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Lavelle: Introduction à la dialectique de l’éternel présent (II)

quarta-feira 23 de março de 2022, por Cardoso de Castro

  

Introduction à la dialectique de l’éternel présent (II)

Cependant la description qui précède a besoin d’être approfondie. Aussi longtemps que l’on ne dépasse pas la notion d’être, il nous semble, tant nous sommes habitués à considérer toute réalité comme affectant la forme d’une chose, qu’il y ait un primat de l’objectivité sur la subjectivité. Et si nous nous bornons à montrer que l’être que nous saisissons, c’est un être qui nous est propre en tant qu’il implique un être qui nous dépasse et dans lequel il est pour ainsi dire situé, nous continuons obscurément à considérer cet être qui nous est propre comme un corps qui occupe une place déterminée dans l’infinité de l’espace. Mais ce n’est là qu’une image qu’il faut interpréter. Il importe de montrer maintenant que l’être est acte, comment toute description est une genèse. et pourquoi la relation elle-même ne prend sa véritable signification que si elle se change en participation.

Or, il est facile de voir que rien de ce qui est objet ou chose n’a de sens autrement que par rapport à un sujet qui le pense comme extérieur à lui, bien qu ’Ù ne soit actualisé que par lui, ce qui est justement le sens que nous donnons au mot apparence ou phénomène. Quant à ce sujet lui-même, il réside dans l’acte intérieur qu’il accomplit et que l’on ne peut pas réduire à la pensée d’un objet ou d’une chose, car le propre de cet acte, c’est d’engager l’existence même du moi, c’est de la faire être dans une opération qu’il lui faut accomplir et sans laquelle il ne serait rien, par laquelle il dispose du oui et du non, que l’on peut définir comme étant sa liberté, qui fait de lui à chaque instant le premier commencement de lui-même, et porte le nom de pensée dès qu’elle s’applique à quelque objet pour se le représenter et le nom de volonté dès qu’elle s’applique à lui pour le modifier. Encore est-il vrai que cet objet ne cesse de le dépasser et que le moi ne réussit jamais à le réduire à sa propre opération, qui, dans l’ordre intellectuel, garde toujours un contenu perceptif ou conceptuel et, dans l’ordre volontaire, ne parvient jamais à pousser la modification jusqu’à l’infini, c’est-à-dire à en faire une création.

Cet acte intérieur est inséparable à la fois de l’initiative qui le met en jeu et de la conscience qui l’éclairé. C’est là seulement où il s’exerce que nous pouvons dire moi. Il est notre être même au point où il se fonde sans qu’il nous soit possible, de le récuser. Il est véritablement un absolu qui n’est l’apparence ou le phénomène de rien. Son essence est de se produire lui-même avant de produire aucun effet, qui doit être considéré comme extérieur à lui et comme étant la marque à la fois de sa manifestation et de sa limitation, bien plutôt que de sa puissance et de sa fécondité. Et la philosophie commence là où précisément l’être cesse d’être confondu avec l’objet, mais s’identifie avec cet acte intérieur et invisible et qui est tel qu’il faut seulement l’accomplir pour qu’il soit.

On voit dès lors l’absurdité qu’il y aurait à vouloir que cet acte constitutif du moi fût lui-même situé dans un monde formé seulement d’objets et de phénomènes. Les objets ou les phénomènes sont les marques propres de sa limitation, qu’il ne cesse lui-même d’éprouver : mais ils n’expriment pas seulement cette limitation ou, du moins, ils l’expriment en lui apportant aussi, sous la forme de données qu’il est obligé de recevoir ou de subir, tout ce qui lui manque et qui lui fait croire que sans elles il ne posséderait rien : d’où il conclut facilement que sans elles il ne serait rien. Cependant la limitation du moi lui est, en un certain sens, intérieure. Ou encore le moi n’est pas intériorité pure; en lui l’intériorité est toujours liée à l’extériorité : il a un corps, il y a pour lui un monde. Quelle que soit en lui la puissance d’abstraction ou de méditation, son intériorité ne peut jamais être ni parfaite, ni séparée. Elle s’ouvre devant lui comme un infini auquel le moi ne réussit jamais à s’égaler. On comprend alors que la passivité puisse reculer en nous sans jamais s’abolir. Notre acte peut toujours devenir plus pur. Ainsi l’expérience intérieure que nous prenons de nous-même et qui est inséparable de l’expérience de nos limites, n’appelle pas seulement une extériorité qui les exprime, mais une intériorité qui les fonde et dans laquelle nous pouvons pénétrer toujours plus profondément. Et il est bien remarquable que le moi puisse penser à s’accroître tantôt en exerçant une domination de plus en plus étendue sur le monde des objets et tantôt au contraire en se repliant toujours davantage sur le monde secret où il trouve l’origine et la signification de son existence manifestée.

