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Lavelle: Introduction à la dialectique de l’éternel présent (IV)

quarta-feira 23 de março de 2022, por Cardoso de Castro

  

Introduction à la dialectique de l’éternel présent (IV)

Bien que nous nous abstenions en général de toute polémique et même que nous jugions toute polémique inutile, bien que chaque doctrine doive nécessairement apparaître, dans une philosophie de la participation, comme exprimant un aspect de la vérité et une certaine perspective sur la totalité du réel, il semble pourtant que nous ne puissions pas nous dispenser de confronter notre conception de l’être avec une conception qui en est, d’une certaine manière, l’inverse et qui a obtenu dans ces derniers temps un retentissement considérable bien au delà des cercles où s’enferme presque toujours la pensée philosophique. Ainsi entre ces deux perspectives différentes, le lecteur sera conscient du choix qu’il pourra faire et des conséquences qu’il implique, tant en ce qui concerne la représentation de l’univers que la conduite de la vie.

La nouvelle philosophie de l’existence nous propose tout d’abord d’opposer l’être en soi et l’être pour soi. Mais on ne peut pourtant mettre en cloute que l’en soi et le pour soi ne soient deux aspects différents de l’Être total ou, si l’on veut, qu’ils ne soient contenus en lui. On répondra sans doute en prétendant que l’être total est précisément l’être en soi, puisque l’être pour soi le suppose et n’est obtenu à son égard que par une démarche de négation ou de « néantisation ». Et à l’argument que l’être en soi ne peut être appréhendé pourtant que sous la forme du phénomène, on répliquera que celui-ci enveloppe et déjà affirme un être dont il est le phénomène, c’est-à-dire dont la transphénoménalité nous oblige à le considérer comme se suffisant à lui-même indépendamment de l’acte de conscience qui le pose. Ce qui est la signification même du réalisme en tant qu’au lieu de réaliser le phénomène, il le greffe sur la chose en soi. Inversement, l’être pour soi, ou l’être même de la conscience, le seul qui puisse dire moi, sera non seulement un être, incapable de se suffire, mais qui se constitue pour ainsi dire en fonction de cette insuffisance même, non pas qu’il soit simplement, comme on l’a dit souvent, recherche, inquiétude ou privation, mais parce qu’il introduit le néant en lui pour être, ou que son être même réside dans la néantisation de l’en soi.

Or la position que nous avons adoptée est toute différente. Nous pensons qu’il n’y a d’en soi ou de soi que là où une conscience est capable de dire moi. Là est le seul point du monde où l’être et la connaissance coïncident. L’être pour soi est donc le seul être en soi, qui est un absolu parce qu’il n’est le phénomène de rien. Cependant il reste vrai que la conscience est toujours conscience, de quelque chose, mais qui n’a d’être que pour elle et par rapport à elle, et qui est précisément l’être d’un phénomène. Aussi loin que l’on dépasse l’aspect que l’objet peut nous offrir, il est encore un objet qui nous offre un nouvel aspect de lui-même; il est toujours ce qui se montre ou qui pourrait se montrer à quelqu’un. L’expression d’objet absolu est une contradiction : c’est ce qui, n’ayant d’existence que par rapport au pour soi du sujet, devrait être posé pourtant indépendamment de ce rapport. Or là où ce rapport cesse, nous ne pouvons assigner à l’objet aucune autre existence que celle d’un pour soi qui lui est propre et qui est seul capable de fonder son en soi : telle est, en effet, la thèse essentielle de la monadologie, et aussi de toutes les doctrines qui réduisent le monde à une action que Dieu exerce sur les consciences, à un langage qu’il ne cesse de leur faire entendre.

