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Bréhier-Plotin: beauté
quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por
Mais de quelle manière ? Tous doivent-ils procéder de la même manière, ou chacun d’eux, d’une manière différente ? Il y a deux voies pour ceux qui montent et s’élèvent ; la première part d’en bas ; la seconde est la voie de ceux qui sont déjà parvenus dans le monde intelligible et y ont en quelque sorte pris pied ; ils doivent s’y avancer jusqu’à ce qu’ils arrivent à la limite supérieure de ce monde ; ce qui marque la fin du voyage, c’est le moment où ils arrivent au sommet de l’intelligible. Laissons de côté la seconde de ces voies, et essayons de parler de l’ascension jusqu’au monde intelligible2. Distinguons d’abord les divers hommes dont nous venons de parler ; et, commençant par le musicien, disons quelle est sa nature. Il est ému et transporté par la beauté ; incapable de s’émouvoir de lui-même, il se prête à l’influence des premières impressions venues. Comme un homme craintif et sensible au moindre bruit, il est sensible à tous les sens et à leur beauté ; dans les chants, il évite toute discordance et tout désaccord ; dans les rythmes, il recherche la mesure et la convenance. Après les sonorités, les rythmes et les figures perceptibles aux sens, il doit séparer la matière en laquelle se réalisent les accords et les proportions, et arriver à saisir la beauté de ces rapports en eux-mêmes ; il doit apprendre que les choses qui le transportaient de joie sont des êtres intelligibles, à savoir l’harmonie intelligible, la beauté qui est en elle et, d’une manière absolue, la beauté et non pas telle beauté particulière ; et il lui faut employer des arguments philosophiques qui l’amènent à croire à des réalités qu’il avait en lui sans le savoir. Nous verrons plus tard quels sont ces arguments. ENNÉADES - Bréhier : I, 3 [20] - De la dialectique 1
Le musicien peut se transformer en amant et, après cette transformation, il peut rester à ce niveau ou bien le dépasser. L’amant, lui, a quelque réminiscence de la beauté ; mais, séparé d’elle, il est incapable de comprendre ce qu’elle est ; il lui faut des beautés visibles pour être ému et transporté. Il faut donc lui apprendre à ne pas s’extasier devant un seul corps ; il faut le faire penser à tous les corps, en lui montrant que la beauté, qui est identique en tous, est différente d’eux, que cette beauté leur vient d’ailleurs, et qu’elle se manifeste davantage dans des sortes d’êtres différents des corps, tels que les belles occupations et les belles lois ; on l’accoutume désormais à mettre en des êtres incorporels l’objet de son amour ; et on lui montre la beauté dans les arts, les sciences et les vertus. Il faut ensuite lui montrer l’unité du beau et lui apprendre comment il se produit. Alors, il faut monter graduellement des vertus à l’intelligence et à l’être ; et, arrivé là, il faut suivre la voie supérieure. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 2
Et lorsqu’il perd la raison, sous le flot des maladies ou des artifices de la magie ? - Si [les Stoïciens] admettent que, dans ces conditions, il ne perd pas la sagesse, non plus que dans l’état de sommeil, qu’est-ce qui l’empêche de garder le bonheur ? Car [les Stoïciens] disent qu’il ne perd pas le bonheur pendant son sommeil ; ils ne déduisent pas la durée du sommeil du temps de son bonheur, puisqu’ils disent qu’il est heureux pendant toute la vie. - On dira qu’il est alors heureux mais non pas sage. - Mais l’on ne parle plus alors de la même question ; c’est dans la supposition où il reste sage que nous demandions s’il est heureux tant qu’il reste sage. - Soit, dit-on, il reste sage ; sans le sentiment de sa vertu et sans les actions vertueuses, comment pourrait-il être heureux ?- Si l’on ne sent pas son état de santé, on a pourtant la santé ; si l’on ne sent pas sa beauté, on n’en est pas moins beau ; si l’on n’a pas le sentiment de sa sagesse, en serait-on moins sage ? - Oui, dira-t-on ; car la sagesse implique nécessairement le sentiment et la conscience de soi ; c’est dans la sagesse qui agit que l’on trouve le bonheur. - Si la pensée et la sagesse étaient des qualités acquises, l’argument serait bon ; mais la sagesse est dans la substance d’un être, ou plutôt de l’être ; cet être ne disparaît pas quand le sage est dans l’état de sommeil ou dans un état inconscient quelconque ; l’acte de cet être est lui-même dans le sage et cet acte est une veille sans sommeil ; le sage comme tel agit donc, même dans cet état ; mais cette action lui échappe ; non pas, il est vrai, à lui tout entier, mais à une partie de lui-même. (L’activité végétative aussi existe en nous ; mais elle ne s’étend pas à tout l’homme ; nous ne percevons pas cette activité par la sensation ; si le moi était cette activité, c’est lui qui agirait alors. En réalité, il est non pas cette activité, mais une activité pensante ; donc quand la pensée agit, c’est nous qui agissons.) ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 9
Pourtant, s’il y a deux sages dont l’un possède tous les avantages que [les philosophes] appellent conformes à la nature, tandis que l’autre en est privé, dirons-nous qu’ils possèdent un bonheur égal ? - Oui, puisqu’ils sont également sages. Et si l’un d’eux a la beauté corporelle, s’il a tous ces avantages qui ne contribuent ni à la sagesse ni à la vertu ni à la contemplation du bien ni à la perfection, qu’est-ce que cela fait ? Luimême, qui les possède, ne se vantera pas d’être plus heureux que celui qui ne les possède pas. Ils ne servent même pas à apprendre la flûte, malgré leur abondance ! Mais nous voyons le bonheur du sage avec les yeux de notre propre faiblesse ; nous estimons redoutable et terrible ce que l’homme heureux n’estime pas tel. Ou bien alors, il n’est pas encore sage, et il n’est pas encore heureux, s’il n’a pas transformé toutes les images qu’il s’en faisait, s’il n’est pas en quelque sorte devenu un autre homme, s’il ne fonde pas sur lui-même l’assurance qu’il ne sera jamais atteint par le mal ; alors seulement, il sera sans crainte ; si quelque chose l’intimide, il n’a pas la vertu parfaite, il ne l’a qu’à demi. Le sage parfait éprouve sans doute encore des craintes involontaires et irréfléchies, lorsque son esprit est ailleurs ; mais en s’y rendant attentif, il s’en débarrassera ; il apaisera son émotion comme on apaise les peines d’un enfant, par la menace ou par le raisonnement, mais par une menace sans colère, et comme un regard sévère suffit à intimider l’enfant. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 15