Le moi se découvre lui-même dans l’acte de la pensée, c’est-à-dire dans la participation à un univers de pensée qui dépasse singulièrement sa pensée actuelle et exercée. Il implique l’affirmation non seulement de l’universalité de la pensée dont il participe, mais de l’universalité de l’être dont sa pensée le rend participant. Par conséquent on peut dire que je ne puis saisir ma propre intériorité comme imparfaite que par la limitation et la participation d’une intériorité parfaite qui est première par rapport à elle, ou que l’acte que j’accomplis (dont l’imperfection s’exprime peut-être par le fait qu’il ne peut être qu’un acte de consentement ou de refus) est inséparable d’un acte sans passivité dont il est lui-même la limitation et la participation.

On demandera maintenant quel est le sens de cette subjectivité qui dépasse ma subjectivité propre, de cette intériorité qui est au delà de l’intériorité du moi, de cet acte qui transcende l’acte que j’accomplis. Toutefois il n’y a sans doute aucune contradiction à admettre que le moi soit débordé vers le dedans aussi bien que vers le dehors, puisqu’il est précisément la relation qui les unit et que peut-être même le dehors n’est rien de plus que le dedans même, en tant que le moi le subit au lieu d’y pénétrer. De plus, on demandera comment pourrait se produire le progrès dans le sens de l’intériorité autrement que par une intériorité absolue qu’il faut définir non pas objectivement comme un univers réalisé, mais subjectivement comme le moteur suprême de tous les mouvements par lesquels nous sommes capables de nous intérioriser toujours davantage. Enfin cette découverte initiale qui est la découverte de la présence du moi dans l’être et que nous définissons comme une expérience de participation permet de donner un sens aux deux mots de transcendant et d’immanent, de comprendre pourquoi ils sont pour nous comme deux contraires, mais qui s’opposent au point même où ils se rejoignent. Car le transcendant, c’est cela même qui me dépasse toujours, mais où je ne cesse jamais de puiser, et l’immanent c’est cela même que j’ai réussi à y puiser et que je finis par considérer comme mien en oubliant la source même d’où il ne cesse de jaillir. La doctrine de la participation, c’est en effet celle d’un être-source et dont il faut dire que je ne le saisis que dans ses effets, bien que ces effets mêmes soient pour moi comme rien si je ne retrouve pas en eux le goût de la source.

Ce serait une erreur grave sur la participation que de penser que l’être dont je participe par un acte puisse être lui-même autre chose qu’un acte. Mais on élèvera des difficultés contre la possibilité même de cette participation d’un acte par un acte, là où précisément le propre de l’acte, c’est, semble-t-il, de fonder la séparation, l’indépendance et même la suffisance de l’être qui l’accomplit. Toutefois, s’il y a une expérience reconnue et pour ainsi dire populaire de la participation, si le mot même a un sens et désigne une sortie de soi par laquelle chacun éprouve la présence d’une réalité qui le dépasse, mais qu’il est capable de faire sienne, cette participation, qui est toujours active ou affective, et active jusque, dans l’affection qu’elle produit, est aussi une coopération, c’est-à-dire non point une opération répétée et imitée, mais une action commune, et dont chacun prend sa part ou qu’il consent à assumer. A mon égard et aussi longtemps que je ne l’accomplis pas, une telle action n’est rien de plus qu’une puissance pure : mais comment pourrais-je la mettre, en œuvre et en faire un facteur de communion avec autrui, si elle n’impliquait pas au-dessus de lui et de moi comme une efficacité toujours disponible et qui, selon la manière dont nous lui livrons ou lui refusons passage, nous sépare ou nous unit? Aussi faut-il dire que nous ne participons jamais à l’existence des choses, mais seulement à la vie des personnes, ou à l’existence des choses dans la mesure où elle est pour la vie même des personnes un moyen de communication chargé de signification spirituelle, et à la vie des personnes dans la mesure où elle suppose entre celles-ci et nous une communauté d’origine et de fin.

Il y a plus : il ne peut y avoir de participation qu’à un acte qui n’est pas nôtre, et que nous ne parvenons jamais à faire tout à fait nôtre. C’est donc elle qui fonde à la fois notre indépendance et notre subordination à l’égard de tout ce qui est. Notre indépendance réside dans cet acte même à proportion du pouvoir que nous avons précisément de le faire nôtre, notre subordination dans la distance qui nous en sépare et qui s’exprime par tout ce que nous sommes obligés de subir.