Derrière cette néantisation apparente destinée à fonder l’être du pour soi, il y a une démarche qui est bien familière aux philosophes et à laquelle Descartes   a donné une forme particulièrement saisissante, mais qui reçoit ici un sens opposé à celui qu’il avait voulu lui donner. Nul mieux que Descartes n’a marqué comment le cogito lui-même se fonde non pas seulement sur le doute, mais sur cet anéantissement du monde qui n’en laisse subsister que la pure pensée, et qui en réalise en quelque sorte l’absence. Mais ce n’était pas pour introduire le néant au cœur de la conscience (bien qu’elle se détermine elle-même comme finie dans sa relation vivante avec l’infini); c’était au contraire pour lui donner accès dans l’absolu de l’être par la possibilité qu’elle a de se mettre au-dessus de tous les phénomènes et même de les nier en vertu précisément de l’ascendant ontologique qu’elle a sur eux; et c’est en eux qu’elle nous découvre cette insuffisance d’être, ou cette part de néant, qui fait que l’être même qu’ils possèdent leur vient d’ailleurs, du moi ou de Dieu, et qu’il a toujours besoin d’être ressuscité.

On conviendra que la philosophie de l’existence a le grand mérite de fonder l’existence sur la liberté [On remarquera que cette philosophie de l’existence est comme uns ellipse à deux foyers : car tantôt il semble que c’est l’en soi qui apparaît comme exprimant le fond même de l’être, tantôt il semble que c’est la liberté, qui pourtant suppose cet en soi qu’elle néantise. Mais il suffirait de partir au contraire de la liberté comme du seul et véritable en soi pour que l’en soi dont le phénomène nous révèle et nous cache la présence ne fût plus qu’une chimère. Nous nous trouverions ainsi amenés à passer de l’en soi transphénoménal à un en soi en quelque sorte cisphé-noménal. Et la réduction de l’être à l’acte permettrait de considérer le phénomène comme exprimant dans la liberté à la fois sa manifestatior et sa limitation.] en faisant, il est vrai, non point proprement de l’existence « un défaut du néant », mais de la liberté elle-même une sorte d’irruption du néant dans l’être. Dès lors on n’éprouvera pas de peine à accorder que l’existence elle-même précède l’essence, au lieu d’être fondée sur elle et d’en être seulement la forme manifestée. Car on acceptera à la fois l’identité de l’existence et de la liberté, et la primauté de l’existence par rapport à l’essence, mais à condition de résoudre certaines difficultés qui sont inséparables de ces deux thèses : car on demandera comment cette liberté est engagée elle-même dans une situation, ce que l’on ne peut expliquer qu’en faisant de la liberté et de la situation les deux aspects corrélatifs de l’acte de participation. De plus, on ne se laissera pas arrêter par cette affirmation que c’est cette liberté absolue que Descartes prête à Dieu qu’il faut attribuer à l’homme, car, bien que Descartes lui-même ait soutenu que la liberté est indivisible et qu’elle est en nous ce qu’elle est en Dieu, toutefois il ne faut pas oublier qu’elle n’est pas associée en Dieu à une nature, qu’elle n’est point affrontée en lui comme en nous à des possibles dont il semble qu’ils viennent d’ailleurs et entre lesquels on peut dire qu’elle aura à choisir, mais sans qu’il lui appartienne de les créer. Car si l’on ne demande pas quelle est l’origine de la liberté, qui est toujours le premier commencement d’elle-même, on peut du moins demander quelle est l’origine de ces possibles qui lui sont offerts et qui remplissent l’intervalle qui sépare la liberté divine de la nôtre.

Ainsi la primauté de l’existence par rapport à l’essence suppose, semble-t-il, deux postulats, à savoir : le premier, que le propre de la liberté, c’est de faire éclater dans le tout de l’être des possibles sans lesquels elle ne serait rien; or ces possibles ne sont pas l’effet de la néantisation de l’être en soi, car ils appartiennent eux aussi au domaine de l’être, en tant précisément qu’ils dépassent le domaine de l’être réalisé; et le second, que l’essence a plus de valeur que l’existence, ou du moins qu’elle est la valeur qui doit justifier l’existence, puisque c’est vers elle que l’existence tend, qu’elle a seulement pour objet de l’acquérir. Nous savons par conséquent que l’existence se trouve entre une possibilité que la participation fait jaillir de l’acte pur comme la condition même de sa liberté, et une essence que cette liberté forge peu à peu au cours du temps par l’actualisation de cette possibilité.

