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Flambée et Agonie. Mystiques du XVIIe siècle allemand

Gorceix (FA:244-249) – Angelus Silesius: querubismo e serafismo

Le diptyque : cherubisme et seraphisme

quarta-feira 21 de setembro de 2022, por Cardoso de Castro

      

GORCEIX  , Bernard. Flambée et Agonie. Mystiques du XVIIe siècle allemand. Paris: Ed. Présence

      

Si la critique schefflérienne a buté sur ces questions fondamentales de la conversion, de la date de rédaction, des sources, et si elle n’a pu, dans ce domaine, apporter de réponses définitives, elle nous paraît dans un second temps avoir commis une erreur compréhensible certes, mais également lourde de conséquences. Elle s’est en effet surtout consacrée à l’étude d’une œuvre, le Pèlerin chérubique qu’elle a disséquée, exaltée, interprétée, oubliant totalement les deux autres grands écrits, la Sainte joie ou églogues spirituelles, et la Description sensible   des quatre choses dernières. Si elle ne les omet pas tout à fait, elle se contente de les citer, à la rigueur de les résumer. Avec les années même, le mépris va croissant. Tout se passe comme si, dans le cas d’Hölderlin  , l’on évitait Hyperion ou La mort d’Empédocle  , pour ne se consacrer qu’aux poèmes, jugés seuls dignes d’intérêt. Certes, et de loin, les distiques forment la partie de l’œuvre la plus profonde et la plus durable. La spiritualité qu’ils illustrent peut être comprise encore, et admise par un lecteur moderne qui n’a pas encore sacrifié la spiritualité aux échos de la sociologie. Les points de doctrine cèdent en effet, dans les premiers livres du moins, devant une interrogation et une inquiétude qui négligent le fatras théologique. La théologie n’encombre pas la métaphysique, la sacristie le chœur. Si le moderne doit encore participer de la religion, c’est à une religion semblable, dépouillée de verroterie, qu’il adhérera encore. Entre le Moyen Age et les Lumières, le Pèlerin est, avec Jean de la Croix   et Pascal  , un de ces grands et rares témoignages qui haussent la vie de la foi au rang des universaux. La Sainte joie... et la Description au contraire — un ensemble relativement important au point de vue volume  , presque le double du Pèlerin, dans l’édition Held, 449 pages pour 264 — peuvent rebuter et ont rebuté. Le premier recueil traite d’un sujet qui a passé de mode : les amours de l’âme et de Jésus, illustrées dans une série de tableaux où le Christ   apparaît sous cinq   aspects successifs : le fiancé, aimé de l’âme appelée Psyché, l’enfant de la crèche, le crucifié, le ressuscité en gloire, le Christ de l’Eucharistie. L’auteur suit un plan familier aux recueils de cantiques, notamment ceux du prédicateur munichois Johann Khuen. Les trois premiers livres — Georg Ellinger parle d’ « épopée lyrique » — illustrent les différents rapports religieux en suivant l’année liturgique, de l’avent à Pâques, puis à l’ascension. Les deux autres consolident la construction déjà achevée, n’apportant que des détails complémentaires, et des ornements en surcharge : l’édifice boîte. Le second texte, plus encore date. Les quatre parties ont pour titre : la mort, le jugement dernier, les supplices éternels des damnés, et enfin, les joies éternelles des bienheureux. Les anathèmes des critiques ont été terribles : après les délices métaphysiques du Pèlerin, rangés aux côtés des « phrases les plus profondes des Evangiles... des enseignements les plus hardis des Upanishads   et des derniers mystères du Nirvana   bouddhique » (!), les 309 huitains ïambiques à 4 accents paraissent le fruit des pires « folies du siècle de l’inquisition et de la persécution des sorcières ». Certains y ont vu le « terrible spectre de la démence religieuse ». Les critiques modernes les plus sérieux, d’autant qu’ils ont à peine ou mal lu la Description..., nagent dans les mêmes eaux, Richard Newald mis à part.

