Nous voilà donc montés du corps à la qualité. A la manière des Platoniciens nous appelons qualité toute forme divisée dans le corps. Mais doit-on s’arrêter là, comme les Stoïciens et les Cyniques ? Pas le moins du monde. La qualité est une forme. La nature de la forme est simple, efficace, prompte à l’action. C’est pourquoi les Physiciens l’appellent souvent acte. Dans le sein de la mati ère, cette nature se corrompt ; de simple elle devient divisible et impure, d’active elle tend à devenir passive, d’agile elle devient engourdie. Ce pourquoi elle n’est une forme ni pure, ni véritable, ni parfaite. Si elle n’est pas pure, elle ne peut être la première forme, car toute chose avant d’être corrompue existe au moins selon son genre.
De même si elle n’est pas vraie elle ne peut être la première forme. Mais d’où vient que l’intelligence l’accuse de n’être pas absolument vraie, si ce n’est de ce qu’elle en distingue une plus vraie en comparaison de laquelle celle-ci est déficiente et reconnue en quelque sorte fausse ? Où l’intelligence voit-elle la forme vraie ? Ce n’est peut-être qu’en dehors d’elle-même ou en elle-même. Si elle la voit en dehors d’elle, c’est qu’il y a évidemment quelque part dans la nature une forme vraie, supérieure à la qualité. Si l’intelligence la voit en elle-même, la vraie forme n’est pas absente de l’intelligence, donc elle ne manque pas à l’univers. En outre, la vérité est supérieure à l’erreur, puisque la vérité peut exister sans l’erreur et que l’erreur ne peut exister sans la vérité. Aucune chose n’est dite fausse s’il n’est pas au moins vrai que cette chose est fausse. Aucune chose n’a de valeur, s’il n’est pas vrai qu’elle a de la valeur et l’on ne comprend véritablement qu’une chose est fausse qu’en fonction de la vérité. On ne dit faux que ce qui trompe et cela ne trompe que par l’apparence de la vérité. Si donc la vérité est supérieure à l’erreur et si la forme moins vraie, c’est-à-dire la qualité, est une réalité dans l’ordre des choses, à plus forte raison trouve-t-on la vraie forme dans l’ordre des choses et cela d’autant mieux que dans la mesure où l’intellect est plus noble et plus vrai que le sens, dans la même mesure la forme intelligible doit être plus noble et plus vraie que la forme sensible . Ainsi se trouve manifestement démontré que la qualité ne peut être la première forme, tant parce qu’elle n’est pas pure, que parce qu’elle n’est pas vraie.
On aboutit à la même conclusion du fait qu’elle n’est pas parfaite. Ce qui est premier dans un genre est principe de tout le genre ; ce qui est principe des autres contient tous ceux qui le suivent. Donc rien de ce qui appartient à un genre ne manque à celui qui est premier dans son genre. Comme le soleil , s’il est le premier des corps lumineux, ne manque d’aucun degré de lumière, tous les autres corps lumineux qui sont au-dessous de lui, tels que les astres et les éléments, ne contiennent pas toute la plénitude de la lumière. Donc, puisque la première forme renferme toutes les perfections des formes et ne peut, en conséquence être imparfaite, la conclusion normale est que la forme qu’on dit imparfaite ne peut être la première.
De plus, parce que la qualité adhère tellement à la matière qu’elle s’étend et se divise avec elle, elle devient, si je puis dire, matérielle, et si elle est séparée de la matière, elle se corrompt. Elle ne se soutient donc pas elle-même, mais est soutenue par la matière comme par un sujet. Or ce qui ne se soutient pas soi-même, peut encore moins subsister par soi. C’est pourquoi, résidant dans un autre, il dépend certainement de cet autre. Parfois une qualité apparaît quand une autre change et disparaît. Or rien ne naît de soi-même. Il faut que l’engendreur précède l’engendré. Or rien ne se précède soi-même. Donc, puisque la qualité tire son origine d’ailleurs et que rien ne naît si ce n’est d’un principe supérieur, elle ne peut être un principe de la nature.