On a beaucoup admiré en général les analyses consacrées dans l’Être et le néant à la conscience de soi et à la relation entre le moi et les autres. La conscience de soi est caractérisée par la mauvaise foi, une mauvaise foi en quelque sorte constitutionnelle, puisqu’elle est inséparable d’un être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il s’agit d’un être qui se crée et ne peut jamais faire de lui-même une chose créée? Ne faut-il pas dire alors que la sincérité est une entreprise vaine et qu’on ne peut jamais produire la coïncidence avec soi? Mais cela signifie simplement qu’il ne faut jamais parler de soi comme d’une chose, ni même peut-être jamais parler de soi, ou encore que l’être du moi réside dans une possibilité qu’il n’épuise pas, de telle sorte qu’il ne peut se réduire lui-même, ni à une possibilité déjà réalisée et qu’il dépasse toujours, ni à une possibilité encore en suspens et qu’il éprouve en lui, sans qu’il soit jamais assuré de la rendre réelle. De là cette ambiguïté de la conscience qui fait que le moi semble toujours se chercher sans réussir à se trouver. Mais la mauvaise foi ou ce qu’on appelle de ce nom naît quand on transporte sur le plan théorique, où le réel est considéré comme déjà donné, cet être qui n’a de subsistance que sur le plan pratique, c’est-à-dire dont l’être est de se faire, et qui tente vainement de transformer en donné l’acte même par lequel il se fait. On le voit bien dans le rapport que le moi de chacun de nous soutient avec le moi des autres. Car la connaissance que nous en avons fait que les autres hommes sont pour nous des objets ou des corps, alors que nous savons pourtant qu’ils sont aussi pour nous des consciences comme nous. Et c’est parce que nous savons qu’ils sont eux-mêmes des consciences, qu’ils peuvent nous réduire eux aussi à l’état d’objets ou de corps. De là ces analyses pénétrantes et déjà célèbres du regard et de l’amour où l’on décrit dans le moi une double oscillation entre un moi qui se sait moi pour lui-même, alors qu’il peut considérer les autres comme des objets, et un moi qui, sachant que les autres aussi peuvent dire moi, sent qu’il peut être à son tour rabaissé par eux au rang d’un objet. Faut-il en conclure que chacun soit obligé tantôt de se subordonner l’autre, en faisant de lui un objet, soit spontanément, soit volontairement, par une sorte de jalousie et de cruauté, et tantôt de se subordonner à l’autre en sentant qu’il n’est qu’un objet pour lui et par une sorte d’abaissement et de complaisance à n’être pour lui rien de plus? C’est nier qu’il puisse y avoir une relation entre les sujets, c’est-à-dire une communication entre les consciences, puisque chaque sujet est astreint à faire des autres un objet en devenant à son tour un objet pour lui, bien que chacun d’eux sache de l’autre qu’il est aussi un sujet et n’en profite que pour l’avilir ou demander qu’il l’avilisse. C’est que la communication entre les consciences n’est possible sans doute qu’au-dessus de l’une et de l’autre et dans une intériorité profonde et secrète qui leur est commune où chacune d’elles pénètre par la médiation de l’autre. Mais là où cette intériorité fait défaut, là où elle est mise en doute, les individus restent affrontés comme des ennemis : ils habitent ensemble dans un Enfer où la subjectivité d’un autre n’est pour la mienne qu’un échec ou un scandale; l’une des deux doit être niée ou asservie, c’est-à-dire réduite à cet objet, ou à ce corps, qui la limite, et dont on voit bien qu’il est pour elle un moyen de porter témoignage et non point de détruire ou de se laisser détruire.

Cependant le malheur de notre condition provient, nous dit-on, de l’opposition entre le pour soi et l’en soi et de l’ambition que nous avons de vouloir qu’ils coïncident. Ce serait pour nous devenir Dieu. Mais cette ambition est irréalisable, elle est une contradiction, s’il est vrai qu’il faut que le néant s’insinue dans l’en soi pour constituer l’être du pour soi. Seulement les choses se passeraient tout autrement si c’était dans le pour soi que se découvrait à nous l’absolu de l’être ou du soi. Et sans doute il est vrai qu’il ne se découvre jamais que sous une forme participée, c’est-à-dire où l’intériorité est toujours mêlée d’extériorité; mais, au lieu de dire qu’il est absent de nous, — comme une fin que nous ne pouvons jamais atteindre, — il faut dire qu’il nous est présent comme une source que nous ne pouvons jamais épuiser. Alors le désespoir qui naît du désir idolâtre de posséder un objet infini qui recule toujours se change en la joie d’une activité qui ne saurait défaillir et nous apporte une révélation qui ne s’interrompt plus.

