tradução de extratos
Além do caráter sacramental, outro aspecto aparece desde o início da vida espiritual e que o acompanhará até o final: a Interioridade . Ao lado da separação do mal e do erro , operada pelo Batismo , encontramos a separação do mundo. Uma mesma palavra para as duas: anachoresis . Duas cenas paralelas da Vida de Moisés a expressam: a Discalceatio figura a separação mal e a fuga para o deserto de Madian simboliza a segunda. A primeira marca a dependência objetiva da vida espiritual a respeito do Cristo e do Corpo Místico, a segunda manifesta a interioridade. As formas superiores da vida espiritual serão ao mesmo tempo «instase» e «êxtase», «recolhimento» e «saída de si».
Esta ideia apresenta dois aspectos: um, mais exterior, que é a separação do mundo, a «anachoresis» propriamente dita, que nada mais é que a condição de uma realidade mais profunda que é o retorno da alma a ela mesma. Moisés é o grande exemplo na Vida de Moisés.
Este retiro longe do mundo é por vezes apresentado como uma «fuga» phyge. Depois de descrever a reconciliação batismal, o Comentário da Oração dominical afirma: «não há outro caminho que leve ao céu, senão a fuga e o abandono dos males terrestres, e o meio de fugir destes males, não parece haver outro que a semelhança com Deus (homoiosis pros ton theon)» (XLIV). Interessante notar uma vez mais a junção do tema do batismo e da anachoresis. Cabe ainda lembrar o caráter platônico e sobretudo plotiniano de todas as passagens que tratam do tema (vide Enéada I,2,1 e Enéada I,6,6).
Original
En même temps que le caractère sacramentel, un autre aspect apparaît dès le début de la vie spirituelle et qui lui aussi persistera jusqu’au bout : c’est l’intériorité. A côté de la séparation d’avec le mal et l’erreur, opérée par le baptême, nous rencontrons la séparation d’avec le monde. C’est un même mot qui marquait la première dans le Commentaire sur le Cantique (XLIV, 1000 D), et que nous retrouvons pour la seconde, à propos d’une allusion à Moïse (XLVI, 908 D) où il a d’ailleurs son sens technique : celui d’anachoresis. Les deux « anachorèses » se trouvent exprimées conjointement par deux scènes parallèles au début de la Vie de Moïse : la « discalceatio » figure la séparation d’avec le mal, la « fuite » au désert de Madian symbolise la séparation d’avec le monde. Ce sont deux aspects complémentaires : le premier marque la dépendance objective de la vie spirituelle à l’égard du Christ et du Corps Mystique, le second manifeste l’intériorité, la spiritualité de cette vie. « L’homme nouveau » de saint Paul , qui est comme un revêtement de l’âme, est en même temps « l’homme intérieur » (o endon anthropos ). Nous verrons l’importance de ce double aspect dans les formes supérieures de la vie spirituelle qui seront à la fois « instase » et « extase », « recueillement » et « sortie de soi ».
Cette idée nouvelle présente deux aspects : l’un, plus extérieur, qui est la séparation d’avec le monde, « l’anachorèse » proprement dite; mais elle n’est que la condition d’une réalité plus profonde qui est le retour de l’âme à elle-même. Moïse est ici encore le grand modèle. C’est presque toujours à son propos que le thème de l’anachorèse est développé. Ceci d’abord bien entendu dans la Vie de Moïse : « S’étant éloigné de la société de la foule, il préféra vivre seul (idiasai )... Il mena une vie solitaire (idiazousa) dans les montagnes, éloigné de l’agitation des villes (apo agoraiou tyrbes), s’appliquant dans le désert au soin des troupeaux (kata ten hermon) » (XLIV, 305 B). Cette vie « érémitique » est reprise, dans la theoria qui suit l’historia , comme figure du recueillement intérieur : « Ainsi nous vivrons solitaires (idiasomen), dans la seule compagnie de nos pensées et de nos sentiments, tous les mouvements de notre âme unifiés sous la conduite de l’esprit (hegemonikon ) comme un troupeau de brebis guidé par son Pasteur » (XLIV, 332 B-C).
