A partir de la considération du caractère “amphoral” du corps humain, c’est-à-dire de l’unité foncière, énergétique, de son corps de “vivant” avec le “Vivant” qu’est l’univers en son intégrale vibration, nous avons montré combien les deux facultés motrices de ce vivant particulier qu’est l’homme, la sensibilité et l’entendement, avaient leur racine commune dans l’imagination, “capacité” purement ré-flexive en quoi l’énergie vitale se pro-pose une image “consciente” d’elle-même, que sensibilité et entendement spécifieront en des tonalités particulières.
C’était là oeuvre d’analyse, en climat kantien. Or, l’analyse suppose toujours quelque mise à distance par rapport à son objet pour le considérer, le disséquer, “à froid”. Son danger est de l’ossifier, oubliant l’unité vitale, rythmique, et de proche en proche universelle de ce qu’elle prend en considération. C’est pourquoi, au cours de l’Entretien entre un Japonais et un Mandant (Heidegger ), celui-ci en vient à faire cette remarque :
— « M : Nous nous sommes placés au-dessus de la parole, au lieu d’écouter depuis son lieu-dit (Hier). » [1]
Le penseur reconduit donc ainsi à l’expérience vive après les exercices dérivés de l’analyse disséquante. C’est à partir de là, à partir de “la silencieuse paix du silence resplendissant”, qu’il faut penser. C’est ce lieu-dit de la Parole en sa vibration primordiale qui donne la mesure de toute pensée.
— « Ce dont une pensée est alors capable, se détermine (bestimmt sich) en fonction de l’écoute et de la manière dont elle écoute la provenance de la Parole qui se fie, provenance en laquelle parle l’essence de la Parole comme parole de l’Essence. » [2]
D’ici se montre l’essence de la Parole. “Essence” doit ici être entendu au sens grec de “ousia ”. Il faudrait donc en français préférer parler de l’“ousie de la Parole”.
Rappelons que la signification de “ousia” se scinda en latin en “substantia” (ce qui demeure et dure malgré les changements accidentels) et en “essentia” (le principe de compréhension qui permet de dire qu’une chose est elle-même et pas une autre). Or, ce qu’il faut retrouver en la signification germinale de “ousie” c’est précisément l’unité signifiante dont ce terme était initialement porteur. “Ousie” désigne alors la permanence non pas statique mais dynamique de la production pure de la Vie elle-même qui se montre en se voilant en tout ce qu’elle produit (subtantia), énergie pure que la puissance imaginante propre à ce vivant particulier qu’est l’homme en vient à révéler en propre comme une telle production pure (essentia).
“L’Ousie de la Parole” devient alors ce moment impensable où l’énergie anonyme qui constitue et institue le Corps de la Réalité universelle devient en et par ce vivant qu’est l’homme conscient de soi dans la mesure où seulement en lui la Vie universelle se parle à elle-même dans le Silence où elle demeure, se produit et se donne.
Il ne s’agit donc plus désormais de disséquer les conditions de possibilité qui nous font apercevoir cette Parole silencieuse du Don paisible et rayonnant de l’Univers, mais de l’expérimenter plus décidément, plus authentiquement, au risque de s’y perdre.
— « A présent ce qui importe c’est la tentative de préparer une expérience pensante avec la Parole. Dans la mesure où la Pensée est avant tout une écoute, c’est-à-dire un se - laisser - dire et non une interrogation. » [3] »
On ne saurait trop insister sur cette dernière phrase. Elle rompt en effet avec une tradition nouvellement établie qui veut réduire la philosophie à n’être qu’un jeu de questions que l’on est masochistement tout content de “laisser sans réponse”... On oublie que cela ne fut jamais le cas de la philosophie. Si Socrate interroge, c’est parce qu’il est d’abord accordé à la voix de son “démon”, à “quelque chose” qu’il sent et qu’il tente d’expliciter à lui-même en même temps qu’à son disciple. Si Descartes doute, ce n’est pas pour le plaisir de douter mais pour clarifier consciemment la vérité à laquelle il se sent déjà obscurément appartenir. Ainsi le point de suspension prévaut-il en philosophie sur le point d’interrogation, et l’on n’interroge avec fruit que dans la mesure où l’on s’expérimente appartenir à la Vérité (a-lètheia) qui nous tient en suspend et que nos jugements s’efforcent de circonvenir de plus en plus intensément. C’est en ce sens que la pensée est écoute avant d’être mise en question, celle-là ne cherchant qu’à rejoindre de plus en plus consciemment ce à quoi celle-ci est depuis toujours accordée.
Parce qu’en son fond l’homme est écoute de la Vie qui se donne universellement et prend en lui racine de conscience de soi, le penseur en vient à nommer la réalité humaine en son authenticité comme “veilleur du Vide”.