Mais alors d’où tire-t-elle son origine ? De la matière ? En aucune façon. Puisque la matière est le sujet universel et informe et, de ce fait, se comporte toujours et partout, autant qu’elle en est capable, de la même manière envers toutes les formes, d’où vient qu’elle soit embellie tantôt ici, tantôt ailleurs, par une forme ou par une autre, si ce n’est par un agent supérieur qui l’affecte tantôt de cette forme, tantôt de cette autre, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ? En outre, si la matière se donnait à elle-même une forme, nous demanderions : oui ou non, possédait-elle de sa propre puissance cette forme avant de se la donner ? Si elle ne la possède pas, elle ne peut même pas la concevoir ; si elle la possède, elle n’est pas la matière première, mais un composé de matière et de forme. Et au sujet de cette puissance même, nous demanderons également : la tient-elle d’elle-même, ou d’autrui ? Si elle la tient d’autrui, c’est d’un autre aussi qu’elle tient la forme. Si elle la tient d’elle-même, l’a-t-elle aussi par une autre puissance qui lui est propre, et nous continuerons ainsi à l’infini, ou bien a-t-elle cette puissance non par une autre puissance mais par son essence ? S’il en est ainsi, l’essence de la matière sera la même chose que la puissance ou la substance créatrice de formes et elle sera plutôt source que sujet des formes, et même elle sera plutôt forme que matière, la forme la plus noble de toutes, une forme qui ne supporte aucune division ; elle n’oscillera pas entre des formes changeantes dont actuellement la variation l’affecte. De tout ceci on conclut que la matière ne possède par nature aucune puissance procréatrice de formes, parce qu’un sujet informe ne peut s’informer lui-même, puisqu’il ne peut rien faire du tout, son action venant de la forme, de laquelle provient l’être. Et si la matière qui est soumise à l’art, bien qu’elle ne manque pas de forme, n’est cependant pas amen ée à la forme de l’œuvre d’art par elle-même, mais par la forme de l’art, la matière qui est soumise à la nature, étant informe, n’est certainement pas amenée à la forme naturelle par elle-même, mais par la forme de la nature.
D’où viendra donc la qualité ? Peut-être d’une autre qualité, comme le feu engendre un autre feu, par exemple ? Non plus, car la qualité, ne pouvant exister sans le concours de la matière, ne domine pas sa propre matière et dominera encore bien moins une matière étrangère. La qualité d’un corps ne peut donc pas, par sa seule puissance, former un autre corps. Quant au corps naturel, il ne possède aucune activité en vertu de sa masse, laquelle est purement passive et l’activité qu’il possède en vertu de la qualité est insuffisante. La qualité, en effet, n’ayant pas une existence qui se suffise à elle-même ne peut conférer au corps une activité qui lui suffise. Sans doute, parce que le feu a été produit par autre chose avant que lui-même n’engendrât autre chose, il va de soi qu’il soit effet avant d’être efficient. Cette condition de dépendance vis-à-vis d’un autre est connaturelle à l’effet. C’est pourquoi, chaque fois que le feu produit quelque chose, il agit en tant qu’instrument d’une cause supérieure. En effet, si tel ou tel feu était la cause première, c’est-à-dire absolue de la production du feu, comme le genre universel découle de la cause première d’un genre, il produirait partout et toujours tout le feu. Donc, non seulement il se créerait lui-même, mais créerait aussi n’importe quel feu qui a existé avant lui et qui sera après lui. Donc, puisque tel ou tel feu n’est pas la cause première d’une telle génération, nous demandons de quelle cause il est l’instrument. D’un second feu ? Pas du tout, d’abord parce que c’est une cause égale, non supérieure. Ensuite, parce que même éteint, ou même très éloigné, il est encore le feu qui avait propagé ce dernier. Est-il par hasard l’instrument d’autres éléments ? Pas davantage, car dans les éléments dissemblables et contraires, il n’y a aucune raison d’engendrer le feu, à laquelle ce feu, qui doit en engendrer un autre, soit soumis comme un instrument. Peut-il alors devenir l’instrument du ciel ? Pas du tout, car le feu de ce corps très éloigné ne peut devenir un instrument que par un intermédiaire. Or ces corps intermédiaires ne conviennent pas et, entre le ciel ou la sphère du feu et les éléments dissemblables, il vaut mieux, pour produire ce feu sur la terre, interposer un feu qui l’engendrera plutôt que de faire le contraire.