Si d’un tel acte on prétend que nous ne pouvons rien dire, sinon précisément dans la mesure où nous l’accomplissons, et qu’il nous enferme dans nos propres limites, on répondra non seulement que tout acte apparaît comme un dépassement, et que l’expérience que nous avons de ses limites, c’est précisément l’expérience de tout ce qui en nous présente un caractère de passivité, mais encore que tout acte qui s’exerce en nous est l’actualisation d’une possibilité et que toute possibilité est pour nous inséparable du tout de la possibilité. Or, il y a entre le tout de la possibilité et la possibilité que nous actualisons comme nôtre une relation qui, dans le monde intérieur, n’est pas sans rapport avec la relation que nous établissons dans le monde extérieur entre le corps qui nous affecte et que nous sentons comme nôtre et la totalité des corps qui remplissent l’espace et qui ne sont à notre égard que de simples représentations. L’analogie est ici si profonde que, par comparaison à notre propre corps, les représentations se réduisent pour nous à des actions possibles. Nous vivons donc dans un monde de possibles. Et ces possibles ne sont pas inventés par nous; ils nous dépassent, ils s’imposent à nous; c’est en eux que nous constituons ce que nous sommes et jusque là ils ne sont pour nous que de simples objets de pensée.

Cependant le mot de possible n’a de sens, ou du moins il ne s’oppose à l’être, que lorsqu’il s’agit de cet être que nous actualisons par une opération qui est nôtre. En lui-même il est un être, et en disant qu’il est un être de pensée nous marquons assez nettement qu’il est un être spirituel qui ne s’est pas encore incarné. Les possibles, il est vrai, ne se présentent jamais à nous que sous une forme séparée; ils sont en tant que possibles le produit même de cette séparation qui est à son tour la condition de la participation ; entre tous ces possibles, il nous appartiendra de choisir celui qui s’accomplira en nous. Mais le tout de la possibilité n’est plus un possible : c’est l’être même considéré comme participable et non plus comme participé. En soi, il n’est plus ni participé, ni participable; il est l’absolu considéré comme un acte sans passivité, à l’intérieur duquel toute existence particulière se constitue elle-même par une double opposition, d’une part, entre la possibilité qui la dépasse et l’opération qu’elle accomplit et, d’autre part, entre cette opération elle-même et la donnée qui lui répond. Et c’est à l’absolu que le sujet emprunte par analyse non seulement la possibilité, telle qu’il la conçoit d’abord par son entendement avant de l’actualiser par sa volonté, mais encore la force même de l’actualiser. La dissociation entre l’entendement et la volonté est la condition à la fois de la naissance de la conscience et de l’exercice de la liberté. On ne manquera pas toutefois de remarquer que la possibilité, loin d’entrer avec l’être dans une relation d’opposition, comme on le croit presque toujours, exprime seulement une relation entre deux aspects de l’être, ici entre le tout de l’être et une existence particulière. Mais cette relation est susceptible d’être renversée, car si le tout de l’être n’est qu’une possibilité infinie à l’égard de toute existence particulière qui ne parvient jamais à l’actualiser, ce sont les existences particulières qui, à l’égard du tout de l’être où elles s’actualisent, ne sont plus, comme le montre le rôle joué en elles par le temps et par le désir, que des possibilités toujours remises sur le métier. Il est remarquable enfin que la théologie puisse dire de Dieu à la fois qu’il est l’être de tous les êtres (vers lequel chaque être tend pour s’accomplir) et qu’il est aussi le tout-puissant, comme si la puissance était au-dessus de l’existence qui l’actualise à notre niveau.

Il importe cependant encore de répondre à une triple objection, car :

1. on peut alléguer que l’acte pur ou absolu doit posséder une suffisance parfaite et que l’on voit mal comment il aura besoin de créer, même si cette création consiste uniquement à communiquer son être même ou à le faire participer par d’autres êtres. Mais peut-être faut-il dire précisément que la suffisance parfaite consiste non pas dans une fermeture sur soi, mais dans cette puissance infinie de créer, c’est-à-dire de se donner, là où le propre de la créature en tant qu’elle est passive et imparfaite est toujours de recevoir. Ce que l’on vérifierait peut-être dans les rapports que les hommes ont les uns avec les autres, et où les lois de l’activité spirituelle trouvent encore une application imparfaite et approchée.

2. On nous dira aussi que nous ne savons rien de ces rapports dont nous parlons toujours entre Dieu et les créatures, qu’il y a là une hypothèse invérifiable, et que toute dialectique descendante est par conséquent impossible. Mais la réplique sera que l’origine de toute dialectique, c’est l’expérience de la participation où nous saisissons le rapport vivant de notre être propre et de ce qui le dépasse, non point comme un pur au-delà dont on ne peut rien dire, mais comme une présence où nous puisons sans cesse et qui ne cesse de nous enrichir.

3. Et on répondra facilement au reproche de panthéisme en montrant que Dieu ne peut communiquer à un autre être que l’être même qui lui est propre, c’est-à-dire un être qui est causa sui, de telle sorte que tout rapport que nous avons avec lui nous libère, comme tout rapport que nous avons avec la nature nous asservit, ou encore qu’il ne crée lui-même que des libertés, le monde étant l’instrument de cette création plutôt qu’il n’en est l’objet.


Ver online : Louis Lavelle