Nous avons ici parfaitement marqués et la solitude extérieure et le silence intérieur qui en est le but et qui permet « le recueillement » de l’âme. C’est cette double idée — et encore une fois à propos de Moïse — que nous retrouvons dans le Commentaire sur les Psaumes : « (Moïse) s’exila quarante ans de la société des hommes et vivant seul avec lui seul (monos mono ouzon), il appliqua son regard (henatenizon), sans se laisser troubler et dans la tranquillité (di hesychias) à la contemplation des choses invisibles (te theoria ton aoraton) » (XLIV, 456 C). Nous avons le même thème que dans le passage précédent. Mais nous pouvons remarquer que le vocabulaire est nettement plus « ploti-nien ». Le Commentaire sur les Psaumes est en effet un des premiers ouvrages de Grégoire. Ce n’est plus seulement l’ « érémitisme » qui est ici évoqué, mais îe « monachisme » (monos mono). Nous aurons à revenir sur tous ces aspects.
Ajoutons encore deux passages qui confirmeront et compléteront ceux que nous avons cités. Ils sont empruntés aux biographies de Basile et de Grégoire le Thaumaturge. Grégoire nous dit du premier qu’ « il vécut, comme Moïse, retiré avec lui-même (eph aeautou idiazon) ayant quitté, lui aussi, les agitations des villes et les bruits de la terre pour s’appliquer aux choses de Dieu (prosphilosophon) dans les lieux retirés (eschatias) » (XLVI, 809 B). Plus longuement, Grégoire compare Grégoire le Thaumaturge au même Moïse : « L’un et l’autre sortirent de la vie agitée et bruyante et se retirèrent avec eux-mêmes (em grego) pendant le même temps... Leur but à l’un et à l’autre, dans cette séparation (anachoresis), était de contempler les divins mystères (ta theia mysteria ) avec l’œil pur de l’âme (em grego) » (XLVI, 9°S D).
Cette retraite loin du monde est parfois présentée comme une « fuite » (phyge). Ainsi, commentant toujours le départ de Moïse au « désert » de Madian, Grégoire écrit : « Si nous nous sentons trop faibles (pour vivre parmi les hommes), il nous faut fuir le plus tôt possible pour nous remettre à l’école des mystères de notre foi » (XLIV, 332 B). Le Commentaire sur VOraison dominicale, après avoir décrit la réconciliation baptismale, continue : « (Le Christ) en nous enseignant le Notre Père a voulu nous faire ressouvenir (mnemen poiesthai) de notre vraie patrie (patridos) : il n’est pas d’autre route qui mène au ciel, sinon la fuite (phyge) et l’abandon des maux terrestres, et le moyen de fuir ces maux, il ne paraît pas y en avoir d’autre que la ressemblance avec Dieu (homoiosis pros ton theon) » (XLIV, 1145 A). Il est intéressant de voir, joints une fois de plus ici, le thème du baptême et celui de l’anachorèse comme étant les deux aspects essentiels de la conversion.
Mais une autre remarque s’impose ici. C’est le caractère platonicien et surtout plotinien de tous ces passages. Nous y rencontrons plusieurs expressions tout à fait caractéristiques en ce sens. Pour commencer par le dernier passage, le thème de la fuite et son assimilation à « la ressemblance avec Dieu » est une allusion évidente à Platon : « Il faut s’efforcer de fuir d’ici le plus vite possible. Or cette fuite, c’est la ressemblance avec Dieu (grego) » (Theaet., 176 Α-Β). Le même thème se retrouve textuellement dans Plotin : « Si l’âme veut fuir les maux, il faut fuir d’ici. Quelle est donc cette fuite? C’est, dit-il, de ressembler à Dieu (grego) » (Enn., I, 2,1). C’est bien l’expression même de Grégoire : «Et le moyen de fuir ces maux, il ne me paraît pas y en avoir d’autre que la ressemblance avec Dieu. » Le mouvement de la phrase donne même à croire, que c’est à travers Plotin que Grégoire a recueilli l’expression platonicienne. Ailleurs le thème de la fuite est joint, comme chez Grégoire, à celui du retour dans la « chère patrie » : « Fuyons donc dans notre chère patrie » (Enn., I, 6, 8).