Nous argumenterons de la même manière à propos de chaque espèce de choses naturelles. C’est pourquoi, outre les formes de ce genre, il faut qu’en toutes choses existe et s’impose une substance incorporelle qui pénètre à travers les corps et de laquelle les instruments soient les qualités corporelles. Comment, en effet, chacune des qualités, qui sont par nature instables et désordonnées, pourraient-elles ou conserver un ordre fixe dans la succession de la génération, si elles n’étaient pas dirigées par l’ordre fixe d’une cause plus élevée, ou revenir toujours aux mêmes effets à des intervalles réguliers, si la seule et même cause qui les dirige en tout temps ne les dirigeait pas d’une manière identique à des moments déterminés ?
L’intelligence humaine se reporte journellement des formes particulières à des formes universelles et absolues. De même, dépassant les formes naturelles qui sont soumises à des matières déterminées, elle s’élève d’ordinaire par l’intermédiaire des formes mathématiques, auxquelles suffit une matière indéterminée, aux formes métaphysiques qui n’ont besoin d’une matière ni déterminée, ni indéterminée. En outre, des dimensions qui sont nécessairement situées dans un lieu et composées de parties elle s’élève au point qui n’a pas de parties, mais est d’une certaine manière situé dans un lieu. Puis elle va des points aux nombres, lesquels ont besoin de parties, mais jamais de lieu. Enfin elle se hausse des nombres à l’unité qui, elle, n’est ni située dans un lieu, ni composée de parties. Au-delà de l’unité indivisible , mais accidentelle, elle se porte vers l’unité substantielle, c’est-à-dire vers la forme et l’essence indivisibles, fondement en même temps qu’origine des accidents, comme vers un point fixe et permanent en soi des accidents, qui par eux-mêmes changent et adhèrent toujours à autre chose. Si l’intelligence humaine possède une telle puissance pour l’ascension rationelle, elle qui n’est qu’une partie de l’univers, entravée par des liens corporels, l’univers en possède certainement une bien plus grande en lui-même pour la même chose, puisque l’ordre de l’intelligence inférieure prend son origine dans l’ordre de l’univers. Or là où règne une puissance d’action plus grande on passe naturellement, davantage et plus vite à l’acte.
Si donc tous les genres des choses se ramènent à une unité, indivisible en quelque sorte en son genre et sur la simplicité duquel ils reposent, comme le mouvement et le temps se ramènent au moment, la forme naturelle au degré naturel le plus bas, les dimensions géométriques au signe, les nombres à l’unité, pourquoi le genre de la substance ne se ramènerait-il pas à la substance indivisible ? Ainsi, de même que toutes les figures qui participent à l’inégalité se rapportent à la plus égale de toutes : la forme circulaire, et la forme circulaire au centre indivisible, source de toute égalité, de même les formes accidentelles et divisibles se ramènent à la forme substantielle et divisible, et cette forme à la forme substantielle et indivisible. Et de même qu’au-delà de la qualité, qui est soumise non seulement à la diminution, mais aussi à l’affaiblissement, il y a la forme substantielle et corporelle, qui est exempte d’affaiblissement bien qu’elle diminue, de même au-dessus de celle-ci il doit y avoir une forme substantielle qui ne s’affaiblisse ni ne diminue, afin que l’ascension vers le mieux s’achève dans le meilleur. Telle sera la substance incorporelle, qui, par sa nature, possède avant tout cet avantage de ne pouvoir être diminuée et qui doit subsister ailleurs dans la nature selon sa forme particulière.
