1. Au plus intime de son âme, Maxime est épris du platonisme chrétien des Cappadociens, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse. Or leur mystique trouve son plein épanouissement dans les oeuvres de Denys l’Aréopagite. On sait que ce dernier, dont on fit un disciple de saint Paul , était sans doute un syrien qui dut écrire vers l’an 500. L’ensorcellement que ses oeuvres ont opéré sur la pensée chrétienne, malgré la méfiance, au moins au début, de quelques savants mieux informés, devait faire de ce grand inconnu un des maîtres du développement intellectuel de l’Occident. Cet enchantement, au sens propre du mot, Maxime l’a subi sans réserve dès ses premiers pas dans la vie religieuse. C’est à ses louanges, à ses commentaires, à l’orthodoxie des explications qu’il donna de certains passages douteux, que l’Aréopagite dut d’être définitivement adopté dans l’Église. Vision extatique de l’univers sacré, sorti vague par vague de l’inaccessible centre divin et se dispersant dans une ondulation toujours plus faible jusqu’aux limites de l’être, uni de degré en degré par l’amour de la source commune et accomplissant autour de la mystérieuse Ténèbre divine, dans l’ordonnance sans figure des esprits célestes , comme dans les hiérarchies de l’Église, la danse solennelle de l’adoration liturgique. Conscience de la présence ineffablement proche de la Source en toutes ses émanations et de la distance cependant toujours croissante où demeure l’Un qui est « au-dessus de toute essence » et reste « plus inconcevable que l’inconcevable ». Vision fascinante du monde qui possédait, en son rythme sacré et liturgique, quelque chose d’enivrant à la fois et de saintement lucide et que n’ont connu un tel degré de pureté ni Alexandrie, ni la Cappadoce, ni à plus forte raison les déserts austères de l’Egypte, ni Antioche et sa pensée proche de la terre. Quoi de plus propre à servir de canevas et de couleur de fond pour une pensée tardive et soucieuse de synthèse ? Là se déployait un ensemble qui, jaillissant de la pensée volcanique d’un Origène, avait assimilé le besoin d’infini d’un Grégoire de Nysse, la sagesse automnale et sereine d’un Grégoire de Nazianze, l’équilibre intérieur d’un saint Basile, le sens cosmique d’un Proclus , mais qui déjà penchait vers la Byzance de la basse époque et son goût pour le style grandiose de la figuration liturgique. Comme sous l’illumination soudaine d’un éclair, se révélait la formidable coexistence de tous les règnes du monde, leurs hiérarchies, leurs rapports, leur mouvement continu d’ascension et de descente depuis le sommet invisible jusqu’à la base plongée dans la mati ère. Jamais encore le monde chrétien n’avait contemplé une vision d’une telle ampleur dans la stable majesté de la paix. L’évolutionnisme dynamique de Grégoire de Nysse qui, selon le schème stoïcien, faisait sortir les essences d’en bas, à partir de la puissance primordiale, pour les déployer ensuite par degrés, se transforme en l’image inverse de l’irradiation, de l’épanchement qui part d’en haut. Non pas que le monde ait déjà la rigidité hiératique des icônes byzantines. Il s’agit au contraire d’une vie qui s’écoule à pleins flots comme cette fontaine de C.-F. Meyer :
Le jet d’eau fuse puis retombe,
La vasque s’emplit à pleins bords,
Et l’eau comme un voile léger
S’épanche dans une autre vasque.
Celle-ci remplit la troisième
De son trop-plein surabondant.
Chacune à la fois donne et prend
Et se déverse et se repose.
C’est une image identique qu’évoquait le premier commentateur, Jean de Scythopolis : « Par les plus élevés et les plus proches de Dieu , les ordres inférieurs participent aux grâces divines comme à la coupe débordante d’une fontaine : les bassins les plus proches se remplissent les premiers de ce qui se déverse en eux ; à leur tour ils débordent et se déversent dans les coupes inférieures selon, leur nombre et leur contenance. »
Élevées à la hauteur de cette vision, les dissonances du monde se fondent pour Maxime en une harmonie suprême. « De toute nécessité ce qui est, existe selon une raison parfaite, il n’y a pas lieu d’attendre un ordre meilleur. » Qui veut saisir et décrire cette harmonie devra donc posséder la sérénité suprême de la science, simple transcription de cette vision pacifique. « Le premier souci ne doit donc pas être de parler comme les autres parlent, mais de présenter la parole de la vérité avec science et exactitude... Il ne s’agit pas de réfuter les opinions des autres, mais d’établir la sienne ; il ne s’agit pas de foncer contre une opinion ou une observance qui semble moins bonne, mais d’écrire pour la vérité. »
Celui qui a entrevu, ne fût-ce qu’un instant, l’immense jeu cosmique, sait que la petite vie d’un homme et tout son sérieux n’est qu’un moment fugitif dans le jeu de cette danse. « Nous-mêmes, par le déroulement de notre nature présente — d’abord engendrés comme tous les animaux de la terre, devenus des enfants, transportés de la jeunesse aux rides de la vieillesse comme une fleur qui ne dure qu’un moment, mourant enfin pour passer à une autre vie — vraiment, nous méritons d’être appelés un jeu de Dieu. » Le sentiment cosmique de l’Aréopagite : l’existence envisagée comme acte liturgique, comme adoration, culte solennel, danse sacrée, tout cela constitue la couche la plus profonde de la pensée du Confesseur.