La nature du monde apparut aux Aryens védiques comme un perpétuel sacrifice. Ils furent frappés d’étonnement en observant l’étrange destinée qui oblige toute chose vivante à dévorer d’autres choses vivantes pour survivre. La transformation de la vie détruite en vie nouvelle semble être la caractéristique même de l’existence . « Vivre c’est dévorer la vie. » Toute existence peut donc être ramenée au dualisme fondamental de deux fonctions, le Dévoré (Anna) et le Dévorant (Annada). Tout être vivant est le mangeur d’autres êtres et est lui-même nourriture pour d’autres êtres. Vivre consiste essentiellement à manger et à être mangé.
Celui qui mange et celui qui est mangé ne sont que des êtres temporaires accomplissant une fonction. L’action de dévorer prise en soi est la seule entité permanente, la nature de la Création et du Créateur. Cette fonction est particulièrement apparente dans un des éléments qui grandit aussitôt qu’il est nourri et meurt dès qu’il est sans nourriture : le feu. La nature du feu représente donc bien la nature de l’existence dont il apparaît comme l’origine et [108] le symbole. A chaque instant des formes innombrables de feu dévorent quelque forme de vie, de combustible. Le soleil ne brille qu’en dévorant sa propre substance. Tous les aspects de la combustion, de la digestion sont des formes de feu. La relation de la nourriture et de celui qui la mange, du feu et de l’oblation (Soma) est la forme visible du seul Dieu , qui crée, soutient et détruit l’Univers. Le « Dieu » de la Taittiriya Upanishad (III, 10, 6) proclame : « Je suis la nourriture, je suis la nourriture, je suis la nourriture! et je suis le mangeur, le mangeur, le mangeur... né avant toutes choses. »
« Cet univers entier n’est que nourriture et mangeur. » (Brihadaranyaka Upanishad , 1, 4, 6.) « Tout cet univers, conscient et inconscient, est fait de feu (Agni ) et d’oblation (Soma). » (Mahabharata , Shanti parva, 338, 52.)
Agni, le feu, est tout ce qui brûle, dévore ou digère : le soleil, la chaleur, l’estomac, le désir, le plaisir. Soma, l’oblation, est tout ce qui est sacrifié, dévoré ou consumé, le combustible, le froid, la lune , la nourriture, le sperme, le vin, l’huile-sacrificielle. Agni est le souffle chaud qu’exhale la bouche de la Personne-indestructible, l’Akshara-purusha qui incarne la loi permanente du monde; Soma est l’air froid qu’il inspire. Agni est la vie, Soma l’activité. Le feu est celui qui jouit, Soma ce dont il jouit. Le feu est rouge, Soma, couleur de nuit. « L’Igné est rouge or, l’Offrande d’un bleu sombre. » (Chandogya -Upanishad, 6, 4.)
Le feu avait été capté et domestiqué. Des hommes légendaires, fameux pour leur sagesse et leur habileté, avaient su capter cette divinité et la maintenir vivante en la nourrissant avec soin. Ce Dieu autrefois terrible était maintenant devenu bienveillant et demeurait au centre de la maison. Il fallait pour le maintenir une attention et des soins constants. Il fallait le rendre propice par des offrandes. On pouvait aisément observer ce qui lui était agréable ou lui [109] déplaisait. Dans la demeure patriarcale des Nobles (Arya) on pouvait constamment entendre l’invocation : « Viens! Agnil O Dieu! Accepte cette oblation. » (Rig Veda , 7, 11, 5.) Si le Dieu-feu était négligé et mourait, de grands problèmes se posaient à des tribus vivant très dispersées dans le cadre hostile de forêts primitives.
Ce Dieu puissant devint le support du progrès humain, la force par laquelle l’homme put améliorer sa condition et dominer les forces de la Nature. C’est pourquoi Agni est celui-qui-donne-la-richesse (Dravinodas). (Brihad-devata, 3, 65.)
C’est à travers le feu que l’homme put communiquer avec des états d’être supérieurs, avec les dieux et les sphères célestes . Grâce au feu, il put participer à la vie cosmique, coopérer avec les dieux qu’il put nourrir par sa bouche. « Agni est la bouche des dieux, c’est par cette bouche qu’ils respirent. » (Kapisthala-Katha-samhita, 31, 20 et Shatapatha-brahmana, 3, 7.)
« Agni, la bouche des dieux, tient le premier rang parmi eux. » (Aitareya Brâhmana, 1, 9, 2.)
« En vérité les dieux ne mangent ni ne boivent, mais ils sont satisfaits par la vue des offrandes. » (Shatapatha Brahmana, 9e Khanda; Chandogya Upanishad, 3. 8. 3.) C’est seulement à travers le feu qu’il est possible de les atteindre, c’est pourquoi « Agni doit être vénéré avant les autres dieux ». (Taittiriya Brahmana, 3, 7, 1.) Il apparaît comme le plus ancien et le plus sacré des objets d’adoration.
La contrepartie d’Agni, du principe igné, dévorant, est Soma, la douce chose dévorée. Tout l’Univers n’est que nourriture. La Nourriture est la substance de tout. « La Nourriture est le principe universel, car en vérité les êtres sont faits de nourriture, une fois nés ils vivent de nourriture et lorsqu’ils sont morts ils deviennent eux-mêmes nourriture. » (Taittiriya Upanishad, 3, 2.)