L’idée de « fuite » n’est pas la seule qui évoque ici Plotin. On sait le texte célèbre où celui-ci définit le sommet de la perfection « une fuite du seul vers le seul » (grego) (Enn. VI, 9, 11). L’expression (monos pros monon) se retrouve plusieurs fois chez lui (Enn. I, 6, 7; V, 1, 6; VI, 7, 34). Elle est aussi chez Philon — et précisément dans la Vie de Moïse (II, 163). Or nos textes présentent des expressions qui s’en rapprochent. Ainsi les formules « vivant seul avec soi seul » (monos mono) (XLIV, 456 C). Toutefois le second monos se rapporte ici au sujet. Mais ailleurs nous trouvons l’expression plotinienne avec le second terme se rapportant à l’objet de la contemplation. Il s’agit du verset du Cantique : « Tu m’as ravi le cœur d’un seul (mono) de tes regards » (IV, 9). Grégoire le commente ainsi : « Il y a dans l’âme deux orientations possibles, ou de regarder la vérité ou de s’égarer dans les illusions. Comme l’œil pur (ophthalmos katharos ) de la fiancée n’est ouvert qu’à la vérité du bien et que son autre œil ne sert jamais, ses amis adressent leur louange à cet œil unique par lequel seul elle contemple le seul (grego), je dis (lego de) ce seul qui est compris dans l’être immuable et éternel, le vrai Père, le Fils Monogène, l’Esprit Saint » (XLIV, 949 C-D).
L’allusion à Plotin est ici certaine. Non seulement la ressemblance des deux formules peut le faire supposer, mais nous en avons une preuve plus précise. Grégoire, comme les écrivains du IVe siècle — et à la différence de ceux du siècle précédent, comme Clément — ne cite jamais ses sources. Mais certains procédés littéraires permettent de déceler les citations. Par exemple, quand Grégoire est conscient d’employer une formule profane et donc susceptible d’équivoque, il la reprend souvent pour en préciser le sens à l’aide de la formule : « lego de » (« Je veux dire »). Ainsi, ayant employé ailleurs la célèbre formule philonienne de « sobre ivresse » (methe nephalios), il précise : « grego » (« Je veux dire cette ivresse... ») (XLIV, 873 B). Or c’est exactement ce que nous avons ici. L’espression étant équivoque, Grégoire précise qu’elle ne méconnaît aucunement la réalité trinitaire du Dieu unique.
Grégoire continue — et ceci va nous donner le vrai sens de la formule : « Il est vraiment seul (monos) en effet, puisqu’il existe dans une nature unique, la pluralité des hypostases n’introduisant aucune séparation. Il y a des gens dont les yeux multiples (diaphoroi) se tournent follement vers l’irréel (to anyparkton) et divisent l’un (to hen ) en multiples natures par les imaginations (phantasiais) de leurs yeux hagards... Mais croyant voir beaucoup ils ne voient rien. Celui au contraire dont le regard est fixé sur Dieu seul (pros monon) est aveugle à tout le reste. Si bien qu’en réalité, c’est celui qui a beaucoup d’yeux qui est aveugle et c’est celui qui par le seul œil de l’âme regarde le seul Bien (grego) dont le regard est vraiment pénétrant » (XLIV, 949 D-952 A).
