Alain: Prières

Demander est le moyen. Savoir demander est le premier savoir. Et le langage, à parler exactement, est la plus ancienne méthode d’action. Cela commence au cri, qui est d’abord la seule puissance de l’enfant, puissance qui meut de loin et sans contact L’école du vouloir, c’est la persuasion. Reconnaître, sourire, nommer, est même souvent la condition pour obtenir une chose, qui sans cela est montrée seulement et refusée. Il le faut bien. La politesse est moyen et outil bien avant l’arc et la flèche. Et ce pouvoir des noms reste mêlé à nos pouvoirs physiques. Nous parlons aux choses. Vainement on considérera le langage de tous les côtés ; on n’arrivera pas à comprendre assez que le langage est toujours notre premier essai de connaître ou de changer quoi que ce soit. Et la condition inévitable de nommer avant de connaître expliquerait tous les détours du savoir. Nous parlons et racontons, aux autres et à nous-mêmes. Notre vie pensante est premièrement un discours, qui traverse même le sommeil. Mais ce qui est surtout à remarquer, c’est une avance du discours sur la pensée ; ce qui serait peu croyable, si l’on ne comprenait pas que l’enfant parle naturellement avant de savoir ce qu’il dit. Analysez le dialogue entre la mère et l’enfant, vous verrez que l’enfant renvoie les mots comme des balles, et admire qu’il s’entende lui-même comme il entend l’autre ; cette sorte d’écho est le premier sens du langage, et le sera toujours. Cette résonance humaine se développe en musique ; mais d’autre part la musique des mots se développe en magie, par la nécessité de prier continuellement tous les génies familiers maîtres des jouets, maîtres des fruits, seigneurs souverains des portes, fenêtres, et escaliers. Cette méthode d’obtenir, qui est d’abord la seule, et longtemps la principale, rend compte d’une fonction des mots que l’on oublie presque toujours, d’après cette idée que l’on forme d’abord la connaissance, et qu’on l’exprime ensuite. Or, si la connaissance d’un objet résulte toujours des essais par lesquels on l’atteint, on le manie, on le conquiert, il est clair, seulement par la faiblesse première de l’enfant, que le langage est la première manière de conquérir, et donc la première connaissance. Les noms de personne, les politesses, les cris imitatifs, les noms communs, sont d’abord directement liés à nos besoins, à nos peurs, à nos affections, à nos désirs, et sont tous, à vrai dire, des « Sésame, ouvre-toi ». L’incantation, qui fait paraître ce qu’on nomme, seulement par l’exactitude, la répétition et l’obstination, est la première physique. Et cette position d’attente et d’espérance est ce qui conserve aux mots leur puissance d’exprimer. Le mouvement de la poésie, et même du simple récit, va à donner l’existence à ce qu’on nomme, à la donner presque ; et la position de l’auditeur, encore mieux quand il est aussi récitant, est une attente selon la première enfance. Schéhérazade recouvre un récit par un récit, et recule l’exécution ; cette histoire des histoires ne fait que redoubler la curiosité de miracle, toujours trompée par d’autres promesses. Dans le moment que l’on espère voir, d’autres fantômes sont annoncés ; il faut courir, il faut renoncer, il faut espérer toujours. Orphée ramenant Eurydice, c’est le texte de toute l’imagination. Car il est vrai que les émotions comme la peur, l’anxiété, la surprise, donnent une sorte de présence en notre corps, et pour le toucher, qui est, comme on voit, le plus trompeur des sens ; et il est vrai aussi, que nos sens sont remués par le sang et les humeurs de façon à produire des commencements de fantômes, tels que bourdonnements, nappes de couleurs, mouches volantes, fourmillements, salivation, nausées, et autres effets de l’attente passionnée ; mais ces formes mouvantes, si nous y faisions attention, ne nous présenteraient jamais que la structure de notre propre corps, et encore en un mouvement de fleuve. Toutefois ce murmure du corps à lui-même est effacé par le discours qui est un objet réellement produit et réellement perçu. La conjuration par les paroles fait donc surgir premièrement les génies de la chair et du sang, mais aussitôt les disperse par la déclamation rituelle, solennelle, qui ouvre sur l’événement une porte de silence. Ces effets sont puissants au théâtre, et font comprendre que l’on ait renvoyé l’action au dehors ; car c’est l’attente qui comble l’attente.

