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Bhakta / Bhakti

  

BHAKTI (ferveur dévotionnelle). Sk., subs. fém.

1 / Aspects philosophiques

Dérivé de la racine verbale BHAJ-, laquelle se rendra, à l’actif, par « distribuer, donner en partage » ; au moyen, par « recevoir en partage, prendre part ». La même racine a donné le vocable bhaga, la bonne part, le bonheur ; d’où l’appellation de Bhagavant pour désigner la Déité suprême, bienheureuse, source de grace libératrice et béatifiante (cf. le titre du célèbre poème sacré : Bhagavad-Gita  , le Chant du Bienheureux). La bhakti est l’acceptation aimante de ce don divin, la participation au Dieu aimant. L’adepte de cette voie se nomme bhakta.

La tradition brahmanique reconnaît en la pratique de la bhakti l’un des quatre chemins de délivrance, à côté des chemins de la « connaissance », de « l’action éclairée et désintéressée », de la discipline psychosomatique du « yoga ».

Le premier grand essor des bhakta semble se situer au IIe siècle avant notre ère. Mais les racines de la bhakti sont beaucoup plus anciennes. Elle prend ses distances à l’égard de la recherche privilégiée du Soi absolu et universel, chère aux premières Upanishad  , et se veut adoration exclusive d’un Dieu personnifié. Dans l’état de salut, il y a union de l’âme individuelle avec son suprême Seigneur, plutôt qu’abolition de la personne finie en l’Absolu infini.

La théologie qui sous-tend la bhakti est un théisme, en quelque manière asymptote à un monothéisme. Dans beaucoup d’écoles elle concède, cependant, que la Divinité personnelle est aussi l’étoffe même de l’univers, sans voir en cette thèse immanentiste un empêchement à la spiritualité de grace, ni une contradiction avec l’essence d’un Dieu qui se manifeste à la première personne du discours.

En Inde comme ailleurs, il est habituel de déclarer « facile » la voie de la bhakti, en raison du secours attendu et reçu de la Divinité. On l’oppose aux voies « difficiles » : athlétisme du yoga, catharsis altière du chemin de la gnose. Mais il ne faut pas s’y tromper : voie facile ne veut pas dire voie de facilité. Et les interprètes qui voient en cette doctrine et cette pratique une grandiose construction du génie indien sont dans le vrai.

Si la voie de la bhakti n’était que piété populaire — ce qu’elle est aussi —, elle n’aurait pu enrichir le Vedanta classique, celui des Aphorismes sur le Brahman, de quatre Commentaires majeurs échelonnés sur quatre ou cinq siècles et dont l’autorité a rivalisé avec celle de Sankara   (VIIIe siècle), bien que de nos jours celui-ci l’emporte chez les intellectuels. Ces docteurs rebelles à sa non-dualité absolue et transpersonnelle étaient des bhakta de Visņu. Ramanuja   (XI’-XII’ siècle) a professé un non-dualisme tempéré ; Madhva (XIII’ siècle) est traditionnellement qualifié de dualiste, c’est-à-dire pluraliste ; mais cette dénomination trahit sa pensée profonde : s’il refuse le monisme ontologique, il tient le multiple pour radicalement dépendant du Principe divin. Nimbarka (XIII’-XIV’ siècle, mais certains disent : XII’) adapte à son propos l’antique thèse de la différence dans la non-différence entre le Dieu d’une part, ses effets, ames individuelles et nature, d’autre part. Enfin Vallabha (XV’-XVI’ siècle) se présente comme le défenseur du « non-dualisme pur », plus pur que celui de Sankara dont la doctrine de l’Illusion cosmique est, à ses yeux, entachée d’impureté.

La bhakti se montre donc apte à stimuler la réflexion intellectuelle. C’est que, tout en s’en distinguant, elle n’est pas étrangère à la « connaissance », dont les plus anciennes Upanishad ont fait l’essence même de la liberté spirituelle. Selon Ramanuja, par exemple, la bhakti est une connaissance aimante, recueillie, intuitive, expérimentale de l’être du Bienheureux en son intime et souveraine personnalité.

Tout autre, il est vrai, se manifestera plus tard la tonalité dominante de l’enseignement de Caitanya (XVIe siècle) : il met la bhakti supraconnaissante au-dessus de la bhakti mêlée de connaissance. La forme suprême de l’être comme de la conscience est émotion, affection, joie. La Divinité dispose d’un pouvoir souverain d’exultation. Sans doute l’école admet-elle l’antique ontologie de la différence dans la non-différence, mais en la déclarant aussitôt « inconcevable ».