Ce texte nous introduit au centre du thème que nous étudions : le retour de l’âme à elle-même, c’est l’abandon de la multiplicité qui est l’extérieur, pour l’unité spirituelle, et cette unification est condition de la connaissance de celui qui est Un, en vertu du principe que seul le semblable connaît le semblable (XLVI, 368 C). Ainsi dans ce texte nous voyons identifier le multiple (diaphoros) avec ce qui n’a pas de consistance (anyparktos) et ce qui n’existe que dans l’imagination (phantasia ). Le multiple est irréel. Nous retrouvons ce thème de l’irréalité du monde extérieur dans la seconde voie. Et au contraire ce qui existe vraiment, c’est ce qui est un. L’âme doit donc se dégager de toute multiplicité, se « recueillir ». Alors, ayant retrouvé l’unité du regard (XLIV, 952 B), elle pourra contempler l’Un.
A cette lumière s’éclairent tous les textes que nous avons vus plus haut. Il y était toujours question de « vivre solitaire » (idiazein) (XLIV, 305 B ; 332 B ; XLVI, 809 B). Le fruit de cette solitude, c’est « l’unifiçation des puissances de l’âme sous la direction de l’esprit (tou logou) » (XLIV, 332 C). Or c’est par là que l’âme peut arriver à la « contemplation des choses invisibles » (XLIV, 456 C). A la connaissance sensible , figurée par les yeux multiples, qui a pour objet le monde des apparences, le multiple, s’oppose l’œil de l’âme, qui est à la fois unique (XLIV, 952 A) et pur (katharos) (XLVI, 908 D; XLIV, 949 C), par lequel l’âme contemple la réalité, c’est-à-dire l’Un.
Cette unification de l’âme est d’ailleurs un retour à sa vraie nature. Ici encore la mystique de Grégoire s’appuie sur son ontologie : « (A l’origine) la vie humaine était simple (monoeides), j’entends (lego de) par simple qu’elle consistait dans le seul bien sans mélange avec le mal » (XLVI, 81 B). Monoeides est aussi un terme platonicien (Phaed., 78 D), comme l’incise « lego de » pouvait nous en avertir. Il se trouve aussi chez Plotin (Enn. VI, 9, 3). Cette unité « primitive » et foncière de l’esprit était figurée dans le récit de la création par l’interdiction de toucher à l’arbre du bien et du mal, figure de la division : « La Première Loi confirme cette doctrine (le monoéideisme) : en donnant à l’homme la jouissance de tous les arbres du Paradis, elle leur avait interdit seulement celui dont la nature était mêlée de contraires » (XLVI, 81 B). Ce qui signifie pour Grégoire que seul le premier arbre existait, le second figurant seulement la possibilité de la chute . D’ailleurs l’existence simultanée des deux arbres au centre du jardin eût été impossible (XLIV, 761 B).
Cette unité primitive caractérise l’état naturel (kata physin ) de l’homme, c’est-à-dire « l’image (eikon) de Dieu », à quoi, selon la doctrine de Grégoire, la vie sensible, animale, était étrangère. Aussi monoeides est-il équivalent à theoeides, pour marquer l’état déiforme où l’homme avait été créé et qui constitue sa vraie nature : « Lorsque l’âme devient tout à fait simple (haple), unifiée (monoeides) et tout à fait déiforme (theoeikelos), elle trouve le Bien vraiment simple (άπλοϋν) et immatériel » (XLVI, 93 C. Voir aussi XLVI, 89 B).
Un aspect particulier du retour de l’âme à l’unité primitive, mais qui correspondra à un stade plus élevé de la vie spirituelle, sera la disparition de l’activité multiple des sens. Le premier homme en effet « étranger aux illusions de la vie et du goût, mettait ses délices dans le seul Seigneur » (XLVI, 374 C). Cette doctrine sera poussée jusqu’au bout par Diadoque de Photicé. Primitivement, pour lui, l’âme n’avait qu’un sens. Mais depuis la désobéissance d’Adam , il s’est divisé en deux tendances : l’une le porte toujours vers les choses célestes , l’autre vers celles d’en-bas; celle-ci s’est divisée encore : ce sont les activités mauvaises des cinq sens (Cent chap, sur la perf. spir., 25). Grégoire ne va pas jusque là. Nous constatons sur ce point chez lui une curieuse hésitation. Il n’identifie pas aussi étroitement que le fera Diadoque l’opposition du bien et du mal et celle de l’un et du multiple. Si l’âme doit être unifiée, en ce sens que tout mal doit disparaître (XLVI, 81 B), il n’est pas sûr qu’elle le soit au sens de la disparition de toute multiplicité. Il admet la survivance d’une certaine multiplicité dans la connaissance spirituelle : ce sera la doctrine des « sens spirituels » que nous étudierons plus tard.
