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Alain: Que serait le monde sans les idées ?

sábado 29 de novembro de 2008

  

Bref, que serait le monde sans les idées ? Non seulement il ne serait pas compris ; mais c’est trop peu dire ; il ne serait rien ; il n’apparaîtrait même pas. En ce flux indéfini, c’est le fini qui fait paraître la chose. Et observez comment c’est Héraclite   lui-même qui se change en Platon  , comme Zénon   aussi, qui niait le mouvement ; mais c’est peut-être ici le seul cas où, selon le courage socratique, l’adversaire a été pensé d’après la bonne foi. En ce tableau sommaire des formes les plus abstraites se trouve le mouvement au niveau du repos. Il a fallu Héraclite et Zénon ensemble en Platon pour surprendre l’idée dans le spectacle même, et l’immobile dans le mouvement. Car il est assez clair, par cette double négation, que le mouvement n’est point dans les choses ; mais plutôt le mouvement c’est le changement pensé d’après le même, et par la mesure. En disant seulement, et en passant, que le mouvement est une idée, Platon dit beaucoup ; car il est vrai que nous pensons le mouvement comme un tout, et comme un modèle du changement, que le changement ne nous dicte point ; un modèle selon l’esprit, non selon la chose. Il suffit à Platon de nous avertir ; il n’entre point dans ses fins de nous donner le savoir, car, frappant ainsi sur notre cuirasse mortelle, il vise un autre salut plus précieux que le pouvoir, et plus précieux que le savoir. Le fait est que nous ne voyons point d’abord l’idée dans la chose, quoique l’idée y soit ; et la connaissance par les sens n’est point la connaissance vraie. Si les idées forment la trame même de l’expérience, comment se peut-il faire que l’homme ignore si aisément cela ? Les idées ne sont pas loin ; elles ne sont pas ailleurs ; elles sont devant nous. Il n’y a pas une qualité, le rouge, le chaud, le lent, qui ne soit pensée la même, quoiqu’elle ne le soit point. Il n’y a pas de qualité qui ne soit pensée par une autre, par l’autre. Il n’y a point de contraire qui ne soit pensé par son contraire. Le nombre n’est point dans les choses ; la grandeur n’est point dans les choses ; le mouvement n’est point dans les choses ; bien mieux la qualité elle-même n’est point dans les choses. Mais cela ne signifie point que quelques-uns voient seulement les choses, et que d’autres connaissent aussi les idées, car les choses, sans les idées, sont aussi impossibles sur les ombres dans les choses dont elles sont les ombres. L’inhérence, certes, est surmontée ; l’idée du grand et du petit n’est ni dans Socrate   ni dans Théétète   quand je juge que l’un est plus grand que l’autre ; et l’idée de mouvement n’est ni dans le mobile, ni dans le témoin immobile par rapport auquel le mobile se meut. Toutefois ce monde Héraclitéen, où il n’y a que changement pur et simple sans aucun mouvement, où la chose n’est ni grande ni petite, ni chaude ni froide, nul ne l’a jamais vu. L’apparence n’apparaît que par les idées. Seulement ces idées sont comme perdues, méconnaissables dans l’apparence sensible. En vain nous ouvrons de grands yeux. Le fait est que nous pensons, et que nous n’en savons rien. Il faut un long détour avant que nous puissions penser explicitement l’idée dans la chose, et, par exemple, ce qui importe le plus, l’idée de l’homme dans l’homme. Et peut-être, j’y insiste de nouveau après tant d’analyses concordantes, qui frappent toujours là, peut-être toute l’erreur consiste-t-elle à croire que le modèle de l’homme ressemble à l’homme. La doctrine de la justice, telle qu’on la trouvera dans La République  , est inintelligible tant que l’on cherche la justice hors de tel homme, et comme dans un autre homme plus parfait que lui. Car à chacun sa justice, mais justice pourtant universelle. Il y a donc un secret, encore bien caché aujourd’hui même à ceux qui l’ont surpris. Platon a bien des disciples, mais il est neuf. Il est périlleux, il est presque inconnu, et cela fuit celui même qui le sait, d’enseigner selon Platon. C’est que Platon n’a pas livré son secret, mais plutôt une autre énigme, la plus belle au monde ; et nous y voilà. (Alain, Idées)


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