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PRIMEIRO ALCIBÍADES

Platão (Alcibíades I:132b-135e) – conhece-te a ti mesmo

sexta-feira 11 de fevereiro de 2022, por Cardoso de Castro

      

Robin

Alcibiade: Ton langage, Socrate  , est, à mon sens, excellent. Mais essaie de m’expliquer de quelle façon nous pourrons bien prendre soin de nous-mêmes.

Socrate: Eh bien! nous avons déjà pris une certaine avance, puisque, sur ce que nous sommes, un accord convenable s’est établi entre nous; mais nous avions peur qu’un faux pas à ce sujet ne nous fît, sans nous en douter, prendre soin de quelque chose d’autre, au lieu que ce fût de nous-mêmes.

— C’est exact!

— [c] D’où il suivait précisément que c’est de l’âme qu’il faut avoir souci et que c’est là le but qu’il faut viser.

— C’est clair.

— Quant au soin à prendre du corps et des affaires d’argent, il faut le remettre à d’autres.

— Sans conteste.

— Mais cela, de quelle façon le pourrions-nous connaître avec le plus d’évidence? Connaissant cela, sache-le, nous nous connaîtrions aussi nous-mêmes, semble-t-il bien. La bonne parole de l’inscription delphique, que nous rappelions tout à l’heures, est-ce que, au nom des Dieux, nous ne la comprenons pas?

— Qu’as-tu dans l’esprit   en disant cela, Socrate?

— [d] Je m’en vais t’exposer ce que je soupçonne que veut dire cette inscription et quel conseil elle nous donne;6 car il est bien possible qu’il n’y ait pas beaucoup de cas où il soit possible d’en trouver un exemple, mais seulement dans le cas de la vision.

— Que veux-tu dire par là?

— Considère-le toi-même: si c’était à notre regard, comme à un homme, que l’inscription donnât ce conseil «Vois-toi toi-même», comment comprendrions-nous le sens de ce précepte? Ne serait-ce pas, pour notre œil, de porter son regard sur ce qui permettrait à l’œil, en le regardant, de se voir lui-même?

— C’est clair.

— Demandons-nous quelle est la chose qui permettrait, si nous dirigions sur elle notre regard, [e] à la fois à l’œil et à nous-mêmes, de se voir...

— Manifestement, Socrate, c’est en le portant sur un miroir ou sur les choses qui y ressemblent.

— C’est cela même. Mais l’œil, instrument de notre vision, ne renferme-t-il pas, lui aussi, quelque chose de semblable à un miroir?

— Hé! absolument.

— De fait, tu as dû observer qu’en portant son regard sur l’œil de quelqu’un, [133a] on voit son propre visage se refléter dans l’organe visuel de celui qui nous fait face  , comme si c’était un miroir? N’est-ce pas dans ce que nous appelons précisément la pupille qu’il y a ainsi une image7 de celui qui regarde?

— C’est la vérité.

— Donc, un œil contemplant un œil et dirigeant son regard sur ce qu’il y a de meilleur en lui, cette pupille qui est l’instrument de sa vision, voilà dans quelles conditions l’œil se verrait lui-même.

— Évidemment.

— Mais, si, à la vérité, il regardait du côté de quelque autre partie de l’homme ou de quelque objet que ce fût, à l’exception de celui-là auquel justement il est semblable, il ne se verrait pas lui-même.

— [b] C’est la vérité.

— Conclusion: si l’œil doit se voir lui-même, c’est sur un œil qu’il doit porter son regard, et spécialement sur ce point de l’organe visuel qui est le siège même de la vertu propre de l’œil, autrement dit, de ce qui est, je pense, la vision?

— C’est cela.

— Donc, cher Alcibiade, si l’âme doit se connaître elle-même, n’est-ce pas vers une âme qu’elle devra regarder, et spécialement vers ce point de l’âme qui est le siège de la vertu propre d’une âme, c’est-à-dire sa sagesse, et vers tel autre point auquel justement ressemble celui-là?