Le beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe, dans la combinaison des paroles et la musique de tout genre ; car les mélodies et les rythmes sont beaux ; il y a aussi, en montant de la sensation vers un domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières d’être qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus. Y-a-t-il une beauté antérieure à celle-là ? C’est la discussion qui le montrera. Qu’est-ce donc qui fait que la vue se représente la beauté dans le corps, et que l’ouïe se prête à la beauté dans les sons ? Pourquoi tout ce qui se rattache immédiatement à l’âme est-il beau ? Est-ce d’une seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles, ou bien y-a-t-il une beauté différente dans les corps et dans les autres êtres ? Et que sont ces beautés ou bien qu’est cette beauté ? Certains êtres, comme les corps, sont beaux en eux-mêmes, comme la vertu. Car il est manifeste que les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté, comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté. Qu’est cette beauté présente dans les corps ? C’est là la première chose à rechercher. Qu’est ce donc qui tourne et attire les regards des spectateurs, et leur fait éprouver la joie dans la contemplation ? Si nous découvrons cette beauté de corps, peut-être pourrions-nous nous en servir comme d’un échelon pour contempler les autres beautés. Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau. Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage, avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien proportionné est beau ? Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on veut voir encore dans la symétrie la cause de cette beauté, que vient-on parler de symétrie dans de belles occupations, dans des lois, dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont symétriques les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise, est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties symétriques ? Il n’y a pas de partie symétriques, à la manière dont les grandeurs ou les nombres sont symétriques, quelque vrai qu’il soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi consistera sa beauté ? ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 1
Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 2
Mais la faculté de l’âme qui correspond à cette beauté la reconnaît ; car rien n’est plus propre que cette faculté à juger de ce qui leur appartient, même si le reste de l’âme contribue à ce jugement. Peut-être se prononce-t-elle, elle aussi, parce qu’elle s’ajuste à l’idée qui est en elle et qu’elle s’en sert pour juger, comme on se sert d’une règle pour juger ce qui est droit. Mais comment la beauté corporelle s’accorde-t-elle avec la beauté antérieure au corps ? C’est demander comment l’architecte, ayant ajusté la maison réelle à l’idée intérieure de la maison, prononce que sa maison est belle. C’est parce que l’être extérieur de la maison, si l’on fait abstraction des pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible. Donc, lorsque l’on perçoit dans les corps une idée qui relie et domine la nature informe et contraire à l’idée, une forme qui se distingue en se subordonnant d’autres formes, on en saisit d’un seul coup la multiplicité éparse ; on la rapporte, on la ramène à l’unité intérieure et indivisible ; on lui confère l’accord, l’ajustement et la liaison intérieure avec cette unité intérieure. De même un homme de bien voit paraître la douceur chez un jeune homme, comme une trace de vertu en accord avec la vertu véritable et intérieure. La beauté d’une couleur simple lui vient d’une forme qui domine l’obscurité de la matière et de la présence d’une lumière incorporelle qui est raison et idée. D’où résulte que, entre tous les corps, le feu est beau en lui-même ; parmi les autres éléments, il est au rang de l’idée ; il est le plus élevé par sa position, et le plus léger de tous les corps, parce qu’il est voisin de l’incorporel ; il est seule et n’accueille pas en lui les autres éléments, tandis que les autres l’accueillent en eux ; car ils peuvent s’échauffer, tandis que lui ne peut se refroidir. C’est lui qui primitivement possède les couleurs et, de lui, les autres choses reçoivent la forme et la couleur. Il éclaire et il brille, parce qu’il est une idée. Les choses inférieures à lui, effacées par l’éblouissement de sa lumière, cessent d’être belles, parce qu’elles ne participent pas à l’idée totale de la couleur. Ce sont des harmonies musicales imperceptibles aux sens qui font les les harmonies sensibles ; par celles-là l’âme devient capable d’en saisir la beauté, grâce à l’identité qu’elles introduisent en un sujet différent d’elle-même. Il s’ensuit que les harmonies sensibles sont mesurées par des nombres qui ne sont point en un rapport quelconque, mais dans un rapport subordonné à l’action souveraine de la forme. J’en ai assez dit sur les beautés sensibles, images et ombres, qui, s’échappant en quelque sorte, viennent dans la matière, l’ordonnent, et dont l’aspect nous frappe d’effroi. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 3
Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la sensation de percevoir, à celle que l’âme voit et sur lesquelles elle prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une joie, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 4