Il est intéressant de rapprocher cette interprétation de la multiplicité des sens d’un autre passage où Grégoire montre comment l’Incarnation offre une synthèse de l’un et du multiple, qui est quelque chose d’irréversiblement nouveau. On arriverait ainsi à cette vue que l’ordre établi par le Christ n’est pas simple retour à l’unité primitive, mais création d’un ordre nouveau, synthèse d’unité et de multiplicité. Voici ce passage remarquable : « C’est bien vrai que l’Eglise manifeste aux puissances hypercosmiques la « sagesse variée » de Dieu qui opère les merveilles divines en unissant les contraires. Comment en effet la vie est-elle venue par la mort, et la force par la faiblesse ? Seule en effet, dans les époques antérieures, la sagesse simple et uniforme (haple καί monoeides) de Dieu était manifestée et aucune variété n’apparaissait. C’est par l’Eglise que la forme « variée » de la sagesse, faite de l’assemblage des contraires, est manifestée : en elle en effet le Verbe est fait chair, la vie est mêlée à la mort, notre plaie est guérie par sa sueur, la force de l’Ennemi est renversée par la. faiblesse de la croix » (XLIV, 948 C-949 A).
Nous retrouverons plus loin chez Grégoire cette hésitation entre l’opposition de la « diversité » et de « l’unité », conforme à la pensée platonicienne, et une autre perspective où l’une et l’autre sont réunies : ce sera à propos de la théorie des passions, qui ést parallèle à celle des sens. Tantôt Grégoire affirmera que les passions, liées à la condition animale, disparaîtront avec elle. Tantôt, plus fidèle à la doctrine chrétienne de la résurrection, il admettra qu’elles subsisteront dans un, état transfiguré. Il en est de même pour les sens. Tantôt il pense que seule subsistera l’unité du noûs, tantôt il admet la survivance d’une certaine multiplicité. La théologie de l’Incarnation sur ce point vient se heurter à ses tendances platoniciennes et l’oblige à les dépasser.
La « fuite », « l’unification » ne sont pas les seuls thèmes plotiniens que nous rencontrions dans les passages que nous avons cités. Grégoire dit à propos de la retraite de Moïse qu’il l’occupait « à fixer les yeux (enatenizein) dans la tranquillité (di hesychias) sur les réalités invisibles » (XLIV, 456 C). Le premier mot est caractéristique de Plotin (Enn. VI, 2, 8; 4, 7; 5, 12). Nous le retrouvons ailleurs chez Grégoire (XLIV, 753 C; 773 D; 833 D), soit au sens physique de « fixer les yeux » (sur le soleil par exemple), soit au sens de contemplation prolongée. Il précise ce que nous disait Grégoire sur l’unification du « regard » intérieur. Quant à l’hesychia , à la « tranquillité », elle exprime l’état de Tâme soustraite aux agitations du monde. Elle est le fruit de la séparation du monde comme l’apatheia est celui de la séparation du mal. A ce titre nous les étudierons ensemble comme achèvement de Ι’ethike .