— C’est bien mon avis, Socrate.

— [c] Or, sommes-nous à même de dire qu’il y ait dans l’âme quelque chose de plus divin que ce à quoi se rapportent l’acte de connaître et celui de penser?

— Nous n’en sommes pas à même.

— C’est donc au Divin que ressemble cette fonction de l’âme, et, quand on regarde de son côté et qu’on reconnaît tout ce qu’elle a de divin, c’est ainsi que l’on pourra le mieux se connaître.

— Évidemment.

— 8Mais n’est-ce pas parce que, tout ainsi qu’un miroir est plus clair que l’image mirée dans l’œil, et plus pur, et plus brillant de lumière, Dieu   est aussi une réalité plus pure justement, plus brillante de lumière que ce qu’il y a de meilleur en notre âme?

— Cela en a bien l’air, Socrate.

— Donc, en dirigeant vers Dieu nos regards, nous userions, eu égard à la vertu d’une âme, de ce qu’il y a de plus beau, où se puissent mirer même les choses humaines; et c’est ainsi que nous nous verrions, que nous nous connaîtrions le mieux nous-mêmes!

— Oui.

— Or, se connaître soi-même, nous étions d’accord que c’est là ce qui constitue la sagesse morale?

— Hé! absolument.

— Mais est-ce que, faute de nous connaître nous-mêmes et d’avoir la sagesse morale, nous pourrions connaître nos propres affaires, les mauvaises comme les bonnes?

— Et de quelle façon, Socrate, ceci pourrait-il se produire?

— [d] C’est sans doute pour toi, en fait, une impossibilité évidente que, faute de connaître Alcibiade, on connaisse, touchant les affaires d’Alcibiade, que ce sont celles d’Alcibiade!

— Impossibilité certaine, par Zeus  !

— Pas davantage, pour les affaires qui sont nôtres, qu’elles sont effectivement les nôtres, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes?

— Comment cela se pourrait-il en effet?

— Et donc, si nous ne connaissons pas nos propres affaires, pas davantage celles qui appartiennent à nos propres affaires?

— Non, évidemment!

— Donc notre accord mutuel n’était pas tout à fait correct, quand tout à l’heure nous nous accordions à dire qu’il y a des gens qui, ne se connaissant pas eux-mêmes, connaissent d’autre part ce qui leur appartient à eux-mêmes, au lieu que d’autres ne connaissent même pas ce qui appartient à ce qui leur appartient. [e] Il semble bien en effet que tout cela, ce soit la tâche d’un unique homme et d’un unique art de l’envisager: aussi bien nous-mêmes que les choses qui appartiennent à nous-mêmes et que celles enfin qui appartiennent à celles qui nous appartiennent à nous-mêmes.

— C’est bien possible!

— Or, quiconque ignore les affaires qui sont proprement les siennes, ignorera aussi, je suppose, et sous le même rapport, les affaires d’autrui.

— Sans conteste!

— Mais, s’il ignore les affaires d’autrui, il ignorera aussi celles de l’État.

— Forcément!

— L’homme qui est de cet acabit ne saurait donc être un homme d’État.

— Certes non!

— Ni non plus, bien certainement, un bon administrateur de ses affaires domestiques.

— [134a] Certes non!

— Pas davantage ne saura-t-il même ce qu’il fait!

— Effectivement non!

— Or, celui qui ne sait pas, ne fera-t-il pas de fautes?

— Hé! absolument.

— Mais celui qui fait des fautes n’a-t-il pas une fâcheuse conduite, aussi bien privée que publique?

— Comment en serait-il autrement?

— Et cette fâcheuse conduite ne le rend-elle pas malheureux?

— Tout à fait, même!

— Et ceux à qui se rapporte cette conduite?

— Malheureux, ceux-là aussi!

— Donc, à moins qu’on ne soit sage moralement et homme de bien, il est impossible qu’on soit heureux.

— [b] Impossible!

— Ainsi donc, ceux des hommes qui sont méchants sont malheureux.

— Tout à fait, même!