Il faut donc vous demander aussi ce qu’est l’œuvre de l’amour pour les choses non sensibles. Que vous font éprouver ces «belles occupations» dont on parle, les beaux caractères, les moeurs tempérantes et, en général, les actes ou dispositions vertueuses et la beauté de l’âme ? Et, en voyant vous-même votre beauté intérieure, qu’éprouvez-vous ? Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. Et à propos de quoi l’éprouvent-ils ? Non pas à propos d’une forme, d’une couleur, d’une grandeur, mais à propos de l’âme qui est sans couleur et où brille invisiblement l’écart de la tempérance et des autres vertus ; vous l’éprouvez en voyant en vous-même ou en contemplant en autrui la grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des mœurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible et, par-dessus tout, l’éclat de l’Intelligence qui est d’essence divine. Donc ayant pour toutes choses inclination et amour, en quel sens les disons-nous belles ? Car elles le sont manifestement et quiconque les voit affirmera qu’elles sont les vraies réalités. Mais que sont ces réalités ? Belles sans doutes ; mais la raison désire encore savoir ce qu’elles sont pour rendre l’âme aimable. Qu’est-ce donc qu brille sur toutes les vertus comme une lumière ? Veut-on, en s’attachant à leurs contraires, aux laideurs de l’âme, les poser par opposition ? Car il serait peut-être utile à l’objet de notre recherche de savoir ce qu’est la laideur et pourquoi elle se manifeste. Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté, envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ; il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de matière et accueillant une forme différente d’elle, elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme, c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature différente d’elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 5
Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans l’Hadès, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est, pour l’âme, une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est alors réellement isolée. C’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le Beau et toute ce qui constitue le domaine de la réalité. Mais la beauté est une réalité vraie, et la laideur une nature différente de cette réalité. C’est la même chose qui, primitivement, est bonne et belle, ou qui est le bien et la beauté. Il faut donc rechercher, par des moyens analogues, le beau et le bien, le laid et le mal. Il faut poser d’abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien, l’intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l’âme est belle par l’intelligence : les autres beautés, celles des actions et des occupations, viennent de ce que l’âme y imprime sa forme ; l’âme fait aussi tout ce qu’on appelle les corps ; et, étant un être divin et comme une part de la beauté, elle rend belles toutes les choses qu’elle touche et qu’elle domine, pour autant qu’il leur est possible de participer à la beauté. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 6
Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 7
Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 8
Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté [à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés]. Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9
Ce célèbre traité est un de ceux qui font le mieux voir comment Plotin utilise les dialogues platoniciens, en introduisant entre eux un ordre systématique ; toute la série des questions sur le Beau, qui ouvrent le traité, provient de l’ Hippias majeur. D’après Plotin, ce sont les questions de l’ Hippias qui trouvent leur solution dans le Banquet et dans le Phèdre , comme il le fait voir à partir du chapitre IV. Mais, avant d’aborder cette solution, Plotin rencontre d’abord la théorie stoïcienne du Beau, qui, partant de la beauté plastique, de celle d’une statue, et définissant la beauté par la symétrie, assimilait complètement la beauté intellectuelle à la beauté sensible ; et il la critique, parce qu’elle refuse d’admettre, entre les divers ordres de beauté, cette hiérarchie ascendante qui fait le fond de la doctrine platonicienne. À partir du chapitre II, il prend pour guide le discours de Diotime dans le Banquet, passant de la beauté sensible à la beauté des âmes, et de celle-ci au Beau en soi. Mais, sur la beauté des corps, il ne trouve chez Platon que d’assez vagues indications ; sans doute il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une idée, et que l’âme reconnaît et aime cette beauté parce qu’elle se souvient des idées ; mais la participation équivaut à l’information de la matière par la forme ; et c’est là le langage non plus de Platon, mais d’Aristote , par lequel Plotin, dans toute cette partie, est visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des choses sensibles. Quand il vient à parler des beautés non sensibles, il utilise le Phèdre et le Banquet. Encore faut-il remarquer qu’il y mélange intimement, comme on le voit au chapitre V et à la fin du chapitre IX, des idées morales empruntées au Phédon et au Théétète sur la vertu purification et sur l’évasion du monde sensible, idées qui, dans les dialogues platoniciens, sont loin d’être aussi intimement unies à la dialectique de l’amour. Enfin, dernière interprétation, étrangère au platonisme original : le Beau, terme de l’ascension de l’âme dans le Banquet, est identifié au monde des Idées ; de plus, il est subordonné au Bien, qui devient le terme dernier de l’amour. Tel est le résultat d’un long effort, commencé sans doute bien avant Plotin, pour introduire une cohérence doctrinale dans l’ensemble des dialogues de Platon. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9