La question des rapports de la liberté et de l’effort humains, d’une part, de la grace divine, d’autre part, a reçu, en particulier chez les successeurs de Ramanuja, des réponses diverses. Pour les uns la grace est tout et l’âme doit seulement se garder disponible : cette attitude est appelée prapatti, abandon. Pour d’autres le dévot doit se prendre activement en mains, sans préjudice de la docilité nécessaire à la faveur divine.

Génératrice de méditations et de systématisations doctrinales, la bhakti l’a été également d’un grand lyrisme sacré, qui s’est exprimé, plutôt qu’en sanskrit savant, dans les grandes langues vernaculaires. Mentionnons seulement, à titre d’exemples, les poèmes composés entre le VI’ et le XII’ siècle, en pays tamoul, à la gloire de Siva ou de Vishnu, par de pieux bhakta, dont les œuvres sont à la fois des chants de dévotion personnelle et des hymnes liturgiques.

La bhakti originelle, solidaire d’une théologie de la personnification divine, a pénétré peu à peu la plupart des autres courants de la pensée religieuse de l’Inde. Sankara, le héraut de la délivrance par la seule Connaissance, a pourtant commenté à sa manière le Chant du Bienheureux.

II a consenti à faire place, en deçà de la libération définitive, à une « libération par degrés » où la bhakti joue un rôle spécifique.

Le bouddhisme lui-même, contre toute attente, n’a pas laissé de reconnaître une dévotion affective s’adressant à tel Bouddha, tel futur Bouddha.

Enfin, le shivaïsme du Cachemire, qui n’est d’obédience ni brahmanique ni bouddhiste, a nourri certains grands mystiques, lesquels, tout en professant une métaphysique moniste, ont placé au-delà de toute « voie » l’amour que la Divinité fait brûler au cœur du bhakta. (O. Lacombe  .)

• O. Lacombe, Indianité, Paris, Les Belles Lettres, 1979, chap. 2, p. 55-74. — L. Silburn  , Etudes sur le Sivaisme du Kas’mir, I : La Bhakti, Paris, De Boccard, 1964. [Notions philosophiques  ]

2 / Aspects religieux

La bhakti, ou plus précisément le bhakti-yoga, est la voie dans laquelle toutes les potentialités du sentiment, du cœur, de l’affectivité, sont canalisées et dirigées vers l’amour de la Réalité suprême, soit dans sa nature impersonnelle, inconcevable et donc transcendant toute représentation, soit hypostasiée en tant que Personne divine, pouvant être invoquée par des noms, représentée par des formes, des images ou des symboles, et glorifiée pour tous ses attributs d’infinie perfection. Dans le premier cas, il s’agit de la nirguna-bhakti, adoration et méditation continuelle de l’Absolu non-manifesté, non-né, immuable, inaltérable, indicible, sans forme, omniprésent, éternel, source de tous les êtres, sans commencement, sans cause, indestructible, l’Absolu auquel aucune désignation n’est applicable, et qui est atteint par la voie apophatique. Ce type de bhakti, qui implique un élan d’amour intense vers ce qui est indéfinissable, une recherche aveugle, dans la nuit des sens et de l’intellect procédant seulement par aspiration, intuition et expérience intérieure, jusqu’a la réalisation spirituelle directe et la dissolution du Soi dans cet Absolu, est considéré comme une voie difficile, abrupte, parce que l’esprit ne peut s’y appuyer sur aucun support. « La voie de ceux dont la pensée est fixée sur le Non-manifesté est plus difficile, dit la Bhagavad-Gita (XII, 3) ; car, en vérité, atteindre le Non-manifesté est ardu pour les ames incarnées. » Le second type de bhakti, la saguna-bhakti, l’adoration de la Divinité immanente et transcendante dotée de tous les attributs de perfection, est considérée comme accessible, ouverte à tous les êtres humains, plus facile et plus heureuse. La divinité dispense une grace spéciale à ceux qui la recherchent avec dévotion. Telle est l’assurance de Krsna dans la Bhagavad-Gita (XII, 6 et XII, 20) : « Ceux en vérité qui, m’ayant abandonné toutes leurs actions, sont concentrés sur Moi et M’adorent, adonnés entièrement au yoga, ceux-là je les retire de l’océan de la mort et des renaissances, ô Partha, car ils se sont réfugiés en Moi. Ceux qui font de Moi leur but suprême et acceptent pleins de foi ce nectar immortel dont je t’ai désaltéré, ces disciples dévoués et fervents me sont chers par-dessus tout. »