Le réel de l’imagination est toujours dans quelque mouvement de notre corps ; il ne peut être autre. Mais finalement l’art de nommer et d’appeler occupe toute la scène, et le jeu évocateur se porte tout vers l’avenir, aussitôt passé. Toutes les ruses du récit vont à nous occuper seulement de ce qui arrive, et le double sens de ce mot est très remarquable. Ce qui arrive dans le récit est toujours ce qui va arriver. L’annonce est notre création ; et l’entraînement est la loi de poésie, qui veut dire création. Cette magie est apprise, et par l’expérience. On s’étonnerait moins des faiseurs de pluie, qui nomment la pluie, qui l’imitent par le bruit et la mimique, avec l’espoir de la faire paraître, si l’on remarquait qu’il y eut un temps où nommer était la seule manière, ou la principale, de faire paraître les enchanteurs, et, par eux, les choses désirées. Ce que l’on exprime sommairement en disant que c’est à travers le monde humain que nous percevons d’abord toutes choses ; mais je vois que cette idée reste dans les nuages de l’évidence abstraite, et ne peut trouver son contenu, faute d’une analyse assez serrée des conditions réelles sous lesquelles nous inventons des dieux. Que l’homme et surtout l’enfant voient partout des hommes et des volontés d’homme et des caprices d’homme, ce n’est vrai qu’en gros ; et, si l’on regarde de près, ce n’est pas vrai du tout. L’enfant, de même que l’homme, ne voit jamais que le monde comme il se montre, et le monde se montre comme il doit, je dirais même comme il est. Mais le discours, qu’il soit récit, poésie ou prière, fait un autre monde, de choses, de bêtes, et d’hommes, et de tout ce qu’on peut nommer ; un monde qui n’apparaît jamais. La magie ne peut pas plus aisément évoquer un homme qu’une forêt. Le lien magique n’est pas d’un homme imaginaire aux choses qu’il nous donne et nous enlève ; il est du mot à la chose invisible et à l’homme invisible ; et cette présence que nous cherchons toujours derrière la présence résulte d’une impérieuse, disons même impériale, manière d’agir qui est la première pour tous. Je veux dire, en anticipant beaucoup, qu’il n’est pas moins mythologique de vouloir changer un homme par des paroles que de vouloir par même moyen, changer un rocher en source. Le monde réel des hommes est ce qu’il est, sourd et aveugle comme les rochers, et veut industrie, poulies et leviers, c’est-à-dire outils, essais, travail ; mais cela n’est pas découvert d’abord, et même cela est su plutôt que cru. Ce qui est cru, c’est le récit. On comprend sans doute assez maintenant pourquoi une apparition est toujours le récit d’une apparition, et que nul ne peut mieux, ici, que refaire le récit dans les mêmes termes ; cette constance importe, et l’enfant y tient beaucoup ; car c’est tout l’objet. On s’étonne du prodigieux effet des prières ; je ne pense pas qu’une prière soit jamais plus crue qu’un récit, et c’est déjà beaucoup. Au reste les contes sont des récits de prières exaucées ; la parole se confirme elle-même. Telle est la vertu des paroles.

Il ne manque rien maintenant au célèbre récit d’Aladin ou la lame merveilleuse. J’y vois le monde enfantin tel qu’il paraît dans nos premières expériences. Les richesses, comme fruits et diamants, existent quelque part en des lieux obscurs et fermés. Il s’agit seulement de faire venir le serviteur qui a la clef de ces choses. Et le moyen même de le faire venir est tout naïvement l’imitation d’un de ces mouvements que l’on voit faire aux serviteurs sans en soupçonner l’importance, comme frotter une lampe. Et l’on remarquera que ce travail réel est rabaissé au niveau du signe, mais plutôt élevé à ce niveau selon la physique de l’enfant ; car l’enfant obtient par signes. Or c’est ici, comme dans tous les contes, signe sur signe ; car ce conte n’est lui-même qu’une suite de signes, et le narrateur ne fait que frotter toutes sortes de lampes, l’une faisant oublier l’autre. Sans compter que les petits dieux de la chair et du sang, qui renouvellent l’émotion, sont mis en mouvement d’abord, en cette rêverie, par l’éclat d’une lampe, ce qui fait briller de place en place tous les joyaux du souterrain. C’est ainsi que les génies de la terre font cortège aux dieux supérieurs. Et le théologien, s’il en est, qui refuse de frotter la lampe, a tort de se croire raisonnable ; il ne l’est pas assez.

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