La réduction d’une œuvre aux textes qui éveillent dans ses lecteurs ou dans ses critiques des échos féconds est dangereuse, malhonnête à la limite. Cela l’est plus encore lorsque l’auteur — et c’est justement le cas pour Johannes Scheffler — a attaché aux textes jugés secondaires une importance pour le moins aussi grande qu’aux écrits jugés géniaux. Certes, l’on a pu prétendre que la conversion au catholicisme militant et l’abandon des thèmes du Pèlerin, l’orientation vers un nouveau langage mystique ont ravalé d’un coup au rang de la banalité la pensée extraordinairement subtile du spirituel protestant devenu catholique. Ce jugement, trop facile et très vite formulé, est de plus inexact : pour peu que l’on admette une forme et des moyens littéraires très éloignés de nous, mais tout à fait propre au XVIIe siècle, les deux œuvres, sans la richesse et la beauté des distiques, n’en méritent pas moins le plus grand intérêt, et sont de plus fort lisibles. Et surtout : elles sont fondamentales pour la compréhension de la mystique d’Angelus Silesius  , dont elles complètent une image tout compte fait très monolithique. La mystique, qu’il dit « chérubique », en reprenant une distinction de Bonaventure  , n’est en effet pour notre auteur qu’un pan, qu’un premier pan, qu’une manière, une première manière d’approcher Dieu  . « Intellectuelle », reposant sur une contemplation qui s’enracine dans la spéculation, elle se différencie clairement d’une seconde forme, à laquelle il donne le nom : séraphique, et qu’il nous présente justement dans la Sainte joie. Celle-ci est tout amour, tout sentiment, tout abandon. L’avertissement au lecteur de la deuxième édition du Pèlerin nous montre nettement qu’il attribue rigoureusement la même place à l’une et à l’autre dans l’itinéraire mystique. Par les aphorismes spirituels et les sentences rimées, ce qu’il veut, c’est « servir de compagnon, afin de guider et d’élever... une fois de plus les yeux de l’âme jusqu’à la contemplation divine ». Par la Sainte joie au contraire, il veut « enflammer le cœur d’un bienheureux désir d’amour divin », et par la Description, « inciter même à aimer Dieu avec ferveur ». L’œuvre ne se divise pas, comme la critique le dit trop souvent, entre un texte réussi et deux appendices médiocres, qui, sacrifiant au goût du temps, répercuteraient les pires superstitions. Elle se compose de deux parties d’égale importance, nées d’un vaste projet, spirituel et littéraire, dont l’idée remonte sans aucun doute très loin dans la vie de l’auteur : figurer l’itinéraire spirituel et contemplatif de deux manières, sous deux aspects, selon deux styles, le chérubique, le séraphique, connaissance et amour, spéculation et passion, déité et Christ, sage et amant. Même si la seconde forme nous paraissait étrangère, l’intérêt que lui manifesta . l’époque, l’influence très grande qu’elle eut sur le XVIIe siècle finissant et le début du siècle suivant, sur le mouvement piétiste, et par lui sur toute la spiritualité allemande, rendrait impossible qu’on la déconsidérât comme on l’a fait.

