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Derrida – ética

(JDA) Les questions de l’éthique et de l’altération sont évidemment très fondamentales, mais d’autres avaient été posées aussi… Il semble qu’on ne puisse pas sortir d’ici ce soir sans avoir répondu à l’interpellation sur l’éthique. Je ne veux pas répondre à cette question, je vais, pour ruser un peu, y répondre sous la forme où André Jacob l’a posée. Mon premier argument, même si toutes mes réticences à me servir de ce mot, « éthique », ne s’y réduisent pas, correspond à la demande de type heideggerien. Dans la Lettre sur l’Humanisme, Heidegger dit en substance : L’éthique, qu’est-ce que c’est ? — C’est une discipline assez tard venue, en somme, dans l’histoire de la philosophie ; elle est dérivée, elle est déterminée, et la question qui importe, la question de l’être, est naturellement plus originaire que la question de l’éthique ; et par conséquent faire dépendre la question philosophique, la question sur la philosophie, d’une question éthique, c’est ne pas s’interroger, d’abord, comme on devrait le faire sur l’origine de l’éthique et sur l’éthicité de l’éthique. A cette nécessité je suis très sensible. Ce n’est pas en signe de protestation contre la morale que je ne me sers pas du mot « éthique », mais ce mot est très chargé d’une histoire, d’une détermination historique ; il me semble qu’il faudrait commencer par en faire la généalogie avant de s’installer dans un discours éthique. Il y a un certain sens de la responsabilité à procéder ainsi ; et quand je parle de responsabilité, je ne la réduis pas justement à une dimension éthique ou morale, ou à des formes de responsabilité impliquant le sujet, la conscience, l’ego, la liberté, etc. Il y a même une responsabilité plus radicale devant des questions, au sujet de l’éthique par exemple, qui ne sont pas intrinsèquement éthiques. Voilà une responsabilité qui n’est pas d’abord éthique, et qui pourtant commande, prescrit, de façon peut-être encore plus impérieuse. Si je me servais facilement du mot « éthique », je craindrais de m’installer dans ce qui est constitué en région, une région dérivée de la question philosophique. Alors, bien sûr, on peut déplacer le sens du mot « éthique ». Je crois que quand Lévinas parle d’éthique — je ne dirais pas que cela n’a plus rien à voir avec ce que ce mot a recouvert de la Grèce à la philosophie allemande du XIXe, l’éthique est tout autre ; mais c’est le même mot, en effet, et c’est des questions que je poserais à Lévinas : quelle est la légitimité de l’usage de mots qu’on soustrait à toutes ces déterminations historiques ? Je suppose que la réponse de Lévinas serait celle-ci : cette tranformation sémantique du mot « éthique » reconstitue ou restitue ce qui était la condition de possiblilité cachée, dissimulée en quelque sorte par la pensée grecque ou allemande, de l’éthique ; et de ce point de vue-là sa recontextualisation n’est pas arbitraire. A partir de cet argument-là, le mot « éthique » me gênerait beaucoup moins. Pour ne pas en rester à cette logique tirée d’un argument de style heideggerien, j’ajouterais simplement ceci, puisque nous parlons de « l’autre » ici, que c’est notre thème aujourd’hui, si, traditionnellement, et s’il existe une unité de tradition à cet égard, s’il n’y a pas d’éthique sans loi, sans généralité, universalité de la loi, à ce moment-là le rapport à l’autre, à la singularité de la venue de l’autre en quelque sorte, me paraît excéder les limites de l’éthique. Je ne suis pas en train de défendre un rapport sans loi — à l’autre — mais disons je me réfère ainsi à tous les paradoxes de l’être devant la loi — je pense ici au texte de Kafka, à tous les paradoxes de l’être devant la loi ; je dirais que l’ouverture, ou l’attente, une certaine soumission, une certaine fidélité à la venue, chaque fois, de l’autre singulier, a une dimension qui ne peut pas se laisser convenir dans ce qu’on appelle le domaine de l’éthique. Je pourrais traduire cela en termes kierkegaardiens par exemple, ou dans un autre code. J’avais essayé d’ailleurs dans un séminaire sur le respect, au sens kantien, d’articuler ces paradoxes-là : le respect de la singularité ou de l’appel de l’autre ne peut pas appartenir simplement au domaine de l’éthique, au domaine conventionnellement, traditionnellement déterminé, de l’éthique. On pourra me dire, et j’accepterais très bien l’objection : l’éthique dont vous parlez n’est pas l’éthique, et c’est depuis une sorte d’ultra-éthique que vous suspectez en quelque sorte le concept courant d’éthique. Ce rapport à la singularité de l’autre peut conduire évidemment à n’importe quoi… Et je vois bien le risque qu’il y a, je ne dirais pas à surpasser la loi, je crois que c’est impossible (et là, si nous en avions le temps, nous pourrions relire ensemble ce texte de Kafka qui à mon avis dit tout ce qu’il a à dire là-dessus), mais à subordonner la loi. Ce que je dis là, je ne le dis pas contre la loi au sens éthique du terme ; mais je plaiderais encore une fois pour une négociation, pour une stratégie, dans laquelle, tout en restant vigilant sur la nécessité de l’éthique et de la loi, de la tradition, on essaie — mais c’est quelquefois impossible, et je crois que c’est cet impossible qu’il faut penser — d’en accorder l’axiomatique en quelque sorte à l’autre, à la singularité irréductible de l’autre, à ce qui ne peut pas entrer dans le calcul de l’éthique. Quelle que soit la complexité des rapports entre éthique et droit, morale et droit, par exemple chez Kant, il reste qu’avec l’une comme avec l’autre on risque de réinscrire le rapport à l’autre dans la généralité, voire dans le calcul. Et c’est par inquiétude devant cette généralité-là que, sans rien avoir contre l’éthique, j’ai quelque réticence à me servir facilement du mot.