On peut conclure sur la philosophie de l’existence en disant qu’elle est une expression cruelle de l’époque où nous vivons, qui ne pouvait manquer de s’y reconnaître, qu’elle décrit en traits singulièrement amers la misère de l’homme en tant qu’il se sent abandonné dans le monde, prisonnier de sa solitude et incapable de la vaincre, ignorant de son origine, livré à un destin incompréhensible, et certain seulement d’une chose, c’est qu’il est voué à la mort, qui un jour l’engloutira. On ne s’étonnera pas que le primat de l’existence s’exprime par un primat du moi individuel en tant qu’il n’y a pas pour lui d’autre existence véritable que la sienne. Mais comment la découvrirait-il autrement que par l’émotivité et, dans l’émotivité même, par les émotions les plus vives qui sont toujours des émotions négatives et le séparent d’un monde qui l’ignore, qui lui est toujours étranger et peut-être même hostile? De là le privilège de l’inquiétude, de l’angoisse et du souci. De là, l’absurdité de toutes choses, bien que nous voyions mal dans un pareil monde d’où peut venir la raison qui les juge telles. De là la nausée que nous éprouvons devant elles et qui suppose pourtant en nous une délicatesse qui n’en tolère pas le spectacle. On ne peut s’empêcher de juger qu’il y a beaucoup de complaisance dans cette considération de la pure misère de l’homme que l’on pense relever seulement par la conscience même qu’on en prend. Mais cette conscience ne suffit pas. Ou du moins elle n’a de valeur que si elle devient un moyen qui nous délivre. Cela n’est possible que par cette transfiguration de l’émotion qui, au lieu de la réduire à un ébranlement subjectif, la porte elle-même jusqu’à cette extrême pointe où l’amour et la raison ne font qu’un, que par cette transfiguration de la liberté qui, au lieu d’un pouvoir arbitraire de l’individu,en fait la volonté éclairée de la valeur. L’homme, dit-on, se dépasse vers l’avenir, mais il faut qu’il ait le pouvoir de le faire; ce n’est pas l’avenir qui est le transcendant, mais une puissance trans-temporelle à laquelle nous participons et qui nous ouvre sans cesse un nouvel avenir. La philosophie de l’existence est une psychologie de l’homme déchu et malheureux, mais qui n’entend point se relever de sa déchéance ni s’arracher à son malheur. Elle ne trouve un succès profond que dans les âmes déjà désespérées, ou qui veulent l’être. Elle évoque Pascal  , et plus près de nous Kierkegaard  , mais pour ne retenir que l’une des faces de cette double expérience de grandeur et de misère qui est constitutive à leurs yeux de la condition humaine. Elle se définit elle-même comme une phénoménologie. Elle ne peut pas être tenue pour une métaphysique. Elle veut être un humanisme, mais qui considère l’homme isolément et brise toutes ses attaches avec l’être où il trouve sa propre raison d’être, la lumière qui l’éclairé, l’éternité qui le soutient et la clef de sa propre vocation temporelle.

Il n’y a que deux philosophies entre lesquelles il faut choisir : celle de Protagoras selon laquelle l’homme est la mesure de toutes choses, mais la mesure qu’il se donne est aussi sa propre mesure; et celle de Platon   qui est aussi celle de Descartes, que la mesure de toutes choses, c’est Dieu et non point l’homme, mais un Dieu qui se laisse participer par l’homme, qui n’est pas seulement le Dieu des philosophes, mais le Dieu des âmes simples et vigoureuses, qui savent que la vérité et le bien sont au-dessus d’elles, et ne se refusent jamais à ceux qui les cherchent avec assez de courage et d’humilité.


Ver online : Louis Lavelle