— Ainsi donc, ce n’est pas non plus celui qui s’est enrichi qui se libère du malheur, mais celui qui a acquis la sagesse morale!

— Évidemment!

— Donc, ce n’est pas de murs, ce n’est pas non plus de trières, pas davantage d’arsenaux, que les États ont besoin s’ils veulent être heureux, Alcibiade, ni non plus d’une nombreuse population et d’un vaste territoire, quand c’est la vertu qui leur fait défaut.

— Non, bien sûr!

— Dès lors, si tu dois  , d’une droite et belle manière, gérer les affaires de la Cité, [c] c’est la vertu qu’il te faut donner en partage aux citoyens.

— Comment le nier en effet?

— Or, pourrait-on donner en partage ce que l’on ne possède pas?

— Et comment le pourrait-on?

— À toi donc, personnellement, de commencer par acquérir de la vertu, et de même tout autre qui veut, non pas seulement avoir, dans le privé, de l’autorité dans le soin à prendre de lui-même et des affaires qui sont les siennes propres, mais encore en ce qui concerne l’État et les affaires de l’État.

— C’est la vérité!

— Donc, un droit absolu, un absolu pouvoir, pour toi-même ou pour la Cité, d’agir entièrement à votre guise, ce n’est pas de cela qu’il te faut te pourvoir toi-même, ni non plus la Cité, mais c’est de justice et de sagesse morale!

— Évidemment.

— [d] Toi, en effet, aussi bien que la Cité, en vous conduisant avec justice et sagesse morale, vous vous conduirez d’une façon chère à la Divinité.

— Oui, c’est probable!

— Et, c’est justement ce que nous avons dit auparavant: vous vous conduirez avec les yeux tournés vers ce qui est divin et brillant de lumière.

— Évidemment.

— Il est certain que c’est en regardant de ce côté-là que vous-mêmes, vous apercevrez et connaîtrez les biens qui sont les vôtres.

— Oui.

— Vous vous conduirez donc droitement et excellemment?

— Oui.

— [e] Il est certain que, du moins si vous vous conduisez de la sorte, j’accepte de me porter, par serment, garant de votre bonheur   futur!

— Un sûr garant en effet, c’est bien toi!

— Si au contraire vous vous conduisez injustement, en regardant du côté de ce qui est privé du divin et vers ce qui est ténébreux, alors, selon toute vraisemblance, vous aurez une conduite qui leur ressemblera, dans l’ignorance où vous serez de vous-mêmes!

— Il le semble bien!

— À celui-là en effet, cher Alcibiade, qui possède, alors que la raison lui fait défaut, un droit absolu de faire tout ce qui lui plaît, quelles conséquences en sont vraisemblablement réservées, qu’il s’agisse d’un particulier ou bien d’un État? Ainsi, le voilà malade, avec droit absolu de faire ce qui lui plaît et dénué d’une raison douée de compétence médicale, [135a] exerçant au contraire une autorité de tyran telle que rien ne soit capable de l’ébranler, quelles conséquences en résulteront? Ne ruinera-t-il pas, selon toute vraisemblance, son propre corps?

— C’est la vérité!

— Et, pour celui qui est sur un navire, à supposer qu’un droit absolu appartienne au premier venu, homme dépourvu de raison et de compétence en navigation, de faire ce qui lui passe par la tête, quelles conséquences éventuelles aperçois-tu pour cet homme-là et pour ses compagnons de navigation?

— Celle-ci, ma foi, qu’ils périraient tous!

— Or, dans l’ensemble d’une Cité aussi bien que dans toute magistrature, [b] l’exercice d’un pouvoir absolu auquel fait défaut la vertu n’a-t-il pas de même aussi pour suite une conduite fâcheuse?

— Forcément!

Socrate: Concluons donc, excellent Alcibiade, qu’une tyrannie, tu dois t’abstenir de la préparer, ni pour toi-même, ni pour ton pays, si vous voulez, l’un et l’autre, être heureux, mais ce doit être la vertu.

Alcibiade: Tu dis vrai!

