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Lavelle: La présence totale - Introduction

quarta-feira 23 de março de 2022, por Cardoso de Castro

  

INTRODUCTION

Le petit livre qu’on va lire exprime un acte de confiance dans la pensée et dans la vie. Pourtant, dans les époques troublées, la plupart des hommes ne se laissent ébranler que par une philosophie qui justifie leur gémissement devant le présent, leur anxiété devant l’avenir, leur révolte devant une destinée qu’ils sont obligés de subir, sans être capables de la dominer. La conscience cherche une amère jouissance dans ces états violents et douloureux où l’amour-propre est à vif et qui, par la secousse même qu’ils impriment au corps et à l’imagination, nous donnent enfin l’illusion d’avoir pénétré jusqu’à la racine même du réel. Ce n’est qu’en apparence que l’on aspire, à s’en délivrer ; on redouterait plutôt qu’ils ne fussent jamais assez aigus, comme un poinçon dont le mouvement s’arrêterait court.
Alors la conscience se jette dans la solitude, afin de mieux se sentir livrée au malheur de l’abandon ; elle s’oblige elle-même à descendre dans cet abîme de misère où le néant l’environne, où aucune voix ne lui répond, où les forces de la nature semblent coaliser contre elle leur indifférence et leur brutalité. On veut qu’il y ait une sorte d’impuissance, de désespoir et de malédiction qui soient inséparables de la réflexion. Pour l’en affranchir, on ne peut lui demander que de se renoncer elle-même, d’écouter la voix du groupe, de devenir la servante de l’instinct de domination, et de collaborer à une tâche temporelle qui, en lui permettant de se dépasser, lui fait oublier le souci de sa vocation éternelle.

Est-il vrai que la conscience n’ait le choix qu’entre le malheur lucide de son existence séparée, et cette aveugle abdication par laquelle elle emprunte à la discipline de l’action l’élan qu’elle ne trouve plus en elle ? Nous voudrions montrer que le propre de la pensée n’est pas, comme on le croit, de nous séparer du monde, mais de nous y établir, qu’au lieu de nous resserrer sur nous-même, elle nous découvre l’immensité du réel dont nous ne sommes qu’une parcelle, mais qui est soutenue et non point écrasée par le Tout où elle est appelée à vivre. En elle et dans le Tout, c’est le même être qui est présent, sous une forme tantôt participée et tantôt participante ; c’est la même lumière qui nous découvre tantôt sa face éclairante et tantôt sa face éclairée ; c’est le même acte qui s’exerce tantôt en nous, tantôt sans nous, et qui nous rend comptable et responsable à chaque instant de notre propre existence, en même temps que de celle du Tout.

C’est, il nous semble, une sorte de postulat commun à la plupart des esprits que notre vie s’écoule au milieu des apparences et que nous ne saurons jamais rien de l’Être lui-même : ainsi, comment cette vie n’aurait-elle pas à nos yeux un caractère de frivolité ? Elle fait de nous les spectateurs d’un monde illusoire qui ne cesse de se former et de se dissoudre devant notre regard et derrière lequel nous soupçonnons un autre monde, le seul qui soit réel, mais avec lequel nous n’avons point de contact. Dès lors, il est naturel que la conscience, selon son degré de profondeur, se contente du scepticisme ou se laisse envahir par la détresse. La vie ne peut reprendre confiance en elle-même, elle ne peut acquérir la gravité, la force et la joie, que si elle est capable de s’inscrire dans un absolu qui ne lui manquera jamais parce qu’il lui est tout entier présent et dans lequel elle s’ouvre une perspective, elle trace un sillon, qui sont la marque et la mesure de ses mérites. Elle ne perd pas cette angoisse d’exister, qui est inséparable d’une existence que chacune, de nos actions doit nous donner à nous-même : mais cette angoisse n’exprime rien de plus que la tension suprême de son espérance.

Nous pensons donc que c’est dans une ontologie, ou, plus radicalement encore, dans une expérience de l’Être, que la pensée la plus timide et l’action la plus humble puisent leur origine, leur possibilité et leur valeur. Mais nous connaissons bien toutes les défiances auxquelles l’idée d’une primauté de l’Etre, par rapport à tous ses modes, ne manquera point de se heurter : car d’abord, on regarde presque toujours l’Être comme statique, achevé et tout fait, comme un objet pur que le moi pourrait peut-être constater, mais non point modifier, ni entamer. Cependant, si la loi de participation nous oblige, au contraire, à nous insérer nous-même dans l’Etre par une opération toujours limitée et imparfaite, qui fait apparaître, sous la forme d’un objet actuel ou possible, justement ce qui lui répond, mais ce qui la surpasse, c’est que l’Être total ne peut lui-même être défini que comme un sujet pur, un Soi universel, un acte oui ne trouve en lui, ni hors de lui, la limitation d’un état ni celle d’un objet. Loin d’être la mort de la conscience, il en est la vie indivisiblement transcendante et immanente. Aussi n’y a-t-il que Dieu qui ait jamais pu dire : « Je suis celui qui est, »

