Schérer (1971:113-116) – Le développement de la Daseinsanalyse chez L. Binswanger

Avec Binswanger, dont l’œuvre Grundformen und Erkenntnis des menschlichen Daseins peut être considérée comme l’exposition théorique la plus rigoureuse de cette tendance, nous retrouvons un concept qui est au centre des derniers développements de la philosophie de Husserl, mais radicalement critiqué dans l’analytique heideggerienne : celui du « nous ». Alors que la constitution du nous-sujet marque l’achèvement de la philosophie transcendantale, Binswanger confère au « nous » une dimension ontologique au-delà de l’illusion de la constitution et, tout à la fois, du fait de la communauté mondaine. Il relie le nous prononcé et présent dans les relations humaines à une catégorie existentielle distincte: la possibilité du nous (y compris le nous-sujet husserlien) se fonde sur une « nous-ité » (Wirheit) originelle. Le Mitsein heideggerien ne peut suffire en effet à rendre compte d’un être-avec qui s’exprime dans l’amour bien plus comme une transcendance vers une fusion originaire que comme une jonction intra-mondaine. Le terme allemand de Miteinander-sein, et non plus celui de Mitsein rend compte de cette réciprocité aimante. Si le je et le tu se découvrent dans la rencontre, c’est parce qu’ils se transcendent l’un et l’autre vers une Wirheit plus primitive que leur être [114] séparé. Il est possible, sous la présupposition de la Wirheit, de retrouver la division monadique, mais non, à partir de cette division, de reconstituer une Wirheit, si elle n’était déjà présente. Sur ce plan le Dasein comme totalité concrète précède, en droit, l’être dispersé. C’est pourquoi une psychologie centrée sur l’individu ne peut rendre compte du phénomène existentiel central de l’amour; seule une anthropologie ontologique saisit en lui une ouverture du Dasein sur son être achevé, son être un. L’amour renvoie à l’aspiration nostalgique du Dasein vers cette complétude.

A la différence de l’avec, le nous de Binswanger n’est pas seulement un existential du Dasein, se situant sur le même plan que les autres existentiaux, mais plutôt ce qui donne à ceux-ci, spatialité, temporalité, une signification nouvelle, et permet de restructurer l’ensemble de l’analytique. La situation du Dasein dans le monde apparaît sous un nouveau jour: il y a un espace de l’amour fondé sur une spatialisation particulière, un horizon du proche et du lointain donné à partir du nous originaire. Le lieu que j’occupe dans l’amour est là où tu es. Transcendance qui non seulement dépasse toute interprétation objectiviste de l’espace, mais encore, et c’est là l’originalité de la nouvelle analytique, qui introduit une dimension d’infinitude dans la spatialisation finie du souci heideggerien. La part d’ombre et d’ambiguïté mise en évidence d’ans une théorie strictement heideggerienne de la rencontre entre existants peut être ainsi intégrée à un ensemble exempt de limites. Parce qu’en elle la limitation spatiale peut être transcendée, la Wirheit nous délivre authentiquement du monde. En tant qu’elle apporte au Dasein une plénitude extratemporelle que son être dans le monde ne peut atteindre, elle transcende également la seule possibilité essentielle donnée à l’être-dans le monde, celle de la mort. Dans l’amour est authentiquement présent un [115] au-delà de la mort, temporalité non solitaire dont la possibilité renvoie à l’éternité du nous fondamental. Par la remontée à cette origine ontologique, Binswanger pense pouvoir interpréter et fonder les intuitions naturalistes ou métaphysiques exprimées dans les idées de communauté spécifique ou de réminiscence ; la réminiscence platonicienne, la communication naturelle première chez Feuerbach, la thèse psychanalytique d’une image maternelle fixée dans les profondeurs de l’inconscient et qui revit dans le choix de l’objet amoureux, sont autant d’approximations d’une vérité ontologique première.

Une confrontation de Binswanger et de K. Jaspers (Philosophie) est, sur ce point, particulièrement éclairante. Pour Jaspers existe incontestablement une tentative de dépassement de la déréliction heideggerienne vers la communication amoureuse (Philosophie, II, p. 71). Seulement toute communication reste chez lui problématique parce qu’elle ne peut abandonner un lien au monde, provisoire et jamais totalement transcendé. Aussi ne peut-il y avoir pour Jaspers que des moments de communication, à mi-chemin entre une extase supramondaine et la clarté du monde objectif, de ses idées, de ses tâches, de ses buts. De cette conception intermédiaire viennent les difficultés dans lesquelles s’enferme sa philosophie, comme toute philosophie strictement existentielle de la communication : si l’on veut penser une communication ayant une signification supra-individuelle absolue, il est nécessaire de la rapporter à un lien métaphysique avec l’Être transcendant absolu. Ce n’est qu’en Dieu que l’existence humaine peut sortir d’elle-même et communiquer avec d’autres existences. Au contraire, en révélant la dimension du nous, Binswanger intègre la possibilité d’une transcendance à l’être-même de l’homme, en dehors de l’attitude religieuse. Dans la Wirheit, l’amour a la possibilité de constituer sa spatialité, sa temporalité, dans le sens où [116] une ontologie de l’Éros dévoile un lien originaire, une éternité. Tandis que, pour Jaspers, qui se tient dans la finitude mondaine, la mort du prochain est une séparation irréductible, l’évidence du nous affirme, contre la limitation de la vie et la mort, une éternité de l’amour. Or, cette prétention à l’éternité, si elle ne s’accompagne d’aucun déplacement du problème sur le plan du divin ne peut avoir de sens que dans une recherche plus ontologique qu’existentielle. Nous voyons donc que, par là, la philosophie de Binswanger se conforme davantage au projet heideggerien qu’à la description existentialiste. Elle accompagne ce projet jusqu’au point inclusivement où Heidegger nie l’authenticité de la réalisation existentielle du Dasein et l’ouvre sur une présence originaire qui ne peut plus être mondaine. Seulement Heidegger, en liant la réalité affective du Dasein à son être individuel dans le monde, ne peut définir la présence qu’en dehors de toute référence à une communauté vécue qui lui apparaît comme irréductiblement mondaine, tandis que Binswanger situe dans une dualité essentielle qui n’appartient plus au monde et à la finitude le fondement du Dasein et la condition de sa transcendance vers l’être.

En ce cas, la problématique que nous avons évoquée plus haut se pose à nouveau avec une impérieuse nécessité. Comment légitimer ce choix d’une autre analytique du Dasein et par suite d’une autre ontologie ; est-il arbitraire, à moins que sa conformité à des exigences anthropologiques ne suffise à le légitimer ?

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