— Or, avant que l’on possède la vertu, il est meilleur, pour un homme et non pas seulement pour un enfant, d’être commandé par qui vaut mieux que nous, au lieu de commander nous-même.

— C’est évident.

— Mais ce qui est meilleur n’est-il pas aussi plus beau?

— Oui.

— Or, ce qui est plus beau est davantage bienséant?

— [c] Comment cela ne serait-il pas?

— Donc, c’est au méchant qu’il convient d’être esclave, car cela vaut mieux.

— Oui.

— Chose qui sied à un esclave, voilà donc la méchanceté!

— Évidemment!

— Chose qui sied à un homme libre, voilà donc la vertu.

— Oui.

— Or, la bienséance servile, on doit la fuir, mon camarade?

— Ah! plus que tout, Socrate!

— Mais te rends-tu compte, à présent, de l’état où tu es? Est-ce, ou non, celui qui sied à un homme libre?

— J’ai même conscience de m’en rendre pleinement compte!

— Tu sais donc, n’est-ce pas, comment échapper à l’état qui est présentement le tien? Évitons d’en appliquer le nom à un homme de qualité!

— [d] Ah oui ! ma foi.

— Eh bien! comment sera-ce?

— Ce sera à condition, Socrate, que tu le veuilles bien!

— Alcibiade, tu ne t’exprimes pas comme il faut!

— Mais comment dois-je m’exprimer?

— En disant à condition qu’y consente la Divinité!

— C’est donc ce que je dis! À ces mots, cependant, j’ajoute encore ceux-ci: il pourra bien nous arriver, Socrate, que mutuellement nous changions de personnage, moi, prenant le tien, et toi, le mien; car il est impossible que, à compter de ce jour, je ne fasse figure de pédagogue attaché à tes pas, et que toi, au contraire, tu ne sois l’enfant suivi de son pédagogue!

— [e] Dans ce cas, mon amour pour toi, noble ami, ne différera pas de celui de la cigogne: après avoir, en ton nid, couvé un Amour ailé, c’est de celui-ci qu’en retour il recevra des soins!9

— Eh bien! c’est entendu: à partir de ce jour, je vais commencer à avoir souci de la justice!

— Ah! que j’aimerais t’y voir persévérer! Mais j’ai grand-peur, non que je n’aie pas confiance en ton naturel, mais en constatant quelle puissance possède notre Cité, que cette puissance ne nous subjugue, toi aussi bien que moi-même!

Cousin

ALCIBIADE.

Tout cela est fort bien dit, Socrate ; mais tâche de m’expliquer comment nous pourrons avoir soin de nous-mêmes.

SOCRATE.

Mais cela est fait ; car, avant toutes choses, nous avons établi qui nous sommes ; et nous craignions que, faute de le bien savoir, nous n’eussions soin de toute autre chose que de nous-mêmes, sans nous en apercevoir.

ALCIBIADE.

Précisément.

[132c] SOCRATE.

Nous sommes convenus ensuite que [c]’est de l’âme qu’il faut avoir soin ; que [c]’est là la fin qu’on doit se proposer.

ALCIBIADE.

Nul doute.

SOCRATE.

Et qu’il faut laisser à [d]’autres le soin du corps et des choses qui s’y rapportent.

ALCIBIADE.

Cela peut-il être contesté ?

SOCRATE.

Voyons, comment pouvons-nous entendre cette vérité de la manière la plus claire possible ? Car, dès que nous l’entendrons bien, il y a grande apparence que nous nous connaîtrons parfaitement nous-mêmes. N’entendons-nous pas bien, je te prie, l’inscription de Delphes, dont nous avons déjà parlé, et le sage précepte qu’elle renferme ?

ALCIBIADE.

Que veux-tu dire par là, Socrate?

[132d] SOCRATE.

Je m’en vais te communiquer ce que je soupçonne que veut dire cette inscription, et le conseil qu’elle nous donne. Il n’est guère possible de te le faire entendre par [d]’autre comparaison que par celle-ci, qui est tirée de la vue.

