Alleau (1969) – natureza do socialismo em Georges Sorel
On doit, à ce propos, accorder quelque attention à certaines expressions de Sorel sur la nature du socialisme, et qui évoquent, de façon singulière, le « Grand Œuvre » politique dont certaines sociétés secrètes enseignaient initiatiquement les arcanes à leurs adeptes : « Il faut que les socialistes, déclare Sorel, soient persuadés que l’œuvre à laquelle ils se consacrent est une œuvre grave, redoutable et sublime ; c’est à cette condition seulement qu’ils pourront accepter les innombrables sacrifices que leur demande une propagande qui ne peut procurer ni honneurs, ni profits, ni même des satisfactions intellectuelles immédiates. Quand l’idée de grève générale n’aurait pour résultat que de rendre plus héroïque la notion socialiste, elle devrait déjà, par cela seul, être regardée comme ayant une valeur inappréciable. » Aussi Sorel annonce-t-il qu’une « sorte de flot irrésistible passera sur l’ancienne civilisation ».
Ce langage prophétique, cette image diluvienne de la « mutation » historique, du « saut qualitatif », qui doit séparer définitivement deux ères « géologico-sociales » successives, celle du capitalisme et celle du socialisme, répètent, certes, avec éloquence, le thème de la « rupture sans retour », déjà développé par Marx et par Engels. Mais on y trouve aussi l’affirmation nouvelle d’un « messianisme » fondé sur le « moment vécu unique » bergsonien. L’héroïsme devient alors capable d’accomplir par ses actes la « grande science » de la transmutation sociale que Sorel ne cesse d’opposer à la « petite science » des « intellectuels » et des « utopistes pseudo-révolutionnaires ».
On voit ainsi que Sorel n’accorde point à la notion de « mythe » le sens ordinaire de « chose fabuleuse ». Ce n’est nullement pour dénoncer le caractère illusoire et mensonger de la grève générale qu’il la considère comme un mythe. Il en affirme, tout au contraire, la signification essentiellement créatrice dans la « durée pure » où elle se situe. C’est assez clairement exprimer par là son dynamisme « poétique », au sens littéral et non pas littéraire du grec poiein, « créer ». Sorel le souligne, d’ailleurs, en maints passages de son œuvre : le devenir social n’est point un déterminisme historique. C’est une création libre, sous l’influence de mythes sociaux bien choisis, par un groupe d’hommes « capables d’enthousiasme », ce qui signifie, étymologiquement, d’une « exaltation produite par l’inspiration divine ». Ainsi la cause du syndicalisme révolutionnaire serait-elle inséparable du « Grand Œuvre » d’une énergie transcendante, destinée à transformer l’homme, le monde et la vie.
Si l’on recherche les ressorts cachés de cette transmutation universelle qui, en apparence, semble utopique, on trouve qu’elle se fonde inconsciemment sur une nouvelle représentation symbolique de la durée vécue et, en quelque sorte, sur une autre approche mythique du temps.
Notre époque, en effet, n’a pas été moins soudainement confrontée que le fut la Renaissance avec des représentations neuves de l’espace et du temps. Peu à peu, un mythe chronologique différent de celui des siècles précédents semble s’être s’imposé à l’inconscient collectif. Ce nouveau mythe transférait vers le futur toutes les puissances du temps, devenu un « perpétuel inventeur », et que l’on voit dominer non seulement la philosophie bergsonienne mais aussi les interprétations organicistes de l’évolution, les délires technologiques et les prophétismes mystico-politiques du XXe siècle.
Dans ces conditions, la pensée socialiste sorélienne dépendait plus qu’aucune autre des conceptions bergsoniennes de la durée et de son orientation générale vers l’avenir des sociétés. Dans la mesure où l’on renversait ce mouvement, on inversait aussi tout le système. Il suffisait de transférer les principes soréliens sur la légitimité de la violence aux droits d’un patriciat nationaliste qui revendiquait, au nom du plus lointain passé, la liberté de mener à sa guise une lutte de races appelées à dominer le monde et non pas une lutte de classes, pour aboutir en droite ligne à l’impérialisme nazi, qui, lui aussi, a présenté ses mythes politiques comme des « ensembles de volontés » révolutionnaires, appuyées sur des « mythes sociaux bien choisis » et sur des groupes d’hommes capables d’enthousiasme destructeur. (AlleauHSS)