« La Nourriture est la forme du Soi car l’être n’est que [110] nourriture. L’Écriture dit que lorsqu’un homme ne mange pas il ne pense plus, n’entend plus, n’a plus de toucher, ne voit plus, ne peut ni parler, ni sentir, ni goûter. Ses énergies vitales l’abandonnent [Cf. Chandogya Upanishad, 7, 9, 1]. Mais il est dit [Cf. Taittiriya Upanishad, 2, 3] que s’il mange, il devient plein de vie. Il peut penser, entendre, toucher. Il peut parler, goûter, sentir et voir. C’est pourquoi :
Toutes les créatures sont faites de nourriture,Tout ce qui est sur TerreVit de nourriture et devient, à sa fin, nourriture [Taittiriya Upanishad, 2, 2, 1].
Tous les êtres en ce monde, jour après jour, s’agitent en quête de nourriture. Le soleil aspire par ses rayons sa nourriture et rend de la chaleur. Le feu bien nourri, brûle. Ce monde fut façonné par la faim de l’Immensité. C’est pourquoi nous devons vénérer la nourriture comme l’âme de l’Univers. L’Écriture dit [Taittiriya Upanishad, 2, 2, 1] :
Toutes choses sont nées de nourriture.Nées, elles croissent par la nourriture.Tout est mangé et mange. Donc tout est nourriture.(Maitri Upanishad , 6, 11-12.)
Il n’est pas possible de dire si le mangé est plus important que le mangeur, le combustible plus important que le feu, la chose plus importante que l’acte. Il ne peut exister de sacrifice sans victime. Le feu et l’oblation sont nécessaires l’un à l’autre. Tous deux reposent sur une base commune et sont les deux aspects d’une divinité qui est le Sacrifice.
La nourriture du feu sacré est le Soma , l’Oblation-rituelle. Toute substance jetée dans le feu sacré est une forme de Soma bien que ce nom soit plus particulièrement [111] donné à la liqueur sacramentelle avec laquelle les flammes sont ravivées. C’est l’« Eau de Vie », l’ambroisie qui stimule le feu et enivre ses prêtres. Sous cet effet, l’homme aperçoit des mondes mystérieux, entre dans un état de frénésie magique et accomplit des actes au-delà de sa force. Celui qui boit cette ambroisie participe au divin. C’est pourquoi la plante de Soma est la reine des plantes. La manière de préparer le Soma est un rite et tous les instruments employés dans sa fabrication sont sacrés.
Le Soma rituel qui fut employé dans les sacrifices védiques était préparé avec la feuille d’une plante que l’on croit être le Sarcastemma viminale ou l’Asclepias acida. Elle fut peut-être aussi à certaines époques, le chanvre indien. Les feuilles étaient écrasées entre deux pierres (adri) par des prêtres. Le liquide était ensuite filtré, mélangé de beurre clarifié et fermenté.
Le Soma s’identifie à l’élixir d’immortalité, l’amrita, la boisson des dieux, produite la première fois, lors du baratte-ment de la mer. Le Soma est aussi le sperme, essence de vie. « Tout ce qui est humide, il le créa avec du sperme qui est la source. » (Brihadaranyaka Upanishad, 1, 4, 6.) La semence humaine reste l’une des formes importantes de Soma. Il existe des références à des sacrifices de sperme comme une alternative aux sacrifices humains.
Le Soma est personnifié en un dieu, l’un des plus importants des Véda-s. Les cent quatorze hymnes du neuvième livre du Rig Veda sont tous adressés à Soma. Il existe six autres hymnes à la gloire du Soma dans les différents livres du Rig Veda. Le Sama Veda est entièrement dédié à Soma, représenté comme un dieu tout-puissant, guérissant tous les maux, distribuant les richesses, régnant sur tous les autres dieux et parfois même identifié à l’Être suprême.
Comme Agni, Soma est représenté sous l’aspect d’un sage de la caste des prêtres dont la vue est de bon augure [112] pour les dieux comme pour les hommes. Il est le fils du Ciel et fut gardé dans un château de bronze. Le musicien céleste (gandharva [ou Centaure]) et l’archer (krishanu), qui fait décroître la lune [la lune est une coupe de Soma] étaient ses gardiens. Soma fut apporté sur terre par un grand épervier ou par la foudre. Dans les Brahmana-s, l’hymne-au-Soleil, ou Triple-chant (gayatri) se saisit du breuvage qui donne l’immortalité. Le symbolisme du nombre trois joue un rôle important dans les descriptions de Soma.
« La nature d’Agni est de se répandre, celle de Soma de se contracter et de disparaître. Mais lorsqu’une chose s’est distendue jusqu’à son maximum il faut qu’elle se contracte à nouveau. C’est ainsi que le feu devient Soma à chaque changement de plan et que le Soma jeté dans le feu devient feu lui-même. Les fonctions de dévoreur et de dévoré sont des états successifs de toutes choses. Cette alternance d’Agni et de Soma fait naître la division des sphères considérées tour à tour comme ignées ou oblationnelles. Telles sont les sphères de la Terre et du Soleil et de tous les corps célestes en lesquels s’accomplit un perpétuel rite de sacrifice. » (Giridhara Sharma Caturvedi, Kalyana, Veda-anka.)