Ce qui est indivisible et simple précède nécessairement ce qui est divisible et composé, car avant de grandir et de grossir il faut exister. De même, les composés ont besoin des choses simples et non le contraire. Les choses composées tirent leur origine des choses simples et s’y terminent. C’est pourquoi, si les premières subsistent dans la nature des choses selon leur forme propre, à plus forte raison faut-il qu’on trouve quelque part le germe des dernières selon leur forme propre. Car du fait que la nature meut sa matière avec plus d’efficacité et de résultat que l’art meut la sienne, nous conjecturons que la forme principale dans la nature est plus maîtresse de sa matière que la forme principale dans l’art ne l’est de la sienne. Si elle est plus maîtresse, on en tire deux conclusions : d’abord qu’au point de vue du lieu elle est plus proche de sa matière que l’art, ensuite qu’au point de vue de la substance elle l’emporte sur sa matière plus que l’art et possède davantage le pouvoir d’exister par soi sans elle. Ce qui m’amène surtout à cette conclusion c’est avant tout que les qualités, parce qu’elles sont des formes dans un autre, chaque fois qu’elles engendrent des formes, elle les engendrent dans un autre. Elles ne peuvent, en effet, engendrer une progéniture qui soit plus autonome qu’elles-mêmes ne le sont. Elles engendrent donc des formes dans le sein de la matière, mais seule la forme, qui ne repose pas dans un autre, produit et conserve la matière elle-même, qui ne repose pas dans un autre. La matière, en effet, n’existe pas de soi puisqu’elle est imparfaite et n’agit pas de soi, ni en vertu des qualités qu’elle précède, mais en vertu d’une forme qui précède la matière. Or, une telle forme est foncièrement incorporelle. C’est sur la puissance et l’opération d’une telle forme que sont fondées les puissances et les opérations des qualités, puisque c’est sur son œuvre que ses œuvres sont toujours fondées. Mais j’en parlerai ailleurs.
Maintenant il faut rappeler qu’Hermès Trismégiste et Timée, estiment que la matière elle-même est informe, n’est pas le néant, tout en étant très proche du néant, parce qu’elle est avant tout et indéfiniment passive. Plotin en tire cette conséquence que la disposition proche de la matière elle-même, c’est-à-dire la dimension et la qualité, est quelque chose de très vide et, si petit que ce soit, c’est tout à fait une passion. Les dimensions en effet ne sont pas autre chose que les extensions de la matière elle-même et les qualités ne sont pas autre chose que ses affections, affections qui ne sont que des images inconsistantes et caduques, comme les ombres des arbres qui s’élèvent au-dessus du torrent. Il conclut enfin que ni la matière, parce qu’elle est avant tout passive, ni les dimensions ou les qualités, parce qu’elles sont les passions premières du premier patient, ne peuvent être les principes premiers des actions. Telle est la pensée de Plotin. Mais d’autres, bien que tendant au même but, font les distinctions suivantes. Assurément, disent-ils, la matière d’elle-même ne peut rien faire ; quant à la quantité, si elle est l’extension passive de la matière dérivant d’une cause qui étend la matière, elle ne fait rien non plus, parce qu’elle est la passion perpétuelle du premier patient. Si, au contraire, elle est une sorte de forme, grâce à laquelle la cause motrice de la matière étend la matière, elle agit peut-être sur sa matière propre, parce qu’elle est un intermédiaire par lequel cette cause semble étendre la matière, mais elle n’exerce absolument aucune action sur une matière étrangère, puisqu’elle contraint l’agent à être constamment éloigné du patient : ce qui entrave son action. Selon les Péripatéticiens la qualité agit aussi bien sur une matière étrangère que sur sa matière propre.
