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Au Cabaret de l’amour

Vaudeville (CA) – a prática de Kabir

Introduction

segunda-feira 5 de setembro de 2022, por Cardoso de Castro

      

VAUDEVILLE, Charlotte. Au Cabaret de l’amour. Paroles de Kabir  . Paris: Gallimard, 1959

Meu Senhor é presente   em todos os corpos...

      

Fidèle en cela à la tradition   du Yoga  , Kabîr ne se place pas sur le terrain métaphysique, mais expérimental : contestable du point de vue philosophique, cette position lui permet non pas, comme on l’a prétendu, d’affirmer l’unité ou l’équivalence de toutes les religions, mais de les condamner toutes sans appel. La vibrante satire qu’il nous a laissée de l’hypocrisie religieuse de ses contemporains : Panait, Sheikh ou Yogî, saints hommes et prédicateurs de toutes robes et de toutes couleurs, est justement célèbre, et n’a peut-être pas d’équivalent dans toutes les littératures indiennes. Mais sa critique dépasse les vices et faiblesses des hommes pour atteindre leurs croyances — que d’ailleurs il connaissait souvent mal, et qu’il a déformées, volontairement ou non. Sa connaissance de l’Islam, en particulier, apparaît très superficielle. Mais c’est, au fond, sans importance : ce que Kabîr réprouve, en réalité, ce sont moins les lacunes et les contradictions intérieures de ces systèmes que leur prétention même à dévoiler quelque chose du mystère de Dieu  . Ce qu’il nie, c’est la possibilité même d’une religion visible ou d’une révélation exotérique, qu’elle s’opère par la voix d’un Prophète, ou les « jeux » illusoires d’un « avatâr ». La seule « révélation » valable, pour lui, est celle de la « Parole » (çabda) silencieuse que le Parfait Gourou (Satguru) prononce au « fond de l’âme » (antari) — et ce Gourou est Dieu. La position même de Kabîr implique, à priori, la négation de toute « religion » au sens ordinaire du terme, toute « religion » valable étant pour lui contenue et absorbée dans cette expérience intime des réalités surnaturelles qu’il est convenu d’appeler « mystique ». Il est impossible d’approfondir la pensée de Kabîr sans être amen  é à constater que cette pensée, pour autant qu’elle est originale, est entièrement dépendante d’une expérience mystique, que Kabîr lui-même appelle parcâ (skr. paricaya) d’un terme qui signifie « connaissance » (angl. « acquaintance ») par la vision ou le contact.

L’attitude religieuse de Kabîr et des Sant se définit mieux par sâdhanâ, ce mot intraduisible dans une langue européenne, et qui signifie à la fois « quête » (spirituelle), « méthode » et « pratique ». Celui qui « s’efforce » vers la Vérité et la « pratique », qui part à sa recherche guidé par la seule « Lampe de la Conscience », celui-là est un Sâdhaka. Cette tradition est extrêmement ancienne dans l’Inde. « L’attitude de l’Inde vis-à-vis de l’ordre spirituel, dit O. Lacombe  , est foncièrement expérimentale [1]. » Kabîr se situe dans la ligne des grands Sâdhaka que furent le Buddha   Gautama et le Jîna Mahâvîra.

L’originalité de Kabîr ne réside pas dans sa formulation de l’expérience mystique (par nature, incommunicable) mais dans la méthode qu’il préconise pour parvenir à cette expérience, dans sa sâdhanâ. S’opposant à la fois à la tradition du Yoga et à celle de la Bhakti  , il nie toute valeur aux gestes et aux paroles qui, dans toute religion, expriment l’attitude de l’âme qui se situe par rapport à l’Absolu et lui rend un culte proportionné à l’idée qu’elle s’en fait, ou à ses propres besoins. Kabîr va beaucoup plus loin en ce sens que les Vedântin, en refusant d’accorder aux rites et aux autres œuvres « pieuses » une valeur quelconque, même relative et préparatoire. Le message de Krsna dans la Bhagavad-Gîta reste pour lui lettre morte : ce que l’on est convenu d’appeler Karma  -Yoga (« Yoga des œuvres ») est rigoureusement exclu de la sâdhanâ de Kabîr.

La voie de la « Connaissance » (Jn  âna-Yoga), qui prétend conduire à l’expérience de l’Absolu par voie de nescience   intellectuelle selon renseignement des Upanisad, est également exclue. Si Kabîr fait parfois allusion aux formules vedântiques, c’est avec ironie :

Tattvamasi   est leur doctrine,
Tel est (d’après eux) le message des Upanisad,
Là-dedans, ils ont pleine confiance,
C’est cela qu’enseignent leurs autorités...