— « La subsistance de la réalité humaine dans le vide, maintenue par l’angoisse cachée, fait de l’homme le veilleur du Vide. Notre finitude est telle que ce n’est absolument pas par notre propre décret ni par notre propre volonté que nous pouvons nous mettre (bringen) en la présence originelle du Vide » [4]
Et, au cours d’un autre entretien, Eugen Fink précisait :
— « Un veilleur prête intensément son oreille aux profondeurs du Silence, sans qu’il écoute quoique ce soit de déterminé. Bien qu’il entende aucun bruit particulier, il demeure à l’écoute. Son écoute est l’éveil le plus tendu de sa volonté d’entendre. L’écoute est ce qui rend l’entente possible. C’est l’ouverture à l’espace de ce qui peut être entendu, tandis qu’entendre porte toujours sur un-élément déterminé de ce qui est écouté dans cette ampleur. » [5]
« Son écoute est l’Eveil le plus tendu de sa volonté d’entendre... » : nous retrouvons l’expérience du tir à l’arc par quoi le Zen nous a plus haut appris à discerner la méditation intérieure : tendu sans tension ; en prise sans capter ; par-delà... Alors et alors seulement la pensée se montre dans cette écoute comme l’expérience en laquelle la Vie elle-même en vient à s’oeuvrer consciemment elle-même. Et Heidegger peut dire :
— « L’essence poématique de la pensée sauvegarde le règne de la vérité de l’Etre. » [6]
Mais qu’écoute donc, qu’expérimente donc la pensée quand elle se comprend à nouveau elle-même comme pur miroir réfléchissant consciemment la Vie même ? Certes, nous venons de le dire : il s’agit de la Vie elle-même se parlant à elle-même par son vivant qu’est l’homme. Mais c’est déjà trop dire, c’est déjà trop ossifier l’expérience, c’est déjà trop croire avoir compris et “passer à autre chose”. C’est informer et non pas s’initier. C’est pourquoi l’objet à quoi s’aimante l’écoute foncière de la pensée qui veille sur ce qui la produit, les Maîtres répugnent à lui donner aucun nom et renvoie brutalement le disciple à l’expérience. Ainsi :
— « Un moine demanda à Pao-fou : “On me dit que lorsqu’on veut connaître la Voie de l’Incréé, il faut en connaître la source. Quelle est cette source, Maître ?” Pao-fou resta silencieux un instant, puis demanda à celui qui l’accompagnait : “Qu’est-ce que le moine m’a demandé tout à l’heure ? « Quand le moine répéta la question. Le Maître le chassa en s’écriant : « Je ne suis pas sourd ! ». [7]
Cette heure pure où l’écoute de la pensée veillante est accordée à l’Octroi de la Vie qui se donne à elle-même la conscience de son Silence est l’heure calme des penseurs. Il faut pour faire sentir Cela l’expérience égyptienne de Guizèh où le regard humain, obsédé par la Dimension qui l’appelle, s’est pétrifié pour les siècles dans la Pose recueillie du regard hanté du Grand Sphinx.
Alors comme Muso, le penseur s’efface et laisse se dire Cela qui resplendit :
— « Sans apporter de poussière les pics et sommets se dressent.Sans aucune goutte d’eau , les ruisseaux et torrents coulent.De temps en temps dans la brise au clair de lune ,l’harmonie de “Ceci”Fait du Jeu de “Ceci”. [J. Shibata . Les maîtres du Zen au Japon, Paris: Maisonneuve et Larose, 1976, p. 74]]
Repos du Silence marbré qui s’éclôt à l’horizon de l’Ecoute.
Ciel d’Eté. Etreinte cosmique dans la respiration d’insectes tropicaux.
Paroles inouïe des Maîtres :
— « Frappez un morceau de bois et nul son ne résonne. » [8]— « La Parole parle comme bruissement recueilli de la silencieuse paix. » [9]
On ne saurait mieux montrer que l’Ecoute du Silence en qui la Vie se mire elle-même de par le Fond de l’être-humain n’a rien à voir avec une pseudoévaporation dans l’éther des belles âmes.
A ceux qu’une interprétation ‘‘mystique”, “,négative” de Heidegger tenterait (après “Heidegger-philosophe”, “Heidegger-poète” pourquoi pas “Heidegger-mystique” de la parole retrouvée...), nous voulons rappeler cette simple phrase de “l’Entretien de la Parole” :
— « Le mot ne sombre pas dans la platitude de l’impuissance à dire. » [10]
Il est donc clair que toute interprétation éthérée du bouddhisme zen comme de Heidegger est tout simplement une erreur, au sens le plus commun du terme.
Positivement nous l’avons dit : le Silence est parole de la Vie sur elle-même par l’expérience qu’elle prédispose en ce vivant particulier qu’est l’homme. Le Silence n’est ainsi pas quelque chose de négatif, comme on est trop tenté de le croire ; il n ’est pas absence de parole, mais au contraire la parole primordiale positive que la Vie universelle profère sur elle-même de par l’expérience qui s’opère en l’être humain. Tout l’effort de l’énergie vitale vise la conscience de soi, cherche à produire un vivant qui en soi le miroir révélateur. Le vivant humain est l’achèvement de cette sourde alchimie . Il est celui en qui la Vie universelle s’écoute dans le Silence de la Dimension pancosmique. “L’Esprit ’’ humain est le moment d’éclosion de cette parole de Panréalité sur elle-même, “avant” quoi l’Esprit n’est que la puissance ineffable qui sourd, porte et oeuvre le Corps pancosmique pour le faire tendre à prendre parole sur lui-même. “,Silence” est la première Parole que l’Esprit énonce sur lui-même par la médiation du Corps de la Panréalité qui en a incarné l’alchimie du Désir. Dialectique essentielle qui trouve son énoncé le plus bouleversant dans ces mots de Nietzsche qu’il laisse se dire dans l’amplitude de son coeur alpin, au Large de Sils-Maria :
— « L’Esprit c’est la Vie qui incise elle-même la Vie. » [11]
Parole bouleversante, parce que l’énergie spirituelle y est bien montrée comme réflexion pure de l’énergie vitale anonyme sur elle-même, ce que nous avons développé, mais peut être plus encore parce que ce mouvement de réflexivité pure de la Vie sur elle-même qui s’opère en le vivant humain est qualifié par Nietzsche de “incision”, ce qui implique “douleur”.