ALCIBIADE.

Comment dis-tu cela ?

SOCRATE.

Prends bien garde. Si cette inscription parlait à l’œil, comme elle parle à l’homme, et qu’elle lui dît : Regarde-toi toi-même, que croirions-nous qu’elle lui dirait ? Ne croirions-nous pas qu’elle lui ordonnerait de se regarder dans une chose dans laquelle l’œil peut se voir?

ALCIBIADE.

Cela est évident.

SOCRATE.

Et quelle est la chose dans laquelle nous pouvons voir [132e] et l’œil et nous-mêmes ?

ALCIBIADE.

On peut se voir dans les miroirs et autres choses semblables.

SOCRATE.

Tu dis fort bien. N’y a-t-il pas aussi dans l’œil quelque petit endroit qui fait le même effet qu’un miroir ?

ALCIBIADE.

Il y en a un assurément.

SOCRATE.

As-tu donc remarqué que toutes les fois que tu regardes [133a] dans un œil, ton visage paraît dans cette partie de l’œil placé devant toi, qu’on appelle la pupille, comme dans un miroir, fidèle image de celui qui s’y regarde ?

ALCIBIADE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Un œil donc, pour se voir lui-même, doit regarder dans un autre œil et dans cette partie de l’œil, qui est la plus belle et qui a seule la faculté de voir.

ALCIBIADE.

Évidemment.

SOCRATE.

Car s’il regardait quelque autre partie du corps de l’homme, ou quelque autre objet, hors celui auquel ressemble cette partie de l’œil, il ne se verrait nullement lui-même.

[133b] ALCIBIADE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Un œil donc qui veut se voir lui-même, doit se regarder dans un autre œil, et dans cette partie de l’œil, où réside toute sa vertu, [c]’est-à-dire la vue.

ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.

Mon cher Alcibiade, n’en est-il pas de même de l’âme ? Pour se voir, ne doit-elle pas se regarder dans l’âme et dans cette partie de l’âme où réside toute sa vertu, qui est la sagesse, ou dans quelque autre chose à laquelle cette partie de l’âme ressemble ?

ALCIBIADE.

Il me paraît, Socrate.

[133c] SOCRATE.

Mais pouvons-nous trouver quelque partie de l’âme plus intellectuelle que celle à laquelle se rapportent la science et la sagesse ?

ALCIBIADE.

Non, certainement.

SOCRATE.

Cette partie de l’âme est donc sa partie divine et [c]’est en y regardant et en y contemplant l’essence de ce qui est divin, Dieu et la sagesse, qu’on pourra se connaître soi-même parfaitement.

ALCIBIADE.

Il y a bien de l’apparence.

SOCRATE.

Se connaître soi-même, [c]’est la sagesse, comme nous en sommes convenus.

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Ne nous connaissant pas nous-mêmes, et n’étant point sages, pouvons-nous connaître nos vrais biens et nos vrais maux ?

ALCIBIADE.

Eh ! comment les connaîtrions-nous, Socrate?

[133d] SOCRATE.

Car il n’est pas possible que celui qui ne connaît pas Alcibiade, connaisse ce qui appartient à Alcibiade, comme appartenant à Alcibiade.

ALCIBIADE.

Non, par Jupiter ! cela n’est pas possible.

SOCRATE.

Nous ne pouvons donc connaître ce qui est à nous, comme étant à nous, si nous ne nous connaissons nous-mêmes ?

ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.

Et si nous ne connaissons pas ce qui est à nous, nous ne connaîtrons pas non plus ce qui se rapporte aux choses qui sont à nous ?

ALCIBIADE.

Je l’avoue.

SOCRATE.

Nous n’avons donc pas très bien fait tantôt quand nous sommes convenus qu’il y a des gens qui ne se connaissent pas eux-mêmes, et qui cependant connaissent ce qui est à eux. Non, ils ne connaissent pas même les choses qui sont à ce qui est à eux ; car ces trois connaissances, se connaître soi-même, connaître ce qui est à soi, et connaître les choses qui sont à ce qui est à soi, [133e] semblent liées ensemble, et l’effet [d]’un seul et même art.