Les textes que nous avons vus jusqu’à présent se rattachent à la Vie de Moïse. Le Cantique des Cantiques ici encore nous propose un thème parallèle pour désigner la même réalité du retour de l’âme à elle-même au début de la vie spirituelle. Et ici encore il s’agit d’un thème platonicien. Nous lisons dans le Cantique (I, 8) : « Si tu ne te connais (gnos) pas toi-même, ô la plus belle d’entre les femmes, sors sur les traces des troupeaux. » Grégoire le commente ainsi : « La plus sûre sauvegarde des biens qui sont en nous, c’est de ne pas nous ignorer nous-même et que chacun connaisse (gnonai) ce qu’il est et se discerne exactement de ce qui est autour de lui (peri auton) afin de ne pas s’attacher par erreur à des choses étrangères (to allotrion) au lieu de lui-même. Celui, en effet, qui tourne les yeux vers la vie du monde et juge dignes d’être gardées les choses qui y sont estimées ne sait pas discerner ce qui lui est propre de ce qui lui est étranger. Rien, en effet, de ce qui passe n’est nôtre... Mais celui qui se tourne vers ce qui est propre (idion ) à la nature humaine, c’est-à-dire la raison (logos), méprisera (kataphronesei) la vie charnelle (alogon) » (XLIV, 804 A-805 A).
Nous trouvons ici la théorie du « gnothi seauton » socratique et platonicien h II nous aide à préciser ce que nous avaient montré les textes précédents. Il faut que l’âme rentre en elle-même, parce que là sont les vrais biens. Et pour cela il faut qu’elle apprenne à les connaître. Le retour à soi se fonde sur un jugement de valeur. L’âme doit comprendre que ce qui lui est propre (to idion) est de plus grand prix que ce qui l’entoure (ta peri auton) et qui lui est étranger (allotrion). Cette conception du noûs ou du logos comme étant le propre de l’homme est tout à fait platonicienne. Et aussi l’idée que la faute de l’âme consiste à perdre le sens de sa valeur : « Ne se voyant plus elles-mêmes (les âmes) se méprisent et il n’est rien qu’elles n’estiment plus qu’elles-mêmes » (Enn. V, 1, 1). Les mots sont les mêmes (timesai) chez Plotin et chez Grégoire. L’idée aussi : la démarche initiale de la « philosophie », c’est pour l’âme de redécouvrir sa valeur qu’elle avait oubliée, s’étant laissé séduire par la variété des choses extérieures. Retrouver son unité, rentrer en elle-même, reprendre conscience de son âme, nous retrouvons toujours la même idée. Il faut d’abord que l’âme « se connaisse » elle-même, qu’elle comprenne son prix, puis il faut qu’elle se retire dans la solitude (idiazousa), loin de ce qui peut la distraire d’elle-même; alors elle retrouvera son unité, elle fera la découverte de son âme, de sa vie personnelle (to idion).
Nous sommes bien là devant un thème central du néo-platonisme, devant sa démarche initiale. L’idée ainsi exprimée se retrouve partout, chez Plotin, comme chez Grégoire de Nysse et chez saint Augustin : « Reviens en toi-même et regarde, écrit le premier... Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification (grego), sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même? Tu es alors devenu une vision. Fixe ton regard (atenisas) et vois. Car c’est le seul œil (monos o ophtalmos) qui voit la grande beauté » (Enn. I, 6, 9). Et Plotin développe cette idée avec les comparaisons de la statue qu’il faut gratter, de l’œil qui doit devenir lumineux pour contempler la lumière. Tout ceci se retrouve chez Grégoire. Nous avons rencontré déjà l’unification de l’âme, l’œil unique, le regard fixé (atenisas). L’image de la statue se retrouve textuellement (XLIV, 544 A-C). Et aussi l’œil transformé en lumière (XLIV, 833 D) qui fixe (atenizei) la Beauté, s’il est purifié de la chassie (leme) (Enn. I, 6, 9; XLVI, 360 C) du vice.