Kabîr, donc, adopte vis-à-vis de l’Absolu l’attitude pragmatique des Yogi. Les doctrines et le vocabulaire du Hatha-Yoga, et en particulier des Nâth-Panthî sont constamment sous-jacents à sa pensée. Cependant, l’usage qu’il fait du vocabulaire et des formules du Yoga ne doit pas faire illusion sur la véritable portée de ses paroles : les principes mêmes du Hatha-Yoga n’en sont pas moins radicalement niés. Mais, tandis que l’Hindouisme et l’Islam orthodoxes sont condamnés en quelque sorte du dehors et « in, toto », le Yoga est critiqué du dedans. C’est que les Yogi sont, eux aussi, des sâdhaka et que leur religion, si religion il y a, est encore une sâdhanâ. Kabîr combat les Yogi sur leur propre terrain, avec leurs propres armes, dans leur propre langue. On a parfois l’impression qu’il les traite, non en adversaires, mais en frères égarés, qu’il s’agit de « convertir » en les détournant des pratiques ascétiques où ils s’épuisent en vain pour les amener à une véritable conception du Yoga, qui est proprement intérieur et « spirituel » :

Celui-là est le vrai Yogi, qui porte la mudrâ en esprit  ,
Nuit et jour, il est éveillé !

La sâdhanâ de Kabîr pourrait donc se définir comme l’instauration d’une « religion de l’esprit », à condition de l’entendre dans le sens particulier d’un Yoga intériorisé. Mais, outre ce caractère d’intériorité, il reste entre le Yoga classique et la sâdhanâ de Kabîr une différence essentielle : tous deux tendent à une expérience de l’Absolu, mais, sans même préjuger de la nature de cet Absolu, la similitude des formules recouvre des positions radicalement différentes : le Yoga est avant tout une technique, tandis que la sâdhanâ de Kabîr est une ascèse. Les pratiques psychosomatiques enseignées par le Yoga tendent à libérer une énergie « spirituelle » déjà latente dans le composé humain, et finalement à une radicale « rétrorsion de soi sur soi », aboutissant à un dépassement de toute subjectivité pour « un saut périlleux sur le tremplin mental   » (la formule est de Massignon). Le Yogî prétend atteindre ainsi à l’état de « délivré vivant » (jivanmukta), en même temps que son individualité se dissout à jamais dans un Absolu indifférencié. Cet état, qui correspond au Nirvâna bouddhique, est donné par les Yogî comme l’aboutissement normal et le produit d’une technique efficace. Le Yogî s’y achemine par étapes et le succès final dépend de ses propres efforts. Il s’agit encore d’une opération « naturelle », bien qu’à contre-pente   de la nature empirique. En tant que technique, le Yoga est parfaitement amoral. Les purifications auxquelles se livre le Yogî sont d’ordre physique et psychologique : les valeurs morales, basées sur un Absolu transcendant, n’ont pas de place logique dans le système. Le Yoga ne reconnaît pas même à la distinction du bien et du mal la valeur relative que lui accorde le Vedânta. Au contraire, ce « Yoga spirituel » dont Kabîr est l’apôtre n’a aucunement le caractère d’une technique, mais plutôt d’une ascèse destinée à rendre possible, à préparer, mais non à provoquer une révélation intérieure imprévisible. Il n’est jamais question, chez Kabîr, d’étapes dans la « réalisation » de l’Absolu : lui-même se plaît au contraire à souligner le caractère de soudaineté, l’imprévisible de cette bouleversante irruption du Divin au fond de l’âme humaine. D’accord avec les Yogî et les Vedântin, Kabîr affirme que cet Absolu, qu’il nomme Râm, est déjà « donné » en quelque sorte, qu’il est immanent à l’âme — mais de façon mystérieuse, non manifestée, et il affirme que cette manifestation dépend en définitive du bon plaisir divin :

Mon Seigneur est présent dans tous les corps, il n’y a pas de couche vide.
Mais celle-là, O Amie, a obtenu la faveur de l’Époux, dans laquelle il se manifeste [2].

Pour Kabîr, l’expérience du Divin n’est déterminée par rien, mais elle n’en exige pas moins une préparation, une purification morale : non seulement détachement des biens terrestres et de tout égoïsme, mais aussi effort vers le Bien, sincérité et humilité du cœur. Par là, Kabîr s’oppose aux Yogî et aux Vedântin, et se rapproche des partisans de la Bhakti : il ne s’agit plus pour l’homme d’arracher en quelque sorte de force un bien qui lui appartient déjà, mais de plaire au Maître intérieur, à l’Epoux divin, qui se révèle par un don gratuit de sa grâce.


Ver online : KABIR


[1O. Lacombe, « Un exemple de mystique naturelle : l’Inde », Études Carmélitaines, octobre 1938, p. 148.

[2K. Gr. Do. 29, 18.