Si la raison nous mène d’une matière qui n’agit ni sur l’une ni sur l’autre matière à une qualité qui, dans une certaine mesure, met en mouvement l’une et l’autre par la quantité intermédiaire qui n’agit que sur l’une des deux, à savoir la matière propre, passerons-nous sans intermédiaire de la quantité, qui ne meut en aucune façon la matière étrangère, à cette chose, qui met vraiment en mouvement la matière étrangère ? Pas du tout. Or la qualité est voisine de la quantité. C’est pourquoi la qualité n’est pas pleinement suffisante pour une action extrinsèque. Si donc elle est déficiente pour l’action, elle est dirigée par une substance supérieure qui, elle, est pleinement puissante. Mais ce n’est pas sans raison que la qualité est déficiente, puisqu’au moment même où elle naît, elle se disperse à travers la largeur et la profondeur de la matière et est plongée pour ainsi dire dans le cours du Léthé. Le résultat est qu’avant de faire quoi que ce soit, elle est dans une certaine mesure vaincue par la matière qui en quelque sorte la corrompt. Donc sa puissance ne domine jamais par elle-même la matière. C’est pourquoi jamais elle ne se mettra en mouvement par elle-même, si elle n’est pas renforcée par une cause supérieure. Elle est certes renforcée et dirigée par une sorte de vie qui engendre la vie et le sens, même d’un limon sans vie, quand naissent des grenouilles et des mouches, et qui de la seule et vile matière du fumier fait naître des fleurs variées de toute beauté au moyen de semences variées et très belles qui, puisqu’elles ne se trouvent pas la plupart du temps dans le fumier, sont nécessairement dans la vie elle-même. Elle fait aussi rentrer dans l’ordre des matières éparses. Or l’ordre procède de la raison, la raison est dans la vie et la vie dans une sorte de puissance indivisible, puisque la mort se produit par division et dissolution. D’autre part du choc de corps froids elle fait naître le feu et quand la réflexion des rayons sur le miroir ou le fer chaud communiquent la chaleur à la laine grâce à la qualité accidentelle du feu, cette vie produit dans la laine la forme substantielle du feu grâce aux semences vitales du feu.
Enfin, à votre avis, qu’est-ce qui en nous ne consomme pas la nourriture violemment, mais l’absorbe et la digère doucement et régulièrement ? Qu’est-ce qui transforme d’une manière si merveilleuse en forme vivante des aliments non vivants ? Qu’est-ce qui transporte sans cesse les objets lourds vers le bas, les objets légers vers le haut sans violence apparente contrairement et même supérieurement aux lois de leur nature, selon que le besoin de la vie le réclame ? Qu’est-ce qui concilie les contraires et les unit ensemble ? Assurément ce n’est pas la simple chaleur du feu, ni aucune autre qualité des contraires, ni une nature divisible, ni la simple propriété de la nature, mais une puissance supérieure, indivisible et vivifiante. Porte aussi ton observation sur l’univers, comme tu l’as fait sur nous, et conclus de ces remarques que les formes corporelles ne possèdent pas d’elles-mêmes entre elles une génération suffisante, mais postulent en outre une cause plus élevée. Si à nouveau cette cause supérieure était une forme unie de la même façon à la matière, elle descendrait de nouveau d’une autre substance supérieure. Enfin, pour ne pas remonter à l’infini, il faut parvenir à une forme qui ne soit mélangée à aucun corps. Or dans le genre des formes cette puissance à pouvoir être séparée de la matière est si grande que, même si l’on disait que d’elles-mêmes elles sont unies, mais qu’elles sont séparées du fait même de la contemplation des intelligences, on serait au moins forcé de conclure que les intelligences elles-mêmes sont séparées, puis-qu’elles-mêmes séparent les autres choses.