Nous retrouvons le même thème chez saint Augustin : « Lorsqu’il est prescrit (à l’âme) de se connaître elle-même (ut seipsam cognoscat), cela ne signifie pas qu’elle doit partir à sa recherche, comme si elle était séparée d’elle-même, mais qu’elle doit retrancher ce qui s’est ajouté à elle. Elle est elle-même intérieure non seulement aux choses sensibles, mais aussi aux images des choses » (De Trin., X, 8, 11). Nous retrouvons ici l’expression de Grégoire, « la connaissance de soi », conçue comme un retour à soi par élimination des choses étrangères. C’est là l’essence de la purification (katharsis) néo-platonicienne qui est restitution à l’âme de sa pure essence spirituelle : « Déposer ce qui est étranger, écrit Grégoire, c’est pour l’âme revenir à son état naturel » (XLVI, 372 C).
Il y a même plus : nous avons dit plus haut que l’unification de l’âme (monoeides) était la condition pour qu’elle pût connaître Dieu qui est Un. De manière plus générale, le retour de l’âme à elle-même, qui est à la fois purification, unification, est pour le néo-platonisme le moyen de connaître Dieu : « Que l’âme connaisse Dieu, non par une conclusion des choses extérieures, ni par une déduction à partir des attributs, mais par un retour à son propre intérieur, par une entrée en elle-même qui signifie en même temps une séparation de toute extériorité, c’est un motif fondamental commun au néo-platonisme et à l’augustinisme. La véritable connaissance de soi et la véritable connaissance de Dieu sont si intimement liées que l’âme, si elle est purifiée de tout ce qui n’est pas elle, connaît du même coup en soi et par soi Dieu h »
C’est bien, en effet, ce que nous montrent les textes. Plotin écrit : « Dieu n’est extérieur à personne, mais il est uni même à ceux qui l’ignorent; car ils s’enfuient eux-mêmes loin de lui, ou plutôt loin d’eux-mêmes » (Enn. VI, 9, 7). De même saint Augustin : « Ils s’efforcent d’aller vers l’extérieur et ils abandonnent leur intérieur, à l’intérieur duquel se trouve Dieu » (De Trinit., VIII, 7, 11). Même pensée chez Grégoire : « Celui qui a purifié son âme de tout mal, la beauté essentielle lui devient visible » (XLVI, 368 D). « Si l’âme revient à elle-même (epanelthousa), si elle se connaît dans sa vraie nature, elle contemple alors le modèle dans sa propre beauté, comme dans un miroir et une image » (XLVI, 89 C). C’est un même mouvement qui traverse tous ces textes : connaissance de soi par purification de tout ce qui est extérieur et connaissance de Dieu en soi.
Mais, cette identité elle-même, si elle est réelle, pose un grave problème : « Comment la purification de tout ce qui est étranger conduit-elle à la connaissance de Dieu? écrit E. von Ivanka. La réponse à cette question est facile pour le néoplatonicien. Si l’âme est divine par sa nature simple et indivisible , il est sûr que dès que ce qui est étranger est éloigné d’elle, elle peut connaître Dieu en elle-même. Dieu et l’âme unifiée sont une seule chose... Mais pour le chrétien, la doctrine de l’identité entre l’âme et Dieu est irrecevable » (Art. cit., p. 523). Telle est la question que nous aurons à nous poser. Elle concerne le problème précis de la connaissance de Dieu par retour de l’âme à elle-même. Nous nous demanderons si cette connaissance est la même dans le néo-platonisme et chez Grégoire de Nysse.
Mais dès maintenant, remettant à plus tard la connaissance de Dieu dans l’âme purifiée, nous avons à nous demander ce qu’est la connaissance que l’âme purifiée a d’elle-même. Nous avons relevé tous les traits néo-platoniciens des textes de Grégoire sur ce sujet. Nous ont-ils donné leur sens le plus profond ? Si nous les reprenons, nous constatons que nombre d’expressions éveillent en nous d’autres résonances. Et d’abord l’éloge de la vie solitaire avec toutes les expressions qui la décrivent (grego) éveillent, irrésistiblement dans notre esprit le monde chrétien historique dans lequel vivait Grégoire et qui est celui de l’essor du monachisme. « Erémitisme », « anachorète », « moine », ce sont des mots qui ont un sens très précis et qui nous établissent en plein monde chrétien.