Demandons-nous d’abord si une même chose peut être tantôt simple qualité, tantôt complément d’une substance, et (n’en soyons pas surpris) elle serait alors plutôt le complément d’une substance pourvue de qualités. Or, une substance pourvue de qualités doit être une substance et avoir une quiddité avant de posséder des qualités : par exemple, la substance du feu est antérieure à cette même substance pourvue de qualités. Mais qu’est donc cette substance ? Est-ce le corps ? Donc la catégorie de la substance, ce sera le corps ; or, le feu est un corps chaud ; donc l’ensemble corps et chaud n’est point une substance, et le chaud est dans le feu comme le camus dans le nez ; mais, si on enlève du feu sa chaleur, sa lumière et sa légèreté, qui paraissent bien être des qualités, il ne reste qu’une étendue résistante à trois dimensions ; la substance, c’est alors la matière. Mais cela ne semble pas vrai ; car « c’est plutôt la forme qui est substance » ; or la forme est qualité. À moins qu’elle soit non pas qualité, mais raison. Mais qu’est la chose composée de cette raison et du substrat où elle est ? Est-ce, dans le feu, ce que l’on voit et ce qui brûle ? Non ; ce sont là des qualités. À moins qu’on ne dise que brûler est un acte dérivé de la raison [séminale] ; et l’on en dira autant de l’acte d’échauffer, de blanchir et des autres ; mais alors nous ne saurons plus du tout ce qui peut bien rester à la qualité. - C’est bien en effet qu’il ne faut pas appeler qualité tout ce qui est le complément d’une substance ; ce sont des activités issues des raisons [séminales] et des puissances qui sont dans les substances. La vraie qualité, c’est ce qui est en dehors de la substance ; elle n’apparaît pas tantôt comme étant une qualité, tantôt comme ne l’étant pas ; c’est ce qui est en excès après la substance ; c’est par exemple la vertu et le vice, la beauté et la laideur, la santé, le fait d’avoir telle forme (la qualité, ce n’est pas la forme même, triangle ou carré, mais bien le fait d’avoir acquis la forme triangulaire, en tant que cette forme a été reçue ; ce n’est pas la triangularité qui est qualité, mais l’acquisition de cette forme) ; ce sont encore les arts et les aptitudes. La qualité est donc une disposition qui se trouve dans des substances déjà existantes ; ou bien elle est acquise, ou bien elle appartient à la substance dès le principe ; mais la substance n’aurait rien de moins, si elle ne lui appartenait pas. Les qualités changent facilement ou non ; il y en a deux espèces, celles qui changent facilement et celles qui persistent. ENNÉADES - Bréhier: II, 6 [17] - De la qualité et de la forme 2
Mais voici encore, sur ce point, des considérations plus exactes. Les événements que les devins prédisent d’après le rapport de position des astres à la naissance d’un enfant, sont, disent-ils, non seulement annoncés mais produits par les astres. Mais lorsque l’on dit [en tirant l’horoscope d’un enfant], qu’il est de naissance noble, par son père ou par sa mère, comment dire que les astres produisent cette noblesse, puisqu’elle existait chez les parents, avant la situation des astres qui sert à la prédire ? D’ailleurs, ils prétendent connaître le sort des parents d’après l’horoscope des enfants ; d’après celui des pères, ils prédisent le caractère et le sort d’enfants qui ne sont pas encore nés ; ils annoncent, d’après l’horoscope d’un individu, la mort de son frère, d’après celui d’une femme, le sort de son mari, ou inversement. Comment donc, à la naissance d’un individu donné, la position des astres produirait-elle des effets qu’ils déclarent eux-mêmes venir de ses parents ? Si les parents, qui sont antérieurs à cette conjonction, sont les causes véritables, les astres ne le sont pas. D’autre part, si l’on ressemble à ses parents, c’est que la beauté et la laideur viennent de famille, et non du mouvement des astres. Il est constant, que, en un même moment, naissent des animaux de toute espèce et des hommes ; or tous les êtres, pour qui la conjonction des astres est la même, devraient avoir des caractères identiques. Comment donc, avec ces figures identiques des astres, naissent à la fois des hommes et d’autres êtres ? ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 5
Ainsi les maux sont des conséquences, mais des conséquences nécessaires ; ils viennent de nous lorsque, sans y être du tout contraints par la providence, nous ajoutons spontanément nos actes aux œuvres de la providence et à celles qui dérivent d’elle ; il y a mal, lorsque nous sommes incapables de lier la suite de nos actes selon la volonté de la providence, et que nous agissons à notre gré ou au gré de quelque autre partie de l’univers, en ne suivant pas la providence ou en subissant en nous l’action de cette partie. Car un objet perçu ne produit pas la même impression chez tous ; le même objet agit diversement sur des personnes différentes ; la beauté d’Hélène n’impressionnait pas de la même manière Pâris et Idoménée. L’homme intempérant qui rencontre son semblable produit sur lui un autre effet que l’honnête homme sur un autre honnête homme ; la beauté d’un homme réservé ne produit pas le même effet sur l’homme semblable à lui que sur un débauché ; et celui-ci reçoit, du débauché, une impression encore différente. L’action faite par l’intempérant n’est pas plus conforme à la providence qu’elle n’est faite par la providence ;1’action de l’homme réservé n’est pas non plus accomplie par la providence, puisqu’elle est faite par lui ; mais elle est conforme à la providence ; car elle s’accorde avec la raison. C’est de la même façon que les pratiques d’hygiène que l’on suit sont conformes aux prescriptions du médecin ; le médecin les donne d’après son art, aussi bien pour l’état de santé que pour la maladie ; mais, si vous faites des actes contraires à l’hygiène, non seulement c’est vous qui en êtes les auteurs, mais vous agissez contre la providence du médecin. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 5
