois éidétiques, les tonalités, mais celle-ci au contraire, l’affectivité, qui détermine originellement et fonde l’être même des valeurs. 68
Car le sentiment de l’absence d’un pouvoir positif dans un domaine donné n’est pas quelque chose de négatif mais suppose, comme le remarque Scheler avec force, « une authentique conscience de pouvoir ou du moins… le pouvoir encore indifférencié de la personne elle-même » et le transfert de ce pouvoir authentique dans un domaine où il ne peut encore s’exercer, suppose en tout cas la réalité, à savoir l’être-donné dans l’affectivité, d’un pouvoir quelconque, différencié ou non, capable déjà ou non de s’exercer, l’être-donné de l’existence elle-même dans la réalité de son affectivité. 68
Aucun bien de récompense, en réalité, ni aucun mal de punition, aucun état affectif en général, et pas davantage un état affectif « central », ne se trouvent liés synthétiquement au vouloir ou à son effectuation, et cela parce qu’ils appartiennent en tant que tels, dans leur affectivité, à la conscience analytique de ce vouloir et de l’action, et la constituent. 68