On demandera encore de quel droit un tel acte peut être posé, alors que l’expérience ne nous livre rien de plus, en nous, qu’un monde d’états, hors de nous, qu’un monde d’objets. Mais c’est là donner un sens trop étroit au mot « expérience ». La conscience est toujours conscience de la conscience : elle saisit l’acte dans son exercice même, non point isolé sans doute, mais toujours lié à des états naissants et à des objets apparaissants. Elle est toujours située au point même où se produit la participation, c’est-à-dire au point où, par une double démarche de consentement et de refus, unis à Dieu et pourtant séparés de lui, nous nous donnons à nous-mêmes notre être propre et le spectacle du monde.

Dira-t-on que c’est par une extrapolation illégitime que nous dépassons la correspondance actuelle de telle opération et de telle donnée, que rien ne nous autorise à poser un acte parfait qui résorbe en lui toutes les données, et que cet acte premier ne peut être rien de plus, à l’égard de notre propre conscience, qu’un acte de foi ? Mais nous sommes ici au delà de toutes les oppositions que l’on peut établir entre l’expérience, la raison et la foi, au foyer même d’où elles jaillissent. C’est en lui que la conscience se constitue en découvrant à la fois l’indivisibilité de l’acte qui la fait être et l’extériorité de toutes les données qui n’ont point de subsistance par soi et supposent toujours une relation avec un acte limité et empêché ; en créant elle-même un trait d’union entre ces deux’ infinités de la source où elle s’alimente et de l’objet vers lequel elle tend ; en: rendant possible et en réalisant la communion de tous les êtres particuliers dans l’unité du même univers, et la solidarité de tous les phénomènes dans l’unité de la même pensée; en retrouvant la présence actuelle et inévitable de la totalité de l’être en chaque instant et en chaque point. Et l’on conçoit volontiers que cet acte universel, dont nous parlons, mérite d’être nommé un acte de foi, s’il est vrai qu’il ne peut jamais devenir un pur objet de connaissance, qu’il dépasse toujours tout ce qui nous est donné, qu’il n’est jamais saisi que par notre volonté de consentir à coopérer avec lui, de telle sorte que, bien qu’il soit lui-même la condition de tout ce qui peut être posé, il ne peut être posé en nous et par nous qu’à proportion de notre propre puissance d’affirmation et qu’il mesure toujours l’élan, l’ardeur ou la défaillance de notre attention, de notre générosité et de notre amour.