L’amour est-il un dieu, un démon, ou une passion de l’âme ? Y a-t-il une espèce d’amour qui est dieu ou démon, et une autre qui est passion ? En quoi consiste alors chacune de ces espèces ? Voilà des questions qu’il vaut la peine d’examiner, en parcourant les idées du vulgaire et celles des philosophes sur ce sujet. Souvenons-nous surtout des pensées du divin Platon, qui a beaucoup écrit sur l’amour en plusieurs de ses oeuvres. Il dit que l’amour n’est pas seulement une passion qui naît dans les âmes ; il affirme qu’il est un démon ; et il raconte sa naissance et son origine. À prendre d’abord la passion que nous attribuons à l’amour, nul n’ignore qu’elle est la cause par laquelle naît dans les âmes l’idée de s’unir aux belles choses ; et l’on sait que ce désir tantôt naît chez des hommes tempérants qui s’unissent à la beauté en ellemême, tantôt recherche une action fort laide. Mais il convient de partir de là pour examiner philosophiquement l’origine de chacune de ces deux formes. En admettant qu’il y a dans les âmes, avant l’amour lui-même, une tendance vers la beauté, une connaissance du beau, une affinité avec lui et un sentiment irraisonné de cette parenté, on atteindrait, je crois, la véritable cause de la passion amoureuse. Car la laideur est aussi contraire à la nature qu’à Dieu. La nature produit, son regard fixé sur le beau et sur la détermination qui se trouve dans la ligne du bien ; l’indétermination est laide, et elle est dans la ligne du mal. La nature naît de l’être intelligible, c’est-àdire, évidemment, du Bien et du Beau. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1
Or, quand on aime un être, et qu’on a de l’affinité avec lui, on a aussi de la sympathie pour ses images. Si on niait cette cause de la passion, on ne pourrait expliquer comment et pourquoi elle naît, pas même dans le cas de l’amour sexuel. Car ceux qui éprouvent ce genre d’amour veulent engendrer dans la beauté ; il serait absurde que la nature, qui aspire à produire de belles choses, voulût en-endrer dans la laideur. Ceux qui sont portés à engendrer ici-bas, se contentent de la beauté d’ici-bas, c’est-à-dire de celle qui se trouve dans les images et dans les corps ; ils ne possèdent pas cette beauté archétype qui est pourtant la cause de leur amour pour les choses d’ici-bas. Quand, partant de cette beauté d’ici-bas, ils ont souvenir de celle d’en haut, ils ne se plaisent plus à l’une que parce qu’elle est l’image de l’autre. Mais quand ils n’ont pas ce souvenir, faute de comprendre leur passion, ils s’imaginent que la beauté d’ici-bas est la véritable beauté. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1
Tant qu’ils restent tempérants, leur attachement à la beauté d’ici-bas n’est pas une faute ; mais dès qu’ils se dégradent dans le plaisir sexuel, il y a faute. Quiconque aime cette beauté d’une âme pure, a assez d’elle seule, qu’il ait bu non le souvenir de la beauté d’en haut ; mais quiconque a mêlé à cet amour le désir de l’immortalité compatible avec la nature mortelle, cherche le beau dans la perpétuité de la génération ; selon la loi naturelle, il féconde et il engendre dans le beau ; il féconde pour assurer la perpétuité ; il engendre dans le beau à cause de son affinité pour le beau. L’éternité est en effet parente de la beauté ; la nature éternelle est le beau primitif ; et tout ce qui dérive de cette nature est beau. Ainsi celui qui n’aspire pas à engendrer est plus complètement satisfait par la beauté ; si l’on désire produire la beauté, c’est par indigence, c’est parce qu’on n’est pas satisfait et parce que l’on pense l’être en produisant la beauté et en engendrant dans la beauté. Mais quiconque veut satisfaire son désir malgré les lois et contre la nature a bien suivi sans doute, au début, les voies de la nature ; mais il s’en écarte ; il dévie du droit chemin, et fait une chute profonde, sans avoir vu vers qui l’amour le menait et sans avoir connu ni le désir d’engendrer, ni le bon usage des images de la beauté, ni la nature de la beauté elle-même. Donc les uns aiment les beaux corps, non pour s’unir à eux, mais parce qu’ils sont beaux ; les autres éprouvent un amour auquel se mélange le désir de la femme, afin d’assurer la perpétuité de l’espèce. S’ils ne s’écartent pas de ce but, ils sont tempérants tout comme les premiers ; mais les premiers leur sont supérieurs. Les uns vénèrent la beauté d’icibas et s’en contentent ; les autres ont le souvenir de la beauté d’en haut sans dédaigner pourtant celle d’ici-bas, puisqu’elle est l’effet de l’autre et l’image où elle se joue. Et tous ceux-là approchent du beau sans honte ; mais il en est d’autres que la beauté fait tomber dans la laideur ; ainsi le désir du bien fait souvent tomber dans le mal. Telle est l’amour comme passion de l’âme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1
Parlons maintenant de l’Amour qu’on prétend être un dieu ; ce n’est pas seulement une opinion courante, c’est celle des théologiens et de Platon. Platon en maint passage appelle Éros fils d’Aphrodité ; il en fait le gardien des beaux enfants, celui qui meut leurs âmes vers la beauté intelligible ou qui fortifie la tendance déjà existante qui les y porte. C’est de cet Amour et de lui surtout que la philosophie doit parler. Recevons aussi l’enseignement que Platon nous a donné dans le Banquet ; ici Eros n’est plus né d’Aphrodité, mais de Poros et de Pénia, le jour de la naissance d’Aphrodité ; mais qu’il soit né d’elle, ou qu’il soit né en même temps qu’elle, le sujet exige que nous parlions d’Aphrodité. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 2
Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette vision, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la vision se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 2
Enfin qui est Zeus ? Qu’est ce jardin de Zeus, où, nous dit Platon, est entré Poros ? Aphrodité, disions-nous, est l’âme, et Poros est la raison universelle. Mais que fautil entendre par Zeus et son jardin ? Par Zeus, il ne faut pas entendre l’âme, puisque l’âme selon nous, c’est Aphrodité. Ce passage comme dans tous les autres cas, doit être interprété d’après Platon lui-même, d’après le Phèdre d’abord qui dit de Zeus que ce dieu est un grand souverain ; ailleurs, c’est à lui, je pense, qu’il donne le troisième rang ; et plus clairement, il dit dans le Philèbe qu’il y a en Zeus une âme royale et une intelligence royale. Zeus est à la fois une intelligence et une âme ; il est mis ainsi au rang des causes ; mais comme il faut lui assigner son rang d’après ce qu’il y a de meilleur en lui, parce que (entre autres motifs) il est cause à titre de roi et de chef, Zeus correspond donc à l’Intelligence, Aphrodité qui est de lui, qui vient de lui et s’unit à lui, correspond à l’âme ; et on l’appelle Aphrodité parce qu’elle a la beauté, l’éclat, l’innocence et la grâce (abron) d’une âme. Les divinités masculines correspondent à l’intelligence, et les divinités féminines aux âmes ; comme à chaque intelligence est unie une âme, Aphrodité est l’âme unie à Zeus. De plus nous avons pour nous le témoignage des prêtres et des théologiens, qui assimilent Aphrodité à Héra et qui disent que l’astre d’Aphrodité est dans le ciel d’Héra. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 8