ALCIBIADE.

Il est bien vraisemblable.

SOCRATE.

Tout homme qui ne connaît pas les choses qui sont à lui, ne connaîtra pas non plus celles qui sont aux autres.

ALCIBIADE.

Cela est constant.

SOCRATE.

Ne connaissant pas celles qui sont aux autres, il ne connaîtra pas celles qui sont à l’état.

ALCIBIADE.

C’est une conséquence sûre.

SOCRATE.

Un tel homme ne saurait donc jamais être un homme [d]’état ?

ALCIBIADE.

Non.

SOCRATE.

Il ne saurait même être un bon économe.

[134a] ALCIBIADE.

Non.

SOCRATE.

Il ne sait pas même ce qu’il fait.

ALCIBIADE.

Pas du tout.

SOCRATE.

Et est-il possible qu’il ne fasse pas des fautes?

ALCIBIADE.

Impossible.

SOCRATE.

Faisant des fautes, ne fait-il pas mal, et pour lui et pour le public ?

ALCIBIADE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et se faisant mal, n’est-il pas malheureux ?

ALCIBIADE.

Très malheureux.

SOCRATE.

Et ceux pour qui agit un tel homme ?

ALCIBIADE.

Malheureux aussi.

SOCRATE.

Il n’est donc pas possible que celui qui n’est ni bon ni sage soit heureux?

[134b] ALCIBIADE.

Non, sans doute.

SOCRATE.

Tous les hommes vicieux sont donc malheureux ?

ALCIBIADE.

Très malheureux.

SOCRATE.

Ce n’est donc point par les richesses que l’homme se délivre du malheur, [c]’est par la sagesse ?

ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.

Ainsi, mon cher Alcibiade, les états, pour être heureux, n’ont besoin ni de murailles, ni de vaisseaux, ni [d]’arsenaux, ni [d]’une population nombreuse, ni de puissance, si la vertu n’y est pas.

ALCIBIADE.

Non, certainement.

SOCRATE.

Et, si tu veux bien faire les affaires de la république, il faut [134c] que tu donnes de la vertu à ses citoyens.

ALCIBIADE.

J’en suis très persuadé.

SOCRATE.

Mais peut-on donner ce qu’on n’a pas ?

ALCIBIADE.

Comment le donnerait-on ?

SOCRATE.

Il faut donc, avant toutes choses, que tu penses à acquérir de la vertu, toi, et tout homme qui ne veut pas seulement avoir soin de lui et des choses qui sont à lui, mais aussi de l’état et des choses qui sont à l’état.

ALCIBIADE.

Sans difficulté.

SOCRATE.

Ce n’est donc pas l’autorité et le crédit de faire tout ce qu’il te plaira ; mais la sagesse et la justice que tu dois chercher à te procurer à toi et à l’état.

ALCIBIADE.

Cela me paraît très vrai.

[134d] SOCRATE.

Car si la république et toi vous agissez sagement et justement, vous vous rendrez les dieux favorables.

ALCIBIADE.

Il est probable.

SOCRATE.

Et, pour cela, vous ne ferez rien sans avoir, comme je l’ai dit tantôt, l’œil fixé sur la lumière divine.

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Car [c]’est en vous regardant dans cette lumière que vous vous verrez vous-mêmes, et reconnaîtrez les biens qui vous sont propres.

ALCIBIADE.

Sans doute.

SOCRATE.

Mais, en faisant ainsi, ne ferez-vous pas bien ?

ALCIBIADE.

Certainement.

[134e] SOCRATE.

Si vous faites bien, je veux me rendre garant que vous serez heureux.

ALCIBIADE.

Et tu es un très bon garant, Socrate.

SOCRATE.

Mais si vous faites mal, et si vous vous regardez dans ce qui est sans Dieu et plein de ténèbres, vous ne ferez vraisemblablement que des œuvres de ténèbres, ne vous connaissant pas vous-mêmes.