Le saguna-bhakti-yoga correspond à peu près à ce que nous appelons en Occident une religion ou un culte, sauf que Dieu n’y est pas seulement Seigneur, Créateur, Père et Sauveur, mais il est aussi la Mère de l’univers, son soutien, l’origine et la dissolution du monde, son fondement, la semence impérissable des êtres, l’objet de la connaissance, le Purificateur, le sacrifice, le feu et l’offrande, l’hymne sacré, le Maître, l’Ordonnateur interne, la Voie, le Refuge, l’Ami, l’Epoux, la Protection, la Demeure, le Trésor, l’Amant, l’Immortalité, la Divinité suprême qui est seule à se connaître en vérité. Ses vertus divines doivent être méditées constamment et les aspects de sa gloire sont innombrables : Il est le Soi qui réside dans le cœur de toutes les créatures, Il est le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres ; parmi les sciences, Il est la Connaissance de soi ; chez l’orateur, Il est la dialectique ; Il est le Temps impérissable, la mort qui dévore tout et la naissance des choses à venir ; des qualités féminines, Il est la gloire, la beauté, la prospérité, la parole, la mémoire, l’intelligence, la constance, la patience ; du joueur, Il est l’esprit de risque et du splendide, la splendeur ; Il est la résolution, la victoire, la vérité du véridique ; Il est le sceptre des souverains et la sagesse politique de ceux qui cherchent la victoire. Il est le silence parmi les mystères, et la connaissance de ceux qui savent. Tout ce qui est glorieux, bon, beau et puissant ne provient que d’une parcelle de sa splendeur. Tout cet univers, Il le soutient d’une partie de Lui-même et en lui et au-dela, Il demeure. Pour adorer cette Divinité aux mille visages qui font face de toutes parts, les hindous ont recours à une multitude de représentations et de formes, fixées par l’iconographie, célébrées par la sculpture, la peinture et la statuaire, chaque « forme » (mürti) exprimant un attribut, une fonction, un pouvoir, une prééminence, une qualité ou une beauté divine et l’imprimant dans le cœur de l’adorateur. De même, pour invoquer le Dieu unique ou ses aspects principaux et pour mieux méditer sur Lui, les hindous ont recours à une multiplicité de noms dont chacun exprime une facette de la Réalité divine, et dont la litanie purifie l’esprit et approfondit la dévotion. La Divinité qui est au-dela de tout nom et de toute forme accepte cet hommage sincère et se coule dans le moule sur lequel prend appui l’esprit de l’adorateur. C’est le même Dieu auquel s’adresse la diversité des cultes. « Quelle que soit la façon dont les hommes viennent à Moi, dit le Seigneur dans le chant IV de la Bhagavad-Gîta, de cette façon même Je les accueille en mon amour, ô fils de Pritha, car, de quelque côté qu’ils entrent dans la voie, c’est toujours Ma voie que les hommes suivent partout. » Ou encore (VII, 21) : « Quelle que soit la forme qu’un dévot plein de foi choisisse d’adorer, c’est Moi qui affermis sa foi. Plein de cette foi, il rend un culte à cette forme et obtient d’elle l’objet de ses désirs ; en vérité c’est Moi qui lui accorde ainsi ces biens. » Ce qui est important ce n’est pas l’abondance ou la magnificence des oblations, ni la complexité des rituels, l’envergure de la contemplation métaphysique ni la prolixité des prières, c’est la sincérité, l’humilité et la foi, les dispositions du cœur. « Quoi que ce soit que l’on M’offre avec dévotion : une feuille, une fleur, un fruit ou de l’eau, J’accepte cette offrande faite avec amour par mon adorateur » (BG IX, 26). Et finalement cette consécration de tout à Dieu doit envahir la vie de l’adorateur : « Quoi que ce soit que tu fasses, quoi que tu manges, quoi que tu sacrifies, quoi que tu donnes, quelque effort que tu fasses, ô fils de Kunti, fais-le comme une offrande à Moi » (BG IX, 27). (T. Michaël.)

• T. Michael, Introduction aux voies de Yoga, Monaco, Ed. du Rocher, 1980, p. 137-162.