Poros est la raison venue des êtres intelligibles et intelligents, quand elle s’épanche et en quelque sorte se déploie ; alors elle s’approche de l’âme et vient en elle. Car, tant que la raison est dans l’intelligence, elle reste enroulée sur elle-même et ne laisse entrer en elle rien d’étranger ; or, puisque Poros s’enivre, c’est que sa plénitude lui vient d’ailleurs. Et qu’est-ce qui rassasie Poros de nectar, sinon la raison, quand elle déchoit d’un principe supérieur à un principe inférieur ? Cette raison passe alors de l’intelligence à l’âme ; c’est ce que signifie : Poros pénétra dans le jardin de Zeus, à l’époque où Aphrodité naquit. Un jardin, c’est l’éclat et la splendeur de la richesse. Le jardin doit son éclat à la raison de Zeus ; sa parure, c’est la lumière éclatante qui, partie de l’intelligence, pénètre dans l’âme. Que serait le jardin de Zeus s’il n’était la splendeur et l’éclat du dieu ? Que pourraient être cet éclat et ces parures, sinon les raisons qui émanent de lui ? Donc, en même temps que les raisons, se révèle Poros, qui est l’abondance et la richesse en beauté ; c’est ce que veut dire l’ivresse de Poros par le nectar. Qu’est-ce en effet que le nectar pour les dieux, sinon ce qu’obtient l’être divin ? Or, en descendant de l’intelligence, l’être divin emporte avec lui la raison. L’intelligence, elle, qui est dans un état d’entière satiété, ne s’enivre pas ; elle possède ce qu’elle a et ne reçoit rien d’étranger. Mais la raison, qui est un produit de l’intelligence et une hypostase postérieure à elle, n’est plus alors la raison de l’intelligence ; elle est en autre chose, dans le jardin de Zeus, nous dit Platon, où Poros est couché au moment même où Aphrodité vient à l’existence. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9
Puisque, selon nous, celui qui est arrivé a la contemplation de l’intelligible et qui comprend la beauté de l’intelligence véritable est capable aussi de faire entrer dans sa pensée l’idée du père de l’intelligence, de celui qui est au delà d’elle, essayons de bien voir et de formuler pour nous, autant que pareille chose peut se formuler, comment on peut contempler l’intelligence et le monde intelligible. Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. Si l’art rend son produit pareil à ce qu’il est et à ce qu’il possède (il le rend beau en le conformant à l’idée de ce qu’il veut créer), il est lui-méme d’une beauté bien supérieure et bien plus réelle ; il possède la beauté de l’art, beauté bien plus grande que toute celle qui est dans l’objet extérieur. Car plus elle va vers la matière en s’étendantdans l’espace, plus elle s’affaiblit,plus elle est au-dessous de celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la chaleur, de la force en général et aussi de la beauté; et le premier agent, pris en lui-même, doit toujours être supérieur au produit: ce n’est pas l’absence de musique, c’est la musique qui fait le musicien ; et la musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure. Mépriset-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 1
Mais laissons là les arts. Considérons des choses, dont, nous dit-on, leurs acuvres sont les images, les choses qui naissent naturellement et que l’on appelle des beautés naturelles, animaux raisonnables ou sans raison, tous en général et surtout ceux d’entre eux qui sont bien réussis, parce que celui qui les a façonnés et créés a dominé la matière et y a produit la forme qu’il voulait. Qu’est-ce donc que leur beauté ? Ce n’est certes pas leur sang ni leurs menstrues ; mais ce n’est pas non plus leur couleur, qui est différente pour chacun, ni leur forme extérieure ; ou bien cette beauté n’est rien, ou bien elle est une chose sans figure. Elle est une chose simple, qui enveloppe en quelque sorte l’objet comme sa matière. D’où vient l’éclat de la beauté de cette Hélène si disputée, ou de ces femmes comparables à Aphrodité ? D’où vient la beauté d’Aphrodité elle-même, ou bien de tous ceux qui sont parfaitement beaux dans la race humaine, ou bien des dieux qui se montrent à nos regards, ou qui, sans être venus jusqu’à nous, possèdent une beauté visible ? N’est-ce pas dans tous les cas une forme, venue du générateur à l’engendré, comme dans les arts, disions-nous, elle vient des arts à leurs produits ? Quoi ! les produits et la raison inhérente à la matière seraient beaux, mais la raison qui n’est plus dans la matière mais dans le producteur ne serait pas belle, elle qui est première, qui est immatérielle, qui se réduit à une unité indivisible I Pourtant, si c’était la masse matérielle qui était belle en tant que masse, il faudrait que la raison productrice ne fût pas belle, puisqu’elle n’est pas une masse. Mais si une même forme nous touche autant, qu’elle soit en un être de petite masse ou de grande taille, si elle a la force de créer des dispositions dans l’âme du spectateur, ce n’est pas à l’étendue de la masse qu’il faut attribuer la beauté. La preuve, c’est que nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste extérieure; mais elle nous émeut, dès qu’elle nous devient intérieure ; or, à travers les yeux, seule passe la forme ; comment la masse passerait-elle par un si petit espace ? Mais la forme entraîne avec elle la grandeur, non pas la grandeur qui s’étend dans la masse, mais celle qui vient, en l’objet, de la forme. De plus le producteur de la beauté doit être ou laid, ou indifférent, ou beau. Laid, il n’aurait pu produire son contraire ; indifférent, pourquoi aurait-il produit le beau plutôt que le laid ? D’ailleurs la nature qui produit des choses si belles est belle bien avant elles; mais nous, qui ne sommes pas habitués à voir l’intérieur des choses, qui ne le connaissons pas, nous recherchons l’extérieur, et nous ignorons que c’est l’intérieur qui nous émeut; comme un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, chercherait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait. Une autre preuve que c’est bien autre chose qu’on recherche. et que la beauté n’est pas dans la grandeur, c’est « la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations », en général, celle qui est dans les âmes ; oui, il n’y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l’on voit en quelqu’un, on l’aime sans égard à son visage, qui peut être laid ; on laisse là toute son apparence extérieure, et l’on recherche sa beauté intérieure. Si elle ne vous fait pas dire qu’il est beau, vous serez incapable, en regardant en vous, de vous apercevoir vous-niênre comme beau; et dans ces conditions, il serait vain de chercher cette beauté ; car c’est dans la laideur et dans l’impureté que vous la chercheriez. Aussi nos discours sur ce sujet ni, s’adressent pas à tous les hommes : si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-vous. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 2
Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc, et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 3
C’est ce qu’ont saisi, me semble-t-il, les sages de l’Égypte, que ce soit par une science exacte ou spontanément : pour désigner les choses avec sagesse, ils n’usent pas de lettres dessinées, qui se développent en discours et en propositions et qui représentent des sons et des paroles ; ils dessinent des images, dont chacune est celle d’une chose distincte ; ils les gravent dans les temples pour désigner tous les détails de cette chose ; chaque signe gravé est donc une science, une sagesse, une chose réelle, saisie d’une seul coup, et non lune suite de pensées comme] un raisonnement ou une délibération. C’est ensuite que de cette sagesse où tout est ensemble vient une image qui est en autre chose, toute déroulée, qui se formule en une suite de pensées, qui découvre les causes pour lesquelles les choses sont ce qu’elles sont, qui fait admirer la beauté d’une pareille disposition. Quiconque connaît ces questions, dira certainement son admiration pour une sagesse qui, sans posséder les causes par lesquelles les êtres sont ce qu’ils sont, l’ait pourtant découvrir ces causes à ceux qui se conforment à elle. Si donc l’on découvre une beauté pareille, qui nous est apparue ce qu’elle doit être, presque sans recherche réfléchie au même sans recherche du tout, il faut aussi que cette beauté existe avant toute recherche et avant toute réflexion : ainsi l’univers (saisissons ce que je veux dire sur un exemple unique, assez ample pour s’appliquer à tous les cas), ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 6
Beauté première, beau tout entier, et beau tout entier en toutes ses parties, si bien qu’il n’a même pas une partie où sa beauté soit en défaut, qui donc niera qu’il soit beau ? Ce n’est pas celui qui n’est pas cet être tout entier, celui qui y participe seulement, ou même n’y participe pas. Mais, s’il n’est pas beau, qui donc est beau? Ce qui est avant lui Éle Bien] ne consent pas même à être beau ; mais lui, la première réalité qui s’offre à la contemplation, on aime à le voir, pour cette raison aussi qu’il est une forme et un objet de contemplation. C’est pourquoi Platon voulant exprimer la chose d’une manière suffisamment claire pour nous, montre le Démiurge satisfait de son ouvrage : il veut ainsi indiquer combien est aimable la beauté du modèle et de l’idée. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 8
Lorsqu’on admire une chose faite d’après un modèle, l’admiration se rapporte à l’objet d’après qui le travail a été fait : si « l’on ignore ce qu’on éprouve, il n’y a rien d’étonnant : les amants et, généralement, les admirateurs de la beauté sensible ne savent pas que c’est son modèle qui la fait aimer ; car c’est bien son modèle. Que le mot « il fut satisfait » se rapporte bien au modèle, c’est ce que prouve la suite du texte ; car il dit : « il fut satisfait, et il voulut rendre cette aeuvre encore bien plus semblable à son modèle ; » et il montre quelle est la beauté du modèle, en disant que son oeuvre est belle parce qu’elle est venue de lui et qu’elle en est l’image: si ce modèle n’était pas le Beau supréme, d’une immense beauté, qu’y aurait-il de plus beau que le monde visible ? (monde que l’on a d’ailleurs bien tort de critiquer, sinon en tant qu’il n’est pas ce modèle). ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 8
Imaginez le monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu’elle est sans aucune confusion, et cependant toutes ensemble en une unité, autant que possible, si bien que l’apparition de l’une quelconque d’entre elles, par exemple de la sphère extérieure du ciel, soit immédiatement liée à l’imaae du soleil et, à la fois, des autres astres, et que l’on voie la terre, la mer, et tous les animaux, comme en une sphère transparente, en laquelle l’on pourrait réellement tout voir. Ayez dans l’esprit l’image lumineuse d’une sphère, image qui contienne tout en elle, les êtres qui sont en mouvement ou en repos, ceux qui ne sont qu’en mouvement, et ceux qui ne sont qu’en repos. Gardez bien cette image en vous, et supprimez-en la masse; supprimez-en encore l’étendue et la matière que vous avez dans l’imagination : n’essayez pas d’imaginer une autre sphère de masse plus petite ; mais invoquez le dieu qui a produit la sphère dont vous avez l’image, et priez-le, pour qu’il vienne jusqu’à vous. Le voici qui vient apportant son propre monde avec tous les dieux qui sont eti lui: il est unique et il est tous; chacun est tous ; tous sont en un ; tous sont différents par leurs puissances ; mais tous font un par l’unité de leur multiple puissance ; ou plutôt un est tous ; car il ne perd rien, quand naissent tous ceux-là ; tous sont ensemble ; chacun à part est en repos en un pointt indivisible, puisqu’il n’a pas de forme sensible ; sinon l’un seraift ici, l’autre ailleurs, et chacun ne serait pas, en soi, le total ; il ne contient pas de parties qui seraient différentes l’une de l’autre pour les autres ou pour lui-même, et sa totalité n’est pas celle d’une puissance qui se fragmente autant de fois qu’il y a de parties tombant sous la mesure. Cette totalité est puissance totale qui va à l’infini, qui s’exerce à l’infini ; et il est si grand que ses parties mêmes sont infinies. Où peut-on dire qu’il n’atteint pas ? Grand certes est notre monde avec toutes les puissances qu’il renferme à la fois : il serait plus grand encore, d’une grandeur telle qu’on ne pourrait le dire, s’il ne s’y unissait point une puissance corporelle, qui est petite ; on dira pourtant que grandes sont les puissances du feu et des autres corps : dès à présent, dans l’ignorance de ce qu’est la véritable puissance, on les imagine brûlant, anéantissant, écrasant, servant à la naissance des êtres vivants. Mais si elles font périr, c’est qu’elles-mêmes périssent ; si elles engendrent, c’est qu’elles-mêmes sont engendrées : là-bas, la puissance possède seulement l’être, seulement la beauté ; car où serait le beau privé de l’être? où serait l’être privé de la beauté? Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est identique au beau, et le beau est aimable, parce qu’il est l’être. A quoi bon chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature ? Ici c’est un être mensonger à qui il faut une beauté empruntée, un simulacre, pour paraître beau et même pour être ; il n’est qu’autant qu’il participe à la beauté de la forme, et il est d’autant plus parfait qu’il en a pris davantage : la belle essence est alors plus proche de lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 9
Voilà ce que contemple chacun des dieux, ce que contemple le dieu universel, ce que contemplent aussi les âmes qui, là-bas, voient toutes choses ; du début à la fin, elles embrassent toutes choses ; c’est qu’elles sont là-bas, du moins par tout ce qui, en elles, est là-bas par sa nature ; mais souvent aussi, c’est l’âme tout entière qui est là-bas, lorsqu’elle ne se divise pas en parties s. Donc contemplant tout cela, Zeus et ceux d’entre nous qui sont ses aimés, qui voient en dernier lieu, au-dessus de tout, la beauté totale et qui participent à la beauté de là-bas ; car tout y est brillant, et ceux qui sont là-bas, pénétrés de cette lumière, deviennent eux-mêmes des êtres beaux : tels souvent des hommes, montés sur ces collines dont le sol se dore de lumière, sont baignés de cette lumière et se teignent des couleurs du sol où ils marchent. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10
Là-bas, la couleur qui rayonne sur tout, c’est la beauté ; ou plutôt tout est couleur et beauté, jusque dans ses profondeurs : et le beau n’est pas une chose différente de lui et qui rayonnerait sur lui. Mais il en est qui ne la voient pas tout entière et qui croient que leur impression est une vision ; d’autres, complètement enivrés et remplis de ce nectar, chez qui la beauté pénètre l’âme tout entière, ne sont plus seulement de simples spectateurs ; il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu : qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses saris savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il les contemple comme un objet qu’on voit ; il aspire à les voir; or tout ce que l’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-mcme, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10
L’on a dit en quel sens il est autre que ce qu’il voit, en quel sens il est lui-même ce qu’il voit : il voit donc, qu’il soit différent de ce qu’il voit ou qu’il le soit lui-même : que fait-il connaître ? Il annonce qu’il voit un dieu qui engendre un fils d’une beauté suprême et qui engendre toutes choses en lui-même ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais, tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors. D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. Ce n’est pas en vain qu’il affirme qu’il est venu du père, qu’il y a un autre monde que lui, qui a la beauté suprême, qu’il est lui-même une image de la beauté, et qu’il n’est pas permis qu’une belle image ne soit pas l’image de la beauté et de l’être. En toutes ses parties, il imite donc son modèle : il possède la vie ; de l’être, il a l’image, et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image ; comment serait-il possible que le Beau tantôt ait son image et tantôt ne l’ait pas, puisqu’il ne s’agit pas d’une image fabriquée par l’art ? car une image, qui existe par nature, dure autant que son modèle. Aussi l’on a tort de croire à la corruptibilité du monde, alors que l’intelligible persiste, et de dire qu’il s’engendre grâce à une volonté délibérée de son créateur ; on ne veut pas comprendre de quelle manière il est créé ; on ne sait pas que, tant que le Beau éclaire, tout le reste ne peut jamais manquer, que les autres choses existent depuis qu’il existe : or il a toujours été et toujours il sera (mots qu’il faut bien employer, s’il nous est nécessaire d’exprimer son éternité). ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 12
Donc le dieu (Cronos) est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils (Zeus) le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a la plénitude de beauté; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils : si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la « mutilation » qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son vestige ; par ce vestige, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-mcme ; être laid, c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau ; être laid, c’est ignorer. Ce qu’on a dit suffit-il pour amener à comprendre clairement ce qu’est le lieu intelligible, ou faut-il revenir sur ce sujet en suivant une autre méthode ? ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 13