Nous savons toutes les réserves et toutes les suspicions que fera naître l’effort pour porter d’emblée la conscience au niveau de l’Etre. Mais, sans la conscience, nous ne serions rien de plus qu’un objet, c’est-à-dire que nous existerions seulement pour un autre, et comme une apparence dans sa propre conscience. Toutefois, il ne faut pas non plus considérer notre conscience personnelle comme la simple spectatrice d’un monde auquel elle demeurerait étrangère. Elle seule nous révèle notre être véritable, et, du même coup, le dedans de l’être total, avec lequel elle est consubstantielle et dans lequel elle nous oblige à pénétrer et à engager notre destinée. L’attitude phénoméniste est à la fois un refus de l’être et un refus d’être. Mais, grâce à la conscience, chacun de nous s’identifiant nécessairement avec l’acte intérieur qu’il accomplit, découvre, en l’accomplissant, le plus profond et le plus beau de tous les mystères qui est « d’être créé créateur ». Nous nous sentons exposé par là à l’accusation de panthéisme, précisément parce que nous ne voulons jamais rompre entre la partie et le Tout et que la partie elle-même, au moment où elle croit fonder son indépendance, ne peut y réussir, selon nous, que par une union plus étroite" avec le Tout dans lequel elle puise à la fois l’existence qui la supporte et la lumière qui l’éclairé. Mais l’on cherchera où est aujourd’hui le danger le plus grave pour le salut de la personne, si c’est de la livrer à la séparation et à tous les délices de l’amour de soi et du jugement propre, ou de chercher à l’assujettir dans une réalité infinie dont elle ne se sépare point sano retomber au néant, qui l’appelle à la vie, à condition qu’elle écoute sa voix et qu’elle y réponde avec docilité, et dont l’inépuisable abondance suscite, comble et surpasse toujours en elle la puissance même de désirer. On se rassurera sur ce point en voyant Lachelier lui-même consoler Boutroux qui avait encouru dans sa thèse le même reproché : « Votre conclusion était sans doute panthéistique} mais il me semble qu’on a bien tort aujourd’hui d’être si scrupuleux sur cet article ; ce qui est à redouter, ce n’est pas le panthéisme, mais c’est, sous le nom de positivisme  , le pur phénoménisme qui ôte toute réalité à la nature, et à plus forte raison à Dieu, de telle sorte que, ce qui, de votre part, scandalise quelques-uns de vos juges, m’a, au contraire, édifié. » Et il ne craignait pas d’ajouter avec un beau et lucide courage : « Je continue à voir, comme Malebranche, toutes choses dans l’absolu, mais dans un absolu immanent et identique à la raison. » Pourtant il nous semble que nous devrions être à l’abri de tout soupçon de panthéisme et même que notre doctrine pourrait être regardée, en un certain sens, comme l’inverse de ce panthéisme objectif dans lequel, la loi du Tout régnant nécessairement dans les parties, les idées mêmes de Tout et de parties se trouvent abolies. Car, bien que les parties ne puissent exister sans le Tout ni hors du Tout, elles doivent recevoir elles-mêmes une certaine indépendance, si l’on veut qu’elles coopèrent avec lui et qu’elles tiennent de lui une existence et une puissance, qui pourtant leur est propre. Or, comment n’en serait-il pas ainsi lorsque l’être total est défini comme un acte sans limitation, ou, en d’autres termes, comme une liberté pure ? Toute création est pour lui une communication de son être même, c’est-à-dire qu’il ne peut créer que des libertés. Il ne peut appeler à l’être que des êtres qu’il appelle à se faire. Mais il ne leur manque lui-même jamais : et, bien que chacun d’eux paraisse à chaque instant sortir du néant, et prêt à y retomber, c’est dans le Tout qu’il s’établit, et le Tout ne cesse jamais de lui fournir. Ainsi, on comprend que chaque conscience se heurte en tout instant à sa propre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participation à la fécondité de l’action créatrice : et il n’y a pas de joie en elle qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et qu’elle a vaincues pour y parvenir.

On s’étonnera peut-être aussi qu’un acte éternel et omniprésent, auquel nous ne participons nous-mêmes que dans l’instant, puisse laisser la moindre place à notre existence temporelle hors de laquelle notre indépendance semble détruite. Mais l’instant est précisément la croisée du temps et de l’éternité ; c’est en lui que nous agissons, c’est en lui que le réel prend pour nous sa forme sensible, c’est en lui aussi que la mati  ère ne cesse de nous apparaître et de nous fuir. Mais toute action accomplie librement par nous dans l’instant est impérissable ; elle avait besoin de l’instrument et de l’obstacle du corps pour s’exercer et cesser à notre égard d’être une simple puissance ; mais elle se libère aussitôt du corps qui meurt dès qu’il a servi ; en se spiritualisant, elle s’engrange dans l’éternité. Ainsi, le temps nous est nécessaire pour nous permettre de constituer notre essence intemporelle.

Éprouvera-t-on enfin quelque inquiétude devant cette vue de l’univers qui nous découvre une sorte de compensation entre toutes les actions particulières ? Dira-t-on qu’en introduisant ainsi dans le monde un équilibre mobile semblable à celui du kaléidoscope, on le réduit à un pur mécanisme, par lequel un Dieu avare semble emprisonner par avance, dans un cercle infranchissable, sa propre puissance d’invention et celle de tous les étires qu’il a créés ? Tel n’est pas pourtant notre dessein. Sans doute nous n’éprouvons aucune complaisance pour ce rêve millénaire d’une humanité qui s’acheminerait par un progrès continu et nécessaire vers un monde toujours meilleur et rejetterait dans un avenir hors d’atteinte cette union actuelle que chacun de nous doit en tout instant maintenir avec Dieu. Il n’y a point pour nous de périodes qui puissent être regardées comme des périodes de préparation ou des périodes de transition ; il n’y a point de générations ni d’individualités dont le rôle soit d’être sacrifiées, ou, du moins, faut-il penser que, par ce sacrifice même, elles accomplissent dans le présent l’intégralité de leur propre destin. Car chaque conscience personnelle possède elle-même une valeur absolue. La loi d’universelle compensation dont nous parlons a seulement pour objet de sauvegarder toujours la totalité de l’être, sa parfaite indivisibilité, sa continuité sans coupure, et la solidarité plénière de tous les esprits ; mais l’infinité d’une participation sans cesse offerte suffit à nous préserver contre ce blasphème que le bien, en apparaissant sur quelque point, ferait surgir le mal en quelque autre. Ce sont les biens matériels, et seulement quand on les regarde comme déjà acquis et non point comme devant être créés, qui produisent l’enrichissement des uns avec la misère des autres. Mais les biens spirituels sont inséparables de l’acte qui les fait être : c’est pour cela qu’ils se propagent toujours sans se retrancher jamais. Le propre de la compensation, c’est seulement d’exprimer cette loi de justice qui, semblable au déterminisme dans le monde des corps, exige, à chaque instant, le maintien d’une harmonie entre toutes les formes particulières de l’être réalisé, nous astreint, en inscrivant notre propre figure dans la trame de l’univers, à modifier, du même coup, la figure de l’univers tout entier, nous interdit aucun recommencement, mais nous oblige pourtant à percevoir dans chacun de nos actes un retentissement infini, de telle sorte qu’aucun d’eux ne se perde et qu’il n’y ait aucun mérite qui ne trouve quelque part son efficacité, ni aucune faute qui n’appelle quelque part sa réparation, dussent-elles à jamais nous demeurer inconnues l’une et l’autre.