La cause de ce regrettable déplacement des accents, d’où naît une appréciation tronquée de la spiritualité schefflérienne, doit être recherchée dans l’oubli des différences entre les deux pans du diptyque, le pan chérubique et le pan séraphique, aussi bien pour ce qui est du discours que de l’interlocuteur. Johannes Scheffler, d’un coup, n’a pas perdu son génie ni sombré dans la banalité. Au contraire, il fait preuve d’un grand talent, celui de savoir changer de méthode en même temps que de lecteurs. La Sainte joie en effet ne s’adresse plus, comme le Pèlerin, à un cercle de spirituels instruits et cultivés, mais à une communauté religieuse populaire. Il s’agit d’un recueil de cantiques dont les mélodies sont malheureusement absentes dans les éditions modernes. La métaphysique ne s’estompe pas derrière la christologie, parce que le Silésien aurait renoncé à l’une pour ne plus s’attacher qu’à l’autre, mais parce que le spirituel bientôt catholique a voulu apporter sa contribution à l’histoire du cantique allemand. Celui-ci avait surtout séduit les âmes du temps, quand il parlait du Christ (le XVIe siècle luthérien préférait parler de Dieu) : comme Friedrich Spee, Johannes Scheffler s’appuie pour ce faire sur une double tradition   fortement représentée, la pastorale et la contrefacture, parodie des chants d’amour profanes illustrée tout particulièrement par un livre fort célèbre à l’époque, le Jardinet de Vénus, le Venusgärtlein de 1656. Quant à la Description sensible des quatre choses dernières, elle est un livre écrit pour le peuple, dans la tradition fort appréciée encore du Volksbuch, destiné à accompagner le sermon, tel qu’il se pratiquait dans les paroisses populaires. La description des horreurs de l’enfer et des joies du paradis, pour attirer les âmes simples dans lè giron de l’Eglise, perd de son côté scandaleux, pour peu que l’on pense aux dragonnades. L’évocation schefflérienne reprend les représentations eschatologiques encore fort présentes dans les consciences au siècle de l’âge des lumières. Notre auteur n’en rajoute pas : le Theatrum diabolorum d’Aegidius Albertinus au début du siècle baroque, les textes parallèles des modèles jésuites que cite Hans Ludwig Held, les recueils de cantiques de Leisentritt et de Corner notamment, de 1575 et de 1631, se complaisent eux aussi à l’évocation des corps pourris qui se recomposent au jugement dernier, ou de la soif des damnés, même s’il est vrai que notre auteur prend un véritable plaisir d’écrivain à l’invention de certains tableaux, totalement anodins bien sûr par rapport à Bosch ou à Sade. L’ensemble est conçu comme une fresque, qui sait habilement graduer, puis forcer les oppositions, pour mieux attirer le spectateur : 72 strophes seulement pour l’enfer, 157 pour le ciel. La délicatesse et la discrétion auxquelles nous avait habitués le Pèlerin, et que l’auteur partage encore, dix-huit ans après les distiques, malgré les acharnements de la période polémique intermédiaire, apparaissent dans l’évocation de la Jérusalem céleste   : les thèmes du récit utopique (demeures somptueuses, jardins, fleurs et fruits, bestiaires, printemps et automne éternels, beauté des corps, et vie oisive) complètent les descriptions du vingt-et-unième chapitre de l’Apocalypse. L’ensemble culmine en deux tableaux : l’un immobile (les élus groupés autour du trône de Jésus), l’autre en mouvement (un banquet   pour la célébration des noces célestes  ). Les allusions politiques à peine voilées confirment le ton propagandiste : la disparition des hiérarchies et des classes sociales est loin d’être effective, malgré l’influence du thème égalitaire évangélique et de ce que l’on a trop vite appelé le « communisme » utopique. Dans la Jérusalem céleste, les princes, les nobles sont certes d’une vertueuse mansuétude, ils n’en sont pas moins là, revêtus de somptueux uniformes. Dans le cortège du banquet, ils suivent les anges et les archanges, porteurs de couronnes d’or, en signe que « Dieu en eux d’habitude   repose et habite » et que l’on peut être riche et circoncis (!).

Un sermon populaire en vers, qui débouche même en pratique de l’instruction civique, aurait pu ravaler le thème mystique. Il est d’autant plus surprenant que, dans cette Description sensible des quatre choses dernières, l’union soit considérée non seulement comme un, mais comme l’apanage essentiel de notre état de gloire. Les élus ne vivent pas seulement dans une félicité   faite de louange et de luxe, ils participent également à un banquet, appelé « banquet de noces ». Dans le dernier morceau de la quatrième partie, et avant l’épilogue classique — « Pèlerin, si tu veux parvenir en cette cité, pratique les vertus » —, l’auteur développe l’équation contemplative : « La félicité c’est l’unio ». Les élus goûtent tout d’abord une ivresse due à un vin jailli de la fontaine du saint Esprit  . Cette ivresse les conduit sur le lit éternel, qui est aussi le sein du Père   céleste. Ils nagent alors dans des voluptés éternelles, comme les poissons dans l’océan, et ravis, engloutis, arrachés, attirés,

Ils deviennent alors un Dieu en Dieu,
Une essence, une volupté.
L’ineffable enfin est réalité.

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