Ce qui le montre encore c’est que, en nature et en dignité, la substance est antérieure à la qualité et aux autres accidents. Et parce qu’un antécédent peut exister séparément d’un conséquent, une substance peut exister sans division de quantité, et si elle le peut, elle l’est quelquefois, pour que cette perfection ne manque pas à la nature et que cette puissance n’existe pas en vain. Car en ce qui concerne l’ordre principal de l’univers, il en va de telle sorte que tout ce qui peut exister ou bien existe déjà, de l’avis des Physiciens, afin que n’intervienne aucun changement dans les choses éternelles, ou bien existera au moins un jour, afin qu’il n’y ait rien qui soit toujours inutile. Et si la vie qui par la seule origine naturelle est antérieure au sens, existe dès à présent quelque part sans le sens, à plus forte raison la substance, qui l’emporte sur la quantité en dignité autant que par l’origine, existe dès maintenant dans l’ordre des choses indépendamment de la quantité, d’autant plus que l’univers est plus parfait s’il y a des substances affranchies des liens de la quantité que s’il y a des vies dépourvues de sens.
Averroès démontre, d’après Aristote , que la forme corporelle et substantielle du ciel est exempte de matière, parce qu’on n’y trouve pas de puissance à diverses formes, puissance qui est propre à la nature de la matière. On y trouve cependant la dimension et il estime qu’une telle forme est intermédiaire entre les formes naturelles et les formes divines, parce que les formes naturelles existent en même temps avec la matière et la quantité, tandis que les formes divines sont absolument indépendantes de l’une et de l’autre et que la forme du ciel est intermédiaire entre l’une et l’autre, afin qu’on ne passe pas sans intermédiaire d’un terme extrême à un autre terme extrême. Aussi pense-t-il qu’il est convenable qu’elle existe avec la quantité, mais sans la matière. A notre tour, nous argumentons de la manière suivante : Puisque la forme substantielle réside ordinairement dans la matière plutôt que dans la quantité et que, selon l’ordre du genre et de la nature, elle a plus de rapport avec la matière qu’avec la quantité, si elle peut exister quelquefois sans la matière, à plus forte raison peut-elle exister quelque part séparée de la quantité.
En outre, selon Proclus , il y a trois genres de corps. Il y a, pour citer ses propres termes, des corps à la fois matériels et composés, tels que ceux qui se composent des quatre éléments. Il y a au delà les sphères des éléments, matérielles certes, mais simples dans une certaine mesure. Enfin, il y a les corps célestes , à la fois simples et immatériels. Il cite aussi, comme Averroès, trois genres de formes. Il donne, en effet, des formes cette définition générale : la forme est ce par quoi une chose existe et agit distinctement et en acte. Mais cette définition n’inclut pas du tout les dimensions, alors que le sujet est peut-être indiqué d’une certaine façon, puisqu’il est dit : « ce par quoi une chose..., etc.». Il en conclut que, s’il y a des formes sans matière qui en dépende, telles que les formes célestes, à plus forte raison et en plus grand nombre, peut-il et doit-il y avoir des formes sans dimension.
Proclus et Syrianus , dans le même sens, proposent ce raisonnement : ce qui est toujours étendu par un autre est nécessairement astreint à des dimensions, mais non ce qui l’étend. Donc la matière, étant toujours étendue par un autre, est nécessairement soumise aux dimensions. Cependant, parce que toute chose existe d’abord en soi dans une certaine mesure avant de posséder l’étendue, on peut concevoir la matière comme indivisible. Par conséquent, ce principe qui lui donne l’étendue peut à plus forte raison non seulement être conçu, mais même exister sans dimensions. De plus, toute chose divisible est un tout, constitué de plusieurs parties, qui ne composeraient jamais ce tout si elles ne possédaient en elles quelque chose d’un et d’identique, commun à toutes. L’imité ne se fait que par ce qui est un. D’autre part, si ces parties ne participaient pas à l’unité, aucune des parties ne serait une chose unique, mais plusieurs choses à l’infini et chaque partie serait innombrablement infinie. Mais une chose une, implantée dans ces parties, n’est pas divisée respectivement dans chacune d’elles, car elle aurait besoin, elle aussi, d’un autre lien. Donc elle est la même et tout entière dans chaque partie. Une telle chose doit être nécessairement incorporelle.