La philosophie dont on présente ici les principes essentiels n’innove rien. Elle est une méditation personnelle dont la matière est fournie par cette « philosophia perennis » qui est l’œuvre commune de l’humanité, dont toutes les consciences doivent prendre possession à leur tour, et que chacune .d’elles, donnant et recevant à la fois, acceptant d’être indivisiblement à l’égard des autres « médiatisée et médiatrice », doit continuer seulement à promouvoir. Si l’on vient à s’en détourner, c’est parce que l’on succombe à quelque curiosité particulière, ou à ce besoin de divertissement qui ne peut être satisfait que par une apparence de nouveauté, ou à ce manque de force et de courage qui nous empêche de saisir les vérités les plus simples et d’y conformer notre conduite. L’homme croit toujours pouvoir inventer le monde : mais alors il le quitte et cesse de le voir. Si l’être nous est toujours et tout entier présent, l’orgueil des plus belles inventions doit plier devant l’humilité de la plus pauvre découverte. Notre existence propre, qui est à la fois distincte de la totalité du réel et en communication incessante avec elle, ne peut se réaliser que dans la lumière : les ténèbres l’abolissent, la connaissance la délivre et la multiplie. Là est la vérité éternelle de l’intellectualisme. Mais la lumière n’est donnée qu’à celui qui la désire et qui la cherche. Elle n’est gardée que par celui qui l’incorpore à sa puissance d’aimer et de vouloir. Et l’intellectualisme est stérile s’il n’est pas pénétré de spiritualité.

Il est difficile d’admettre que les hommes puissent entrer en dissension sur la poursuite d’un tel idéal. Mais la vérité, qui est commune à tous, produit en chacun d’eux une révélation particulière, et nous nous querellons parce que nous voulons que ces révélations se ressemblent et non point qu’elles convergent. Cependant la guerre ne peut régner qu’entre les corps où la destruction de l’adversaire assure l’hégémonie du vainqueur. Au contraire, chaque esprit a besoin de tous les autres pour le soutenir, pour l’éclairer, pour prolonger et compléter la vision de l’univers qu’il a lui-même obtenue. Les différents esprits ne se sentent rivaux que par un amour-propre charnel dont ils n’ont point encore réussi à se dépouiller ; c’est pour le défendre que chacun pense être seul à servir la vérité ; à mesure qu’ils se purifient, ils s’apaisent, se réconcilient, et mettent leurs forces en commun. Chacun doit fixer le regard le plus ferme sur la vérité qui lui est donnée, mais il sait que ce n’est jamais qu’un aspect de la vérité totale ; s’il la communique à quelque autre, il faut que ce soit avec prudence, pour lui proposer et lui demander une aide, et non point pour le contraindre ou le scandaliser.

Dans les pages qui suivent, on s’est efforcé de maintenir un contact vivant avec une réalité à l’intérieur de laquelle il nous semble que le moi doit pénétrer pour comprendre sa propre nature, ses limites, et la possibilité de son accroissement : si on est tombé dans quelque illusion, c’est faute d’avoir su s’y établir. Les erreurs que l’on a pu commettre ne seront pas inutiles si elles contribuent à retenir sur la même pente tous ceux qui, sans cet exemple, auraient eu peut-être spontanément pour elles la même complaisance.


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