ALCIBIADE.

Vraisemblablement.

SOCRATE.

Mon cher Alcibiade, représente-toi un homme qui ait le pouvoir de tout faire, et qui n’ait point de jugement ; que doit-on en attendre dans les affaires particulières ou publiques ? Par exemple, qu’un malade ait le pouvoir de faire tout ce qui lui [135a] viendra dans la tête, sans avoir l’esprit médical, et qu’il ait assez [d]’autorité pour que personne n’ose lui rien dire, que lui arrivera-t-il ? Ne ruinera-t-il pas sa santé, selon toute apparence ?

ALCIBIADE.

Oui, vraiment.

SOCRATE.

Et, dans un vaisseau, si quelqu’un, sans avoir ni l’esprit ni l’habileté d’un pilote, a pourtant la liberté de faire ce que bon lui semble, vois-tu ce qui lui arrivera, à lui et à ceux qui s’abandonnent à sa conduite ?

ALCIBIADE.

Ils ne peuvent manquer de périr tous.

SOCRATE.

Et n’en est-il pas de même de l’état, de l’autorité et [135b] de la puissance ? privés de la vertu, leur perte n’est-elle pas infaillible ?

ALCIBIADE.

Infaillible.

SOCRATE.

Par conséquent, mon cher Alcibiade, ce n’est pas du pouvoir qu’il faut acquérir pour toi et pour la république, mais de la vertu, si vous voulez être heureux.

ALCIBIADE.

Tu dis très vrai, Socrate.

SOCRATE.

Et avant qu’on soit en possession de la vertu, plutôt que de commander soi-même, il est meilleur, je ne dis pas à un enfant, mais à un homme, [d]’obéir à un plus vertueux que soi.

ALCIBIADE.

Je le crois.

SOCRATE.

Et le meilleur est aussi le plus honnête?

[135c] ALCIBIADE.

Nul doute.

SOCRATE.

Le plus honnête est aussi le plus convenable ?

ALCIBIADE.

Sans difficulté.

SOCRATE.

Ainsi il est convenable à l’homme vicieux [d]’être esclave, car cela lui est meilleur ?

ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.

Le vice est donc servile ?

ALCIBIADE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Et la vertu, libérale?

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Mais, mon ami, ne faut-il pas éviter la servilité ?

ALCIBIADE.

Oui, certes.

SOCRATE.

Eh bien ! mon cher Alcibiade, sens-tu donc l’état où tu es ? Es-tu dans l’état [d]’un homme libre ou [d]’un esclave ?

ALCIBIADE.

Il me semble que je le sens très bien.

SOCRATE.

Et sais-tu comment tu peux sortir de l’état où tu es ? car je n’oserais le nommer, en parlant [d]’un homme comme toi.

[135d] ALCIBIADE.

Mais je crois le savoir.

SOCRATE.

Et comment ?

ALCIBIADE.

S’il plaît à Socrate.

SOCRATE.

Tu dis fort mal, Alcibiade.

ALCIBIADE.

Comment faut-il donc dire ?

SOCRATE.

S’il plaît à Dieu.

ALCIBIADE.

Eh bien ! je dis donc s’il plaît à Dieu ; et j’ajoute que nous risquons désormais de changer de personnage ; tu feras le mien, et je ferai le tien. A compter [d]’aujourd’hui, [c]’est à moi à le faire la cour, et me voilà ton amant.

[135e] SOCRATE.

Alors, mon cher Alcibiade, mon amour ressemblera fort à la cigogne, si, après avoir fait éclore dans ton sein un jeune amour ailé, celui-ci le nourrit et le soigne à son tour.

ALCIBIADE.

Oui, Socrate ; et, dès ce jour, je vais m’appliquer à la justice.

SOCRATE.

Je souhaite que tu persévères ; mais, sans me défier de ton bon naturel, en voyant la force des exemples qui règnent dans cette ville, je tremble qu’ils ne l’emportent sur toi et sur moi.