De même, chaque être corporel étant un tout composé de parties, quelle est la cause de cette union ? Est-ce le tout lui-même qui unit les parties, ou bien les parties qui unissent le tout ? Ou bien est-ce quelque chose de supérieur qui n’est partie d’aucun tout ni un tout composé de parties qui unit les parties ensemble et au tout ? Le tout résulte des parties plus qu’il ne les unit. Et si l’on admet qu’il unit les parties, sera-t-il incorporel ? Car s’il est lui aussi divisible, il a besoin d’un autre qui l’unisse. Si les parties unissent le tout, il est absurde que l’union soit faite par une multitude opposée à l’unité, car l’union doit se faire par l’unité. Reste que, outre chaque partie et le tout, il y ait, en vue de cette union, une chose une qui soit incorporelle, afin qu’elle n’ait pas elle-même besoin d’un lien et que nous ne remontions pas ainsi à l’infini. Il ne faut par conséquent pas croire qu’une forme divisée dans le corps soit le point culminant de la nature et le principe des choses, d’autant qu’il faut que le principe des choses ait toujours existé et doive toujours exister par sa propre puissance. Qu’il ait toujours existé, car il n’a pu un jour apparaître par lui-même (il aurait préexisté à lui-même), ni par un autre, car il n’y a rien avant le premier (tout le reste n’existerait jamais, s’il n’y avait auparavant un premier). Qu’il doive toujours exister, parce que, si le principe disparaît, tout s’écroule et ni lui-même ni rien d’autre ne peut plus renaître. Il faut donc qu’il possède une puissance infinie, grâce à laquelle il vive à l’infini par lui-même. S’il est corporel, il ne la possède pas, car s’il a des dimensions infinies, il n’y aura que lui dans les choses. S’il possède des dimensions finies, il aura aussi une puissance finie. Je laisse de côté (je le démontrerai ailleurs) que ni le corps, ni la forme corporelle, indigente et changeante, ne peuvent être un principe suffisant de mouvement, mais que tout ce qui est corporel est agi par un autre, qu’un ouvrier qui est confondu avec son œuvre et imprégné par elle ne peut la dominer et que l’ouvrier parfait et premier est l’architecte de l’univers.
Dépassons donc la forme corporelle et considérons maintenant la première qui se présente après elle, afin que, comme nous sommes montés en partant du corps qui est le plus bas jusqu’à la forme corporelle en tant qu’intermédiaire (car elle tient quelque chose du corps en se développant dans le corps, mais il y a quelque chose qu’elle n’a pas, puisqu’elle n’est pas un composé de matière et de forme), ainsi nous nous portions maintenant de cette intermédiaire à la forme la plus élevée, c’est-à-dire incorporelle, qui n’a rien du corps, qui confère les qualités aux corps, et qui, parce qu’elle subsiste par soi, est appelée forme vraie et essence. Tierce essence, dis-je, que nous appellerons le moment venu l’âme rationnelle qu’accompagne l’âme irrationnelle comme l’ombre accompagne le corps. Cette essence, les Platoniciens la jugent véritable et immortelle, parce qu’elle n’a pas besoin de parties en lesquelles elle puisse un jour être dissoute et par lesquelles sa puissance serait affaiblie en s’y dispersant ; elle n’est pas liée à un sujet qui, en l’abandonnant, la ferait disparaître, ni mélangée à une forme contraire qui pourrait la corrompre, elle n’est pas enfermée dans un lieu et n’est soumise ni au temps ni au mouvement à cause de la simplicité indivisible et en soi permanente de sa substance.