On ne peut pas opposer l’universalité de la loi à l’universalité de l’autre. S’il y a éthique, elle commande d’être attentif à la solidarité. De ce point de vue-là, aucune opposition n’est possible. Ce qui me laisse toujours plus réticent, je ne dis pas à l’égard de l’éthique elle-même, ou même du mot « éthique », mais de l’ensemble des concepts, des valeurs qui en général déterminent ou chargent le discours éthique, c’est ce qui, à ma connaissance, jusqu’ici — et même chez Lévinas — suppose des valeurs comme celles de la personne, du sujet, de la conscience, du moi, de l’autre comme « moi », comme un autre conscient, comme une âme ; c’est-à-dire un ensemble de philosophèmes sur lequel je pense qu’il faut garder la liberté de la question. Heidegger dit ainsi Dasein pour ne pas dire personne, sujet, conscience, moi… La contextualisation sémantique du discours éthique traditionnel, si on peut dire, est construite sur un ensemble de notions qui me paraissent susceptibles d’être dé-construites au sens le plus exigeant du terme. A ce moment-là, si « éthique » ne va pas sans tout cela, on peut très bien, sans rejeter l’éthique, sans rejeter la personne, le moi, la conscience, l’homme — puisque tout à l’heure on a parlé de l’humanité — quand on est à la hauteur de la question, au sujet de toutes ces choses-là, on ne va pas tenir de discours éthique. Ça ne veut pas dire que, d’autre part, on ne se conduise pas de façon éthique, on ne maintienne pas la nécessité de l’éthique, mais à hauteur de cette question-là, le discours éthique n’est pas tenable comme tel. Et même — voici de nouveau l’ultra-éthique — l’urgence ou l’impératif de ces questions de type déconstructeur peuvent être interprétés comme le devoir même, mais c’est un devoir qui commande de poser des questions au sujet de l’origine et des limites de l’éthique. Parce qu’on peut toujours vous demander : qu’est-ce qui vous commande de poser des questions déconstructrices ; d’où vient que cela vous vient ? Est-ce que ce n’est pas de l’éthique, cela ? Oui, mais si on appelle ça éthique, il faut au moins reconnaître que c’est un niveau d’éthicité qui n’est pas du tout le même que celui du discours éthique au sujet duquel on pose toutes les questions que je viens, très sommairement, naturellement, de situer.

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