Ce monde, Grégoire ne l’a pas connu seulement par ouï-dire, il y a été intimement mêlé. Son frère Basile est le grand législateur de la vie « cénobitique », vers laquelle l’ancien « érémitisme » s’oriente de plus en plus à cette époque. Grégoire lui-même a mené cette vie. Quand il nous parle de Moïse se retirant « loin de l’agitation des villes » (grego), c’est à Césarée qu’il pense et à la vie « agitée » de ses années de jeunesse. Et le désert qu’il nous décrit — et qui est situé aux extrémités (eschatias) du monde, c’est cette solitude d’Annesi, dans les sauvages montagnes des bords de l’Iris où il alla rejoindre son frère Basile. Et c’est là qu’il vécut de longues années, dans la contemplation (theoria) des choses cachées.
Cette solitude a permis à Grégoire de rentrer en lui-même, de découvrir son âme. Mais ici encore nous avons à nous poser la même question : « L’homme intérieur » pour lui, est-ce le noûs plotinien? Nous avons vu tout à l’heure un passage où il nous disait que le propre de l’homme, c’est le logos. Nous nous arrêterions à cette parole que notre hésitation serait entière. Mais Grégoire continue : « De peur que des malheurs ne t’arrivent, veille sur toi, dit l’Écriture. Connais combien tu as été honoré par le Créateur, au-dessus du reste de la création. Le ciel n’a pas été fait image de Dieu (eikon tou theou), ni la lune , ni le soleil, ni les astres. Seul tu es une imitation (apeikonisma) de l’Être supérieur à toute pensée, une similitude de la Beauté incorruptible, une empreinte de la véritable Lumière. En regardant vers elle tu deviens ce qu’elle est, car son éclat brille en toi, reflété par ta pureté (katharotetas) » (XLIV, 805, C-D).
Deux choses sont remarquables dans ce passage. La première est que l’homme intérieur, c’est l’image de Dieu, eikon tou theou. Ici nous avons une expression qui n’est pas plotinienne en ce sens. Nous verrons ce qu’est cette image de Dieu. Nous constaterons qu’elle est l’élément divin (theoeides) de l’âme, c’est-à-dire la grâce sanctifiante. Ce que l’homme découvre donc en lui, ce n’est pas seulement sa nature intellectuelle, son logos, c’est sa vie spirituelle, le pneuma divin. Et de plus — c’est la seconde remarque que nous avons à faire — ce pneuma, il ne le découvre pas comme quelque chose qu’il possède de son propre fond, mais comme une réalité qui lui est communiquée, qui se « reflète » en lui, s’il se tourne vers elle, c’est-à-dire comme une « grâce » au sens plein du mot.
Nous entrevoyons alors, ce que la suite de notre étude nous fera approfondir, que l’intériorité de Grégoire n’est pas celle du néo-platonisme. Ce qu’il trouve en rentrant en lui-même, c’est la communication que Dieu lui fait de sa vie surnaturelle. Et ainsi l’aspect d’intériorité, l’immanence de la vie spirituelle rejoint l’aspect sacramentel, la transcendance. L’intériorité chrétienne, c’est l’approfondissement de la grâce baptismale et non la prise de conscience de l’esprit par lui-même. Mais ce qui est remarquable c’est que cette expérience originale, Grégoire l’exprime dans les termes du néoplatonisme. Celui-ci lui fournit une structure qui va lui permettre d’exprimer une expérience d’essence différente, au prix d’ailleurs de certaines modifications. Nous retrouverons ce problème à des plans successifs d’approfondissement spirituel. Il se posera surtout quand nous aborderons le problème mystique qui est précisément celui de la connaissance que l’âme purifiée a de Dieu en elle. Mais il nous faut d’abord parcourir les premières étapes, celle de la purification (katharsis) et